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Le damnum dans le cadre de la lex Aquilia, ou l'utilisation du concept juridique moderne de dommage patrimonial

B. Le III e chapitre damnum facere

4. Le délai de calcul « quanti eas res (fu)erit » ?

Le délai de calcul prévu par le troisième chapitre de la lex Aquilia a nourri également une intense polémique. En effet, des éléments certains manquent pour donner une réponse dénuée de toute ambiguïté à cette question, et Zimmermann a assurément raison lorsqu’il affirme que les problèmes posés par le calcul du délai de référence de l’évaluation du dommage dans le cadre de ce texte équivalent de facto à résoudre une équation qui comporte trop d’inconnues pour pouvoir être résolue avec certitude398.

Les opinions sont en tout cas unanimes en ce qui concerne le délai de calcul, à savoir l’écoulement d’une période de trente jours. Nul ne le remet en cause, si ce n’est que certains auteurs se risquent à soutenir des théories parfois fantaisistes quant à son origine, voire à sa fonction399.

396 Gerke, Geschichtliche Entwicklung, p. 81 : « Bereits die Zwölf-Tafelgesetze enthielten den Fall der Verletzung eines Sklaven ; daher ist kaum anzunehmen, dass die jüngere Lex Aquilia in ihrer ursprünglichen Fassung keine Klage bei blosser Beschädigung entweder von Sklaven oder ceterae res gewährt haben soll, zumal diese in älterer Zeit bedeutende Vermögensgüter darstellen. »

397 Gerke, Geschichtliche Entwicklung, p. 62.

398 Zimmermann, Law of obligations, p. 966 : « It may have become apparent by now that the third chapter of the lex Aquilia is like an equation with too many variables. »

399 Ainsi Kelly, Reflections, p. 241, sans fournir d’arguments sérieux dans les sources, soutient que la période de calcul de trente jours du IIIe chapitre résulte de la période de temps à disposition de l’auteur pour s’acquitter de sa dette, avant de subir les rigueurs de la manus inectio.

Les véritables difficultés découlent de la manière dont on décide d’appréhender cette période de calcul. Deux opinions peuvent être soutenues, selon que l’on accepte que le terme futur erit mentionné par Ulpien dans le premier texte reflète le sens exact du chapitre I de la lex Aquilia ou, qu’au contraire, il résulte d’une erreur de plume d’un copiste.

Daube soutient que erit exprime le sens premier et authentique de la loi aquilienne400 et que la période de calcul se détermine en faisant référence à l’avenir. Selon cet auteur, suivi par une importante partie de la doctrine401, une blessure est par nature évolutive et il est impossible de savoir immédiatement si elle laissera des séquelles graves à un animal ou à un esclave blessé.

C’est pourquoi il convient de ne poser un pronostic qu’après l’écoulement d’un délai de trente jours, afin d’être en mesure de chiffrer le dommage. Selon cette conception, le terme plurimi ne faisait pas partie du texte original du troisième chapitre, mais n’a été rajouté que par l’interprétation tardive de la lex Aquilia402. Pour rendre son raisonnement fonctionnel, Daube suggère que ea res ne se réfère pas à la chose détruite403 mais, au contraire, qu’il désigne l’affaire en cause404, expliquant par là la présence du temps futur. Cet auteur soutient ainsi que le troisième chapitre de la loi consacre le principe de l’intérêt du propriétaire à la chose, à savoir le principe de l’interesse405.

Nous suivons plutôt l’opinion émise par Jolowicz406 qui remarque que la prise en compte de l’interesse et de la plus haute valeur dans les trente jours est incompatible, car accorder à un lésé son interesse revient à le mettre dans la position qui aurait été la sienne si le dommage n’était pas survenu. Cette vision est ainsi inconciliable avec la prise en compte objective de la plus haute valeur dans les trente jours précédents, laquelle ne peut résulter d’une comparaison

400 Daube, Third chapter of the Lex Aquilia, pp. 257-258 : « Therefore the lex Aquilia lays down that damage is to be made good which comes out in the course of thirty days. That is to say: on the one hand, not only that damage which arises immediately is to be restored, but all damage appearing within thirty days. On the other hand, however, it is only this damage appearing within thirty days that the wrongdoer is liable for; no further results are imputed to him. »

401 Bernard, Loi Aquilie, p. 457; Cardascia, La loi Aquilia, p. 62 ; Hausmaninger, Schadenersatzrecht, p. 32.

402 Hausmaninger, Schadenersatzrecht, pp. 32-33.

403 Daube, Third chapter of the Lex Aquilia, p. 257: « In the edictal phrase quanti ea res est the words ea res always mean the case in question. Quanti ea res may be translated: the sum this affair comes to. »

404 Dans le même sens, Bernard, Loi Aquilie, pp. 454-455 ; Cardascia, La loi Aquilia, pp. 57-59.

405 Daube, Third chapter of the Lex Aquilia, p. 258 : « […] compensation for wounding a slave is likely to become compensation of the interesse. » Dans le même sens, Hausmaninger, Schadenersatzrecht, p. 33 : « Nach der Formulierung des 3. Kapitels "quanti ea res erit" konnte der Kläger von vornherein Ersatz seines Interesses begehren. »

406 Jolowicz, Original scope, p. 225.

de deux états du patrimoine. Von Tuhr407 souligne justement que la chose détruite est évaluée objectivement, et que même dans le cadre de l’interesse, ce calcul s’opère à partir de la chose détruite.

Kaser408 et Gerke409 contestent cette manière de voir les choses. Selon eux, avant d’avoir recours à la méthode technique de l’interesse, les juristes ont utilisé celle du calcul objectif de la chose détruite. Ceci se retrouve encore renforcé par le fait que le calcul rétroactif de la plus haute valeur dans les trente jours se conçoit uniquement par rapport au calcul objectif de la valeur de la chose. Nous nous rangeons à cette analyse. En effet, la prise en compte de la plus haute valeur, indépendamment de l’utilité subjective de la chose pour le lésé, démontre que la lex Aquilia se basait sur une valeur objective qui était la même pour tout lésé, quelque soit l’utilité subjective de la chose pour le lésé.

Ce raisonnement qui tente de donner un véritable sens au terme erit est un argument qu’il convient de rejeter, en raison des sources et pour trois raisons. Premièrement, dans les deux autres occurrences où le texte du IIIe chapitre de la lex Aquilia fait l’objet d’une citation, le texte est mentionné dans sa forme passée fuit410. Deuxièmement, un fragment de Paul discutant de la manière d’appréhender le dommage imaginaire causé par un auteur, qui avoue un acte n’ayant pas blessé l’esclave, emploie le terme recurramus marquant clairement qu’il se réfère au passé et non au futur411. Finalement, comme le relève Winiger412, un texte de Pomponius démontre que la formulation du futur erit peut parfois désigner un élément qui se situe dans le passé413. Enfin, d’un point de vue juridique, le raisonnement de Daube ne peut fonctionner. En effet, comme nous l’avons vu, considérer que le terme ea res a désigné dès le début l’affaire et non la chose, revient à mettre en avant l’intérêt subjectif du propriétaire, qui a justement été un des acquis marquant l’évolution du mode de calcul de la lex Aquilia.

410 Gaius, Institutes,3,210 ; Justinien, Institutiones, 4, 13.

411 Paulus, D. 9,2,24 : « Hoc apertius est circa vulneratum hominem: nam si confessus sit vulnerasse nec sit vulneratus, aestimationem cuius vulneris faciemus? Vel ad quod tempus recurramus. » (Cela est plus évident dans le cas d’un homme blessé: en effet, si quelqu’un a avoué avoir blessé un homme, mais ne l’a pas blessé, de quelle blessure devons-nous tenir compte ? Ou à quelle période en arrière devons-nous revenir?)

412 Winiger, Damnum culpa datum, p. 163.

413 Pomponius, D. 50,16,123: « Verbum "erit" interdum etiam praeteritum nec solum futurm tempus demonstrat.»

Il y a dès lors lieu de se ranger à l’évidence et d’ainsi considérer que la présence du terme erit dans le texte d’Ulpien ne peut que relever d’une réelle erreur de plume des rédacteurs du Digeste, ou plus probablement de la part d’un copiste414.

Toutefois, même si l’on admet que le calcul s’effectue de manière rétrospective, un autre problème surgit. En effet, si la valeur la plus haute dans les trente derniers jours doit servir de référence, est-ce que le moindre petit défaut doit entraîner l’application rigoureuse du IIIe chapitre ? Une simple égratignure sur un mur doit-elle avoir pour conséquence que l’auteur doive payer la plus haute valeur de la maison ainsi endommagée ? Dans ce cas, les différences avec le Ier chapitre deviendraient minimes415. En effet, quel sens donner à une règle qui prévoit les mêmes sanctions pour un esclave, qu’il ait été tué ou blessé ?

Ainsi, Kelly416 prend appui sur le fait que le délai de trente jours prévu par le chapitre III de la législation aquilienne équivaudrait au délai de calcul prévu par la loi des XII Tables en ce qui concerne le délai de payement de la somme, avant l’exercice de la manus inectio, expliquant le délai originaire de trente jours. Cette théorie est certes séduisante, mais ne trouve aucun appui dans les textes.

Tomulescu417 soutient de manière intéressante que le chapitre III de la lex ne mentionnait pas le terme plurimi dans le but d'accorder au juge la souplesse conceptuelle nécessaire lui permettant de condamner l’auteur à la contrepartie concrète de la perte de valeur économique de la chose détruite ou endommagée.

Pernice418, repris par von Tuhr419, soutient que le lésé, en cas de dommage partiel à la chose, soit de simple endommagement, a le droit d’exiger la valeur totale de la chose, mais qu’il a l’obligation de lui remettre la chose endommagée. Pareille interprétation s’inscrit peut-être dans

414 Tomulescu, Les trois chapitres de la Lex Aquilia, p. 196.

415 De Zulueta, Institutes, pp. 211-212.

416 Kelly, Reflections, p. 241.

417 Tomulescu, Les trois chapitres de la Lex Aquilia, p. 396 : « Nous croyons plutôt qu’on ne doit pas présumer le mot " plurimi" comme figurant dans le texte [du IIIe chapitre de la Lex Aquilia], ce qui amènerait la condamnation du coupable à la plus haute valeur de l’esclave et de l’animal ; nous croyons plutôt que le juge pouvait ne pas donner une peine uniforme pour des infractions de gravité inégale. »

418 Pernice, Zur Lehre von der Sachbeschädigung, p. 240.

419 Von Tuhr, p. 11.

une vision contemporaine du droit, mais n’est attestée par aucune source relative au calcul du dommage dans le cadre de la lex Aquilia.

D’autres à l’instar de Jolowicz420, proposent une solution satisfaisante, en précisant que la chose blessée ou endommagée doit avoir perdu sa substance économique pour donner lieu à une indemnisation. Selon cette conception, n’importe quelle entaille qui ne diminuerait pas la valeur de la chose ne pourrait pas donner lieu à indemnisation. Le fragment discutant de la destruction des saules matures pourrait nous amener dans ce sens421.

C’est toutefois l’hypothèse récente émise par Winiger422 qui emporte notre conviction. Cet auteur prend appui sur le ea res pour soutenir que le démonstratif désigne la blessure précise qui a été infligée, et que seule celle-ci doit être prise en compte dans le calcul du dommage.

Cette manière de voir, qui insiste sur le dommage effectivement causé à la chose, s’inscrit dans la tradition de la table VIII,2 réprimant le membrum ruptum en ce sens que le demandeur montre au juge son membre qui a été rompu et demande un dédommagement de ce chef.

420 Jolowicz, Original scope, pp. 225-226.

421 Ulpianus, D. 9,2,27,27, discuté infra au § 13 C.

422 Winiger, Damnum iniuria datum, p. 148 : « Il nous paraît que le terme ea de l’expression ea res a une signification démonstrative et se réfère directement au quod usserit fregerit ruperit. Il désigne très précisément et seulement ce qui a été brûlé, rompu, etc. Il ne renvoie pas à l’ensemble de l’objet en question, mais à ce qui en a été endommagé. »

§ 13. La finalité de la lex Aquilia : la restitution des pertes patrimoniales