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Le damnum dans le cadre de la lex Aquilia, ou l'utilisation du concept juridique moderne de dommage patrimonial

B. L’exigence de la perte patrimoniale ou de l'atteinte à la substance de la chose

Le patrimoine est essentiellement l’objet de la protection de la loi aquilienne et non l’intangibilité de la chose427 en tant que telle. Ceci résulte du fait que les atteintes physiques à la chose, au sens du IIIe chapitre de la lex Aquilia mais n’entraînant pas de dommage patrimonial, ne donnent pas lieu à une indemnisation du propriétaire.

En l’absence d’atteinte à son patrimoine, le propriétaire ne peut demander de dommages et intérêts. Ce cas est clairement illustré par le fragment suivant relatif à la coupe opérée sans droit des branches d’un saule mature :

Ulpianus, D. 9,2,27,27

Si salicitum maturum ita ne stirpes laederes, tuleris, cessare Aquiliam.

Si tu as coupé un saule mature, sans porter atteinte au tronc (à la souche), la loi Aquilia ne trouve plus application.

À l’époque romaine, les propriétés étaient bornées de saules que le propriétaire devait entretenir régulièrement en les élaguant, à l'instar d'une haie de thuyas bordant une villa contemporaine.

Ainsi, le fait de couper les branches d’un saule, alors que celui-ci devait être coupé (salicitum maturum), remplit les conditions de l'état de fait de rumpere.

Quand bien même cette situation serait remplie et que le IIIe chapitre de la loi aquilienne devrait être mis en œuvre selon sa lettre, Ulpien explique qu’il ne trouve plus application.

Son argument fait montre d’une grande subtilité parce qu’il distingue le tronc du saule (stirpes) de ses branches. Si la coupe a pour effet de porter atteinte au tronc, et ainsi de mettre en danger la substance économique428 du saule, l’application du chapitre III de la lex entre en considération. En effet, un arbre dont on a coupé le tronc ou endommagé les racines risque de

427 Par intangibilité de la chose, nous entendons une atteinte qui ne cause pas de diminution patrimoniale au propriétaire, à l'exception de la perte de substance de celle-ci qui, elle, fait l'objet d'une réglementation particulière.

428 Von Lübtow, Untersuchungen, p. 132 : « Die Tatbestände des dritten Kapitels urere, frangere, rumpere (corrumpere) erfordern eine Einwirkung auf die Substanz der Sache, eine Beseitigung des Masses an Unversehrtheit, das sie zur Seit aufweist. »

mourir et de disparaître du patrimoine de son propriétaire. Ce faisant, l'action aquilienne lui permettra d'exiger d'être indemnisé de cette perte en réclamant la plus haute valeur de son bien dans le mois ayant précédé l'atteinte.

Si au contraire, l’auteur ne fait que porter atteinte aux branches d'un arbre qui ne porte pas de fruits, et que de surcroît celles-ci devaient de toute manière être coupées, le propriétaire ne subit aucune atteinte à l'intégrité de sa chose. De plus, il ne souffre d’aucun dommage économique429, dans la mesure où les branches du saule ne possèdent pas la qualité de fruit, et repousseront naturellement lors de la saison suivante. C'est pourquoi Ulpien estime, à raison, que l'exigence du damnum n'est pas réalisée et que ce propriétaire ne peut prétendre à aucune indemnité, du moment que son arbre reste intact.

Il convient, à ce stade de l'analyse, de considérer que le damnum exige une atteinte à la substance de la chose, et qu'une atteinte périphérique ne conduisant pas à une diminution de patrimoine ne peut donner lieu à indemnisation.

Ulpien poursuit la discussion, et change l'état de fait, en posant qu'il ne s’agit plus de branches coupées, mais de fruits, à l’instar d’un olivier, d’une vigne ou d’une récolte. De la sorte, Ulpien traite de la coupe illicite d'un objet, qui contrairement à la branche d'un saule, possède une valeur économique pour le propriétaire.

Ulpianus, D. 9,2,27,25

Si olivam inmaturam decerpserit vel segetem desecuerit inmaturam vel vineas crudas, Aquilia tenebitur quod si iam maturas, cessat Aquilia: nulla enim iniuria est, cum tibi etiam impensas donaverit, quae in collectionem huiusmodi fructuum impenduntur: sed si collecta haec interceperit, furti tenetur. Octavenus430 in uvis adicit, nisi, inquit, in terram uvas proiecit, ut effunderentur.

429 Ce fragment est à rapprocher d’Ulpien D. 43,24,18 : « Si immaturam siluam caeduam cecidit quis, interidcto quod via ut clam tenetur : si maturam similiter caeduam neque damno dominus affectus est, nihil praestabit. » Si quelqu’un coupe une forêt non encore destinée à être coupée, il répondra par l’actio quod via ut clam ; s’il coupe de la même manière un bois destiné à être coupé, alors qu’il est mature et que le propriétaire ne se trouve affecté d’aucun dommage, il ne devra rien ; Pernice, Zur Lehre von der Sachbeschädigungen, p. 98.

430 Jurisconsulte ayant vécu dans la période charnière entre le IIe et le Ier siècle av. J.-C., Kunkel, Römische Juristen, pp. 150-151.

Si quelqu’un a cueilli des olives sur un olivier immature ou a cueilli des raisins qui n’étaient pas encore mûrs ou des vignes vertes, il répondra sous l’angle de la lex Aquilia ; par contre, si elles étaient déjà matures, la loi ne trouvera pas application : en effet, il n’y a aucun acte commis sans droit, puisqu’il t’aura fait cadeau des dépenses qui sont liées à la récolte de ce genre de fruits : mais, l’auteur répondra de l’actio furti, si, après avoir cueilli les fruits, il les soustrait, sauf si, ajoute Octavenus, dans le cas relatif aux raisins, il a jeté les raisins par terre, afin qu’ils pourrissent.

La définition permet d’établir une distinction entre les cas relevant de l’actio legis aquiliae, de l’actio furti, ainsi que des cas qui ne donnent lieu à aucune réparation patrimoniale. Le fragment discute également de l'application du IIIe chapitre de la loi aquilienne. Ulpien procède ainsi avec méthode en différenciant soigneusement quatre états de fait qui sont mentionnés dans le fragment et que nous allons discuter.

Dans le premier cas, si l’auteur emporte les fruits, il se rend coupable de vol. Ceci ne prête pas véritablement à discussion, et la victime pourra exiger le remboursement au quadruple par l'actio furti de la valeur des fruits dérobés. L'action aquilienne ne trouve pas application, car les fruits ont été volés et non détruits au sens de son chapitre III.

Dans la deuxième hypothèse, si l'auteur abandonne la récolte à terre, dans le but de laisser pourrir les fruits, il commet un cas de corruptio qui entraîne la mise en œuvre de la législation aquilienne. En effet, les fruits étant laissés au sol, ils vont se détruire et perdre leur substance pour le propriétaire.

Dans la troisième situation, lorsque l'auteur cueille les fruits avant leur arrivée à maturité, il répondra de son acte au sens de l'action aquilienne, les fruits n'ayant aucune valeur, voire qu'une valeur réduite, car ils ne sont pas mûrs. Le propriétaire subit de ce fait une destruction de ses fruits.

La quatrième situation est la plus intéressante, en ce qui concerne la notion de damnum, pour les cas où l’auteur se borne à effectuer la collecte des fruits. Ce faisant, selon Ulpien, il a rendu service au propriétaire, et lui a même permis d’économiser des frais (nulla enim iniuria est, cum tibi etiam impensas donaverit). Toutefois, contrairement au cas de la coupe des branches du saule que nous avons préalablement discuté, Ulpien n’emploie pas le mot de damnum, mais se

réfère à la notion d’iniuria431. Cet emploi du terme iniuria au lieu de damnum ne semble point, pour notre part, venir d'une erreur dogmatique, mais bien du fait qu'Ulpien opère une distinction entre dommage et illicéité. Techniquement parlant, la coupe des fruits matures est un dommage au sens du chapitre III de la lex Aquilia, car il s'agit d'un cas de ruptio. Toutefois, ce damnum n'est pas fait de manière illicite, dans la mesure où l'auteur a aidé le propriétaire des fruits en lui épargnant les frais de la cueillette (cum tibi etiam impensas donaverit, quae in collectionem huiusmodi fructuum impenduntur). Ulpien démontre par là que le concept de damnum ne revêt pas en droit romain une acception de nature nécessairement économique.

Un fragment du même Ulpien discute de la situation juridique connexe, mais différente, à savoir celle dans laquelle l'acte illicite ne cause pas une diminution de valeur de la chose, mais au contraire l'augmente.

Lorsque la survenance de l’atteinte a pour effet de rendre la chose atteinte plus précieuse, le propriétaire ne peut pas agir au sens de la lex Aquilia. En effet, le propriétaire ne subit pas de damnum, puisqu’aucune atteinte n’est portée à son patrimoine. Ainsi, selon Vivien qui est repris par Ulpien432, le propriétaire d’un enfant esclave dont la valeur augmente du fait de sa castration433, ne peut pas agir sous l’angle de la loi aquilienne, mais uniquement sous celle de l’actio iniuriarum.

Cette conséquence provient naturellement et probablement de ce que cette législation place la protection du patrimoine dans son champ d’application. Seules les actions pénales pures qui visent à punir l’auteur et non à recouvrer la valeur de la chose peuvent alors entrer en action à l'instar de l'actio iniuriarum. On peut toutefois légitimement se demander pourquoi Ulpien n'accorde pas l'action aquilienne au propriétaire, au motif qu'il souhaiterait continuer de disposer d'un esclave mâle et non-eunuque. Il s'agit à notre sens du fait que, contrairement aux frais de traitement d'un esclave434, ou à la substance d'un arbre, le propriétaire ne possède pas d'intérêt (interesse) à obtenir une somme allant au-delà de la valeur vénale de la chose (sa plus

431 Von Lübtow, Untersuchungen, p. 133, suppose qu'il s'agit d'une interpolation en n'imaginant pas possible qu'Ulpien ait remplacé damnum par iniuria.

432 Ulpianus, D. 9,2,27,28 : « Et si puerum qui castraverit et pretiosorem fecerit, Vivianus scribit cessare Aquiliam, sed iniuriarum erit agendum aut ex edicto aedilium aut in quadruplum. »

433 Nous avons cherché en vain à savoir en quoi un esclave castré était de plus grande valeur qu’un esclave qui ne l’était pas. Il s’agit vraisemblablement du fait que l’esclave castré constituait soit un jouet sexuel fort prisé (il ne risquait pas de créer de grossesse imprévue ?). Le fragment démontre ici de manière nette que le droit romain opérait assurément une distinction radicale entre le droit privé et la morale.

434 Ulpianus, D. 9,2,27,17, discuté infra, p. 116.

haute valeur dans le mois précédant l'endommagement). On peut aussi considérer qu'un esclave ayant été castré ne pouvant retrouver sa virilité, et que toute remise de la chose dans son état antérieur en ayant recours à l'intérêt à l'intégrité de la chose étant impossible, le propriétaire doit se contenter de son esclave à la valeur plus élevée. Rien ne l'empêchera dès lors de le vendre, et de s'acheter un esclave intact avec la somme obtenue par la vente de l'esclave castré.