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Le damnum dans le cadre de la lex Aquilia, ou l'utilisation du concept juridique moderne de dommage patrimonial

D. La réticence à indemniser les dommages « purement économiques »

493 Below, Haftung für lucrum cessans, p. 33, se pose la même question et conclut qu'il doit probablement s'agir de l'œuvre d'un compilateur.

Le droit romain se montrera également réticent à indemniser un dommage purement économique de nature hypothétique, limitant par là l'extension du dommage patrimonial494.

Ulpianus, D. 9,2,29,3

3. Item Labeo scribit, si, cum vi ventorum navis impulsa esset in funes anchorarum alterius et nautae funes praecidissent, si nullo alio modo nisi praecisis funibus explicare se potuit, nullam actionem dandam. Idemque Labeo et Proculus et circa retia piscatorum, in quae navis piscatorum inciderat, aestimarunt. Plane si culpa nautarum id factum esset, lege Aquilia agendum. Sed ubi damni iniuria agitur ob retia, non piscium, qui ideo capti non sunt, fieri aestimationem, cum incertum fuerit, an caperentur. Idemque et in venatoribus et in aucupibus probandum.

3. Le même Labeo écrit que si un bateau est poussé par la force du vent sur les cordages qui en retiennent un autre à l'ancre, et que les matelots n'ayant point d'autre moyen de débarrasser leur vaisseau coupent les cordages de l'autre, il n'y a contre eux aucune action. Labéon et Proculus sont du même avis dans le cas d'un navire qui se trouverait bloqué dans des filets de pêcheurs. Il n'y a point de doute que l'action ait lieu si cet accident était arrivé par la faute des matelots. Mais si les pêcheurs sont en droit d'intenter l'action de la loi Aquilia contre des matelots par la faute desquels un vaisseau a rompu leurs filets, on ne prend pas en considération les poissons qui n'ont pas été pris à cause de cet événement parce qu'on ignore si le coup de filet aurait été bon. Il en faut dire de même lorsqu'il s'agit de filets tendus par des chasseurs pour prendre des animaux ou des oiseaux.

Ulpien poursuit la discussion en reprenant à nouveau les propos de Labeo, mais ajoute une hypothèse de fait. Un bateau est poussé par la force du vent. Ce navire finit par détruire les filets d’un pêcheur. Labeo, rejoint en cela par Ulpien, considère qu’aucune action n’est ouverte pour le propriétaire des bateaux et des filets, si les marins n’avaient pas d’autre solution pour se dégager. L’hypothèse subséquente qui retient la faute des marins, mais qui ne concerne pas la

494 Below, Haftung für lucrum cessans, pp. 33-36; Rodger, Labeo, Proculus and the ones that got away, p. 411.

première partie du fragment, laisse supposer que ceux-ci se sont emmêlés dans les cordages en commettant une faute.

La deuxième moitié du fragment discute de la réalimentation du même dommage, mais survenu cette fois par la faute des matelots (plane si culpa nautarum id factum esset, lege Aquilia agendum). Ulpien considère qu’il ne fait aucun doute que l’action aquilienne sera ouverte contre ces auteurs. Le fragment se concentre ensuite sur une question décisive, à savoir si le poisson non encore capturé dans les filets peut faire l’objet d’une indemnisation au titre du gain manqué.

Le fragment dénie la possibilité d’indemniser cet état de fait (sed ubi damni iniuria agitur […]

non piscium, qui ideo capti non sunt, fieri aestimationem, cum incertum fuerit, an caperentur) parce qu’il n’est pas certain que le maître aurait capturé ces poissons si ses filets n’avaient pas été endommagés.

La problématique est évidemment celle du dommage futur, mais aussi de la probabilité d’attraper du poisson consécutivement495 à l’acte illicite, et qui ne consiste pas en une atteinte à un bien corporel ou matériel, mais dans la capacité de gain futur du lésé. En l’espèce, il s’agit de la perte de gain du pêcheur, qui ne pourra certainement pas vendre de poissons, suite à la destruction de son outil de production, à savoir son filet.

Le fragment est difficile à interpréter, en ce sens qu’il n’est pas aisé de savoir quel élément conduit à l’absence d’indemnisation. Est-ce une position de principe niant toute réparation d’un dommage hypothétique496, ou au contraire, n’est-ce qu’un simple jugement sur la base du cas d’espèce, dans lequel le pêcheur ne disposerait pas de suffisamment d’éléments de preuve pour étayer ses allégations.

La présence du futur antérieur « incertum fuit » « il aura été certain » nous fait pencher pour l’hypothèse de la position de principe.

495 Cette question pose naturellement la problématique de la causalité, sujet qui ne fait toutefois pas l’objet de notre étude.

496 Sur ce débat, Schebitz, Berechnung, pp. 196-197.

L’hypothèse de la pétition de principe est encore étayée par le fait qu’une analogie est faite avec la chasse et les abeilles de l’apiculteur, sans que le fragment ne vise à réserver une place au dommage futur qui pourra éventuellement être prouvé.

Ce fragment démontre les limites du concept de dommage étendu de la lex Aquila. Le droit post-classique n’indemnise que le préjudice économique à la condition expresse qu’il soit certain. Ainsi, la perte d’un fruit certain, comme une récolte future dont dispose le propriétaire d’un champ (D. 9,2,27,21), du petit à naître d’une jument enceinte (D. 9,2, 39), donnerait lieu à indemnisation, mais pas le fruit hypothétique d’un pêcheur privé de ses filets.

Le critère de la certitude du dommage semble ainsi être le critère déterminant497. En adoptant cette approche, Ulpien reconnaît à la victime, dans le cas d’espèce, son dommage matériel (les filets détruits), mais pas son préjudice économique (les poissons qui n'ont pas encore été capturés).

497 Below, Haftung für lucrum cessans, p. 37.

§ 16. Résumé conclusif de la seconde partie

Comme l’a montré notre analyse historique des origines de la lex Aquilia, l’introduction de cette disposition s’est faite dans le but de permettre à celui dont l’objet avait été détruit sans droit (iniuria), de disposer d’un moyen juridique pour exiger du responsable de cette atteinte qu’il soit contraint de la prendre en charge sous la forme d’un dédommagement de nature pécuniaire.

La législation décemvirale comportait bien quelques règles éparses qui pouvaient permettre dans certains cas au propriétaire d’exiger une quelconque réparation, mais aucune disposition de nature générale qui aurait eu pour effet d’indemniser la perte patrimoniale induite par la destruction d’un objet. Au contraire de la victime d’un vol qui disposait de la rei vindicatio, voire de la condictio lorsque le voleur ne pouvait plus restituer la chose, le propriétaire d’un objet détruit se retrouvait dépourvu de toute protection contre le responsable de cet état de fait.

La formulation de la lex Aquilia, par l’emploi de l’expression damnas esto, comble cette lacune et crée un lien de nature juridique ainsi qu’une véritable obligation au sens technique du terme à la charge de l’auteur, qui se voit ainsi obligé d’indemniser le lésé. L’auteur se retrouve désormais lié au lésé, et ne peut dès lors se délier de sa responsabilité, qu’en acquittant une somme d’argent représentant la contre-valeur de la chose endommagée ou détruite.

En introduisant une règle générale qui avait pour effet de protéger le propriétaire contre les atteintes les plus fréquentes, la lex Aquilia introduit un nouveau paramètre dans l’ordre juridique qui marque à notre sens les débuts de la prise en compte des intérêts de nature subjective de l’individu propriétaire. La législation décemvirale avait pour but premier de protéger les fondements traditionnels de la société agraire romaine, que ce soit l’intégrité corporelle des individus libres, les récoltes, la demeure de la famille, ou l’honneur dudit chef de famille. La lex Aquilia dépasse ce cadre, en insistant non plus sur le respect des valeurs d’ordre quasi sacré, mais sur l’intérêt économique du propriétaire qui devient le véritable fondement de l’action aquilienne.

Cet intérêt économique se matérialise par la prise en compte de la plus haute valeur de la chose dans l'année (Ier chapitre), ou dans le mois (IIIe chapitre) ayant précédé la survenance du

dommage. Cette prise en compte consacre un mode de calcul objectif de la valeur de la chose, qui a pour finalité de protéger les intérêts patrimoniaux du lésé.

La lex Aquilia introduit ainsi une véritable dérogation d’ordre matériel au mode de calcul prévu par la loi des XII Tables qui consistait, comme nous l’avons vu, en des montants laissés probablement à la libre appréciation des parties (pactio), comme en cas de membrum ruptum, ou au contraire en un système de peines fixes comme avec les poenae.

Contrairement à l’expression décemvirale de noxiam sarcire, la réparation prévue par la lex Aquilia se base sur la chose endommagée, et trouve sa contre-valeur dans une somme d’argent.

Ce calcul sur la valeur de la chose se fait en tenant compte de la plus haute valeur dans l’année précédente pour le meurtre d’un quadrupède de troupeau ou d’un esclave (quanti id in eo anno plurimi fuit), et de la valeur maximale de la chose dans les trente jours qui ont suivi sa destruction ou son endommagement (quanti ea res erit in diebus triginta proximis).

D’abord limité aux états de fait connus par la législation de la loi des XII Tables, urere, frangere, rumpere, le développement jurisprudentiel de ce dernier terme vers le corrumpere, prendra en compte les endommagements ou destructions causés aux choses, et conférera au IIIe chapitre de la lex Aquilia une généralité qui permettra l’appréhension de toute atteinte patrimoniale quelle que soit la manière dont elle se sera répercutée sur l’objet patrimonial. Cette perte patrimoniale se matérialisera sous la notion de damnum, notion héritée de la législation des XII Tables et qui désignait le montant que l’auteur devait payer à sa victime pour échapper à l’exercice du droit de vengeance de celle-ci (damnum decidere).

C’est effectivement dans cette prise en compte de l’atteinte patrimoniale par l’émergence de la notion juridique de damnum, notion qui prendra sa signification juridique autonome, que la lex Aquilia marquera une véritable dérogation par rapport au système précédemment en place.

Encore imprégnée de quelques considérations d’ordre pénal lors de son adoption, elle s’en affranchira progressivement sous l’influence de la casuistique des jurisconsultes.

La lex Aquilia visera à dédommager le propriétaire de l’objet non des atteintes à sa chose, mais du contrecoup subi par son patrimoine qui se retrouve diminué par la perte de valeur partielle ou totale du bien atteint. L’influence sur le patrimoine de la détérioration de la chose sera l’aune

à laquelle se mesurera la nécessité d’indemniser le lésé. Les seules atteintes qui auront pour effet de diminuer la valeur de la chose donneront lieu au payement d’une indemnité destinée à compenser la perte de valeur qui a été engendrée. Cette interprétation de la lex Aquilia aura pour conséquence de faire du patrimoine le véritable objet de protection de cette action, mais toujours par le biais d’une atteinte causée à une chose. Seules les atteintes qui lui seront causées seront appréhendées par l’actio legis aquiliae, si l’on fait exception de la valeur du travail de l’homme libre qui fera l’objet d’une protection partielle et tardive.

L’interprétation faite par les jurisconsultes de la législation aquilienne ira toutefois plus loin que la simple prise en compte de la valeur de la chose détruite. Elle introduira l’intérêt subjectif du propriétaire comme mesure de valeur de la chose et non plus le seul « tarif » fixé par la détermination de la plus haute valeur de la chose. Cette extension trouvera sa source dans le développement des doctrines de l’interesse ou de l’utilitas qui permettront d’indemniser le propriétaire pour l’intérêt qu’il possède à la chose, cela dans les cas où l’intérêt du propriétaire au maintien de sa chose dépasse sa valeur vénale.

La notion de l'intérêt à la non-survenance du dommage est fondamentale en droit romain post-classique. Nous avons vu dans le cadre du présent chapitre que le montant de l'indemnité accordée pour dédommager la victime pouvait aller au-delà de la valeur objective de la chose et même largement dépasser la valeur réelle de la chose, par exemple en cas de document détruit.

La valeur objective de la chose sert de point de départ, de valeur minimale. Au-delà, il convient de prendre en compte la valeur subjective de la chose pour son propriétaire. Cet intérêt n'est pris en considération par le droit romain qu'à la condition qu'il soit utile au maître et constitutif d'un intérêt certes subjectif, mais possédant une valeur marchande commune (pretia rerum non ex affectione nec utilitate singulorum, sed communiter fungi).

Comme le relève von Tuhr, l'intérêt dans le cadre de l'interprétation de la lex Aquilia est toujours en relation avec la destruction ou la perte d'une chose. Cet intérêt vient en supplément de la valeur objective de la chose pour laquelle l'intérêt objectif du propriétaire n'est pas considéré.

Le droit romain, s'il connaît de manière implicite la distinction entre gain manqué et perte éprouvée, ne l’a jamais théorisée comme telle sous cette appellation explicite. Les expressions de damnum emergens et de lucrum cessans sont des créations de la science pandectiste germanique du XIXe siècle498. Le droit romain contient toutefois chez Paul499 la formule qui résume les deux intérêts : « Dans la lex Aquilia, nous n'obtenons que la réparation du dommage et nous disons qu'a été perdu, ce que nous aurions pu obtenir ou ce que nous sommes forcés de dépenser. »

Cette extension très importante de l'intérêt du lésé au-delà du texte même de la lex Aquilia ouvre un autre débat, celui des limites à apporter à la notion de dommage d’ordre patrimonial, afin d'éviter une extension trop grande de la notion qui ne serait plus maîtrisable et difficile à contenir.

Le droit romain fait en l’occurrence figure de fermeté en ne prenant en compte ni l'intérêt d'affection, ni la moindre douleur morale. Seuls des intérêts patrimoniaux, à l'exception notable de l'intérêt du lésé à l'intégrité de la chose détruite sont pris en compte500. Le droit romain n'offre pas de fantaisie, mais propose un modèle stable et prévisible qui s'affranchit de toutes valeurs morales et intérêts qui ne trouvent pas de véritable assise dans une valeur commune objective.

Nous analyserons dans la troisième partie la manière dont ces fondements romains ont été repris par la jurisprudence suisse, ce qui explique peut-être la réticence de notre instance suprême à accepter la prise en compte de nouveaux types de dommages.

498 Voir infra § 18, p. 178.

499 Paul, D. 9,2,33,pr.

500 Ulpianus, D. 9,2,27,17 : « Ergo etsi pretio quidem non sit deterior servus factus, verum sumptus in salutem eius et sanitatem facti sunt, in haec mihi videri damnum datum. » En conséquence, du moins, quoique l'esclave ne soit pas devenu meilleur marché en ce qui concerne son prix, en réalité, il convient de prendre en compte les dépenses effectuées par le maître pour le conserver et le guérir; je pense que celles-ci peuvent être considérées comme un dommage infligé.