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Le damnum dans le cadre de la lex Aquilia, ou l'utilisation du concept juridique moderne de dommage patrimonial

A. La datation de la lex Aquilia

La date d’adoption de la lex Aquilia divise déjà les juristes et a donné lieu à moult controverses.

En effet, aucune source historique directe ne permet de dater ce texte avec certitude, et ce n’est que par recoupements avec diverses sources indirectes qu’il est possible de se risquer à formuler certaines hypothèses en relation avec la datation de la loi aquilienne.

La doctrine majoritaire254 fait remonter son adoption à 286-287 av. J.-C. ou la situe durant le IIIe siècle avant notre ère255. Cette vision traditionnelle se base sur un texte de Theophilos256, doyen de la faculté de droit de Constantinople257 ainsi que sur celui d’une scolie anonyme byzantine258, dont la traduction latine est la suivante :

Aquilia proprie plebiscitum est. Eiusdem. Hoc est, a plebe scitum : plebiscitum enim est, quod a plebe scitum et confirmatum est, ut Instit. 1. Tit. 1. Aquilius erat tribunus plebis.

Cum enim orta esset seditio inter populum et senatores, et populus sececisset, hunc habuerunt magistratum, et quod ab his sancitum esset, ita vocatum est. Unde Aquilia plebiscitum est potius, quam lex. Habet autem tria capita, quibus de damno tractatur […] 259.

La loi aquilienne est un plébiscite. De même, elle a été décidée par le peuple : en effet, un plébiscite est voté et confirmé par la plèbe, comme dit dans les Institutions I titre 1260. Aquilius était tribun de la plèbe lorsqu’une révolte est née entre le peuple et les sénateurs. Lorsque le peuple est entré en sécession, il a choisi ce magistrat, et c’est pourquoi le plébiscite porte son nom. De là il s’ensuit que la lex Aquilia est plutôt un plébiscite qu’une loi ; elle a toutefois trois chapitres qui traitent du dommage.

Deux fragments du Digeste permettent encore de considérer la lex Aquilia comme un plébiscite.

Il s’agit premièrement du fragment d’Ulpien parlant de l’ampleur de la derogatio de la lex par

254 Gerke, Geschichtliche Entwicklung, p. 61; von Lübtow, Untersuchungen, p. 15; Crawford, Roman Statutes II, p. 723; Winiger, Damnum culpa datum, p. 23, estime comme probable que la lex Aquilia date du IIIe siècle avant notre ère.

255 Cannata, Sul testo, p. 31.

256 « Plebs enim romana, cum tempore dissensionis inter plebem et patres Aquilius hanc legem rogaret, contenta fuit, quod prima parte id uerbum "plurimi " positum esset » (En effet, la plèbe romaine, à une époque de dissension entre elle et les patriciens, a voté cette loi proposée par Aquilus qui en fut satisfait, car dans le premier chapitre, le terme « plurimi » avait été érigé en principe). Le commentaire de Théophilos s’inscrit dans l’analyse de l’absence du terme « plurimi » dans le troisième chapitre de la lex Aquilia.

257 Gordon, Dating the Lex, pp. 315-316, dénie tout crédit au texte de Théophilos sous le prétexte humoristique, qui n’engage heureusement que lui, que les doyens des facultés de droit sont connus pour tronquer les faits : « It is, of course, well known that deans of faculties are accustomed to putting together scraps of information and blending them into what they hope will be a plausible story […]. »

258 Beinart, Once more on the origin of the Lex Aquilia, p. 71, ne remet pas en cause la qualité des sources byzantines de Theophilos et du scoliaste. Faute de documents contraires, nous le rejoignons sur ce point, considérant qu’il appartient plutôt à ceux qui veulent contredire les sources d’apporter les preuves formelles permettant d’infirmer une théorie.

259 Heimbach, vol. V, I, 1, p. 263 (traduction du grec vers le latin par Heimbach).

260 Il s’agit selon toute vraisemblance d’un renvoi au § 2 du Ier livre des Institutes de Gaius qui énumère les plébiscites comme source de droit pour le peuple romain.

rapport aux autres lois traitant du dommage261 ; deuxièmement, d’un fragment de Pomponius262 énonçant que c’est depuis l’entrée en vigueur de la lex Hortensia, votée après une sécession de la plèbe, que les plébiscites ont acquis la même valeur que les lois. Comme ce plébiscite a obtenu une force obligatoire, il est de coutume de le rattacher à l’adoption de la lex Hortensia en 287263 av. J.-C.

Selon Kunkel/Schermaier, le rattachement de la lex Aquilia à la lex Hortensia n’est pas le fait du hasard, mais s’inscrit dans la volonté du peuple, qui n’était souvent pas propriétaire terrien, de protéger ses biens économiques mobiliers, constitués essentiellement d’esclaves et de pièces de bétail264 ; il serait ainsi intrinsèquement lié à un soulèvement populaire matérialisé dans un plébiscite265.

Une autre partie de la doctrine tente de rattacher l’adoption de la lex à la forte inflation subie à Rome au début du IIe siècle av. J.-C. à la suite des guerres puniques (218-201 av. J.-C.)266, et qui aurait eu pour conséquence de ruiner la petite paysannerie. Nörr la date également à la même période, en prenant en considération l’utilisation du terme occidere dans le texte de la loi267. Ces différentes théories, aussi intéressantes soient-elles sur un plan doctrinal, ne trouvent à notre sens aucune base dans les textes, et relèvent ainsi de la pure conjecture qui ne nous semble pas suffisante pour asseoir une quelconque certitude.

Il convient de se rendre à l’évidence. À défaut d’autres sources que celles que la doctrine majoritaire cite pour dater l’entrée en vigueur de la loi aquilienne et que nous venons d’exposer, celle du rattachement de l’adoption de cette dernière à la lex Hortensia en 287 av. J.-C. demeure

261 Ulpianus D. 9,2,1,1 : « Quae lex Aquilia plebiscitum est, cum eam Aquilius tribunus plebi a plebe rogaverit » (Cette lex Aquilia est un plébiscite que le tribun de la plèbe Aquilius a fait voter à la plèbe.)

262 Pomponius, D. 1,2,2,8, 2e phrase : « Mox cum revocata est plebs, quia multae discordiae nascebantur de his plebis scitis, pro legibus placuit et ea observari lege Hortensia: et ita factum est, ut inter plebis scita et legem species constituendi interesset, potestas autem eadem esset » (Bientôt, alors que la plèbe avait été rabrouée, car de nombreux désaccords étaient nés de ces plébiscites, on décida de par la lex Hortensia qu’ils auraient force de loi.

Et, bien qu’il y ait une différence entre la manière de passer les lois et les plébiscites, ils ont maintenant la même force.)

263 La lex Hortensia de 286 ou 287 av. J.-C. constitue la troisième sécession de la plèbe sur le mont Janicule. La plèbe obtient du dictateur Hortensius que les plébiscites seront équivalents aux lois et s’imposeront même au Sénat;

Humbert, Institutions politiques, N. 375, pp. 320-321; Kunkel/Schermaier, Römische Rechtsgeschichte, pp. 28-29.

264 Kunkel/Schermaier, Römische Rechtsgeschichte, p. 29 : « Für einen Händler, Handwerker oder Kleinbauern hatte die Zerstörung oder Beschädigung von Fahrnis schwerwiegendere Folgen als für einen Grossgrundbesitzer.

[…] Damit diente das Gesetz wohl vorrangig der wirtschaftlichen Absicherung der landlosen Bevölkerung. »; dans le même sens, Beinart, Once more on the origin of the Lex Aquilia, p. 73.

265 Jolowicz, Historical introduction, p. 84.

266 Hausmaninger, Schadenersatzrecht, p. 9 ; Zimmermann, Law of obligations, p. 957.

267 Nörr, Causa mortis, pp. 124 ss.

l’hypothèse la plus probable, et la seule qui trouve une certaine assise, certes relative, dans les sources à disposition. L’intérêt de cette datation pour notre sujet réside dans le fait qu’un laps de temps relativement court de moins de deux siècles s’est écoulé entre la date d’adoption de la loi des XII Tables en 450 av. J.-C. et celle de la lex Aquilia.

Cet élément nous incite à supposer que peu de temps est passé entre la législation des XII Tables et la législation décemvirale. La lex Aquilia a eu pour fonction de combler une lacune dans la protection des droits de l’individu. En effet, selon les sources disponibles, aucune norme générale n’a existé avant elle pour appréhender le dommage causé à la chose dans sa globalité et ayant pour finalité la protection du patrimoine. La personne volée268 avait à sa disposition l’action en rei vindicatio, voire la condictio furtiva pour récupérer une chose (res furtiva) de la part de son voleur. Toutefois, si la chose était détruite, le lésé ne pouvait pas agir contre l’auteur.

Cet état de fait créait une lacune dans la protection du lésé qui devait être comblée.

Même dans les cas où le voleur ne voulait pas rendre la chose, ou même lorsque la chose n’existait plus, car elle avait été détruite, le propriétaire pouvait encore en récupérer la contre-valeur par le biais de l’action personnelle de la condictio furtiva269 qui le rendait créancier du voleur. Dans le cas où la chose n’avait pas été arrachée à la possession de son propriétaire, le lésé ne pouvait par contre pas agir en récupération de la valeur de la chose, car aucune obligation ne l’attachait à celui qui avait détruit la chose. C’est cette lacune que la lex Aquilia vient pallier, en mettant à la charge de l’auteur de la détérioration de la chose, l’obligation juridique de la réparer270. Cette obligation prend forme par l’emploi de la formule damnas esto271, qui a pour effet de créer ce lien de droit entre l’auteur de la détérioration de la chose et le lésé, et d’ainsi le rendre créancier au sens juridique du terme, par l’octroi d’une action de nature personnelle.

C'est à l'analyse de cette loi, véritable révolution en ce sens qu'elle invente un nouveau mécanisme dogmatique permettant au lésé d'exiger de l'auteur d'un acte illicite son dédommagement, que nous allons nous atteler.

268 Cannata, Sul testo, p. 55.

269 Girard, Manuel, p. 439 : « On a doublé cette revendication du propriétaire volé par l’adjonction d’une action personnelle, la condictio furtiva par laquelle le volé considéré comme créancier de la chose volée peut en demander la valeur au volé […] même si la chose a péri par cas fortuit. »

270 Cannata, Sul testo, p. 55 : « Per colmare la lacuna non resta che introdurre un’azione nuova, che permetta di condannare Y a pagare al proprietario il valore della cosa senza riferimento alle vicende del possesso di essa.

Lo schema adatto al caso è di considerare che colui che ha distrutto la cosa altrui va punito con una pena equivalente al pagamento del valore della cosa. »

271 Jolowicz, Historical introduction, p. 168.