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Le damnum dans le cadre de la lex Aquilia, ou l'utilisation du concept juridique moderne de dommage patrimonial

C. L’évolution vers la prise en compte de l’intérêt du maître à la non-survenance du dommage (quanti mea interest non esse occcisum, non esse corruptum) dommage (quanti mea interest non esse occcisum, non esse corruptum)

2. L'intérêt du maître dans les cas de mort d'esclaves institués héritiers

Instituer un esclave comme héritier est une question récurrente en droit romain. En effet, il arrivait que des maîtres désignent leurs esclaves comme héritiers à leur mort et leur rendent la liberté en remerciement de leurs services.

C'est autour de cette constellation de faits en apparence sans rapport avec notre sujet que le débat se cristallise dans le cadre de la lex Aquilia: à savoir la question d'esclaves ayant été institués héritiers et tués de manière illicite au sens de son premier chapitre .

Ulpien ouvre la discussion par une succession de fragments qui permettent d'approfondir la notion469. Le débat porte sur la question de savoir si le propriétaire d’un esclave ayant été tué sans droit peut demander, en plus de la valeur objective de celui-ci, sa valeur subjective. Ulpien discute les opinions de Neratius et de Julien et donne ensuite sa propre interprétation.

467 Von Tuhr, p. 13: « Hier steht einem positiven Interesse gegenüber, welches man "disaffektionsinteresse"

nennen könnte. In solchen Fällen kann man vielleicht vom nationalökonomischen Standpunkt aus die Sachen, von denen es feststeht, dass sie der Eigenthümer in unwirtschaftlicher Weise aufgeben wird, schon jetzt von seinem Vermögen abrechnen. In sein juristisches Vermögen gehören sie immer noch, und zwar zu ihrem vollen Sachwert, bis derselbe thatsächlich vernichtet ist, denn es bleibt möglich, dass der Vermögensherr seine Willenbestimmung ändert, oder die, welche an seine Stelle treten: Die Erben oder Konkursgläubiger. Darum ist bei Verletzung der Sache der ungeminderte Werth zu vergüten. »

468 Kaser, Quanti ea res, p. 177: « Ist das Interesse des Eigentuümers deshalb geringer als der Sachwert, weil er die Absicht hatte, die Sache erzatlos aus der Hand zu geben, so mindert das die Aestimation gleichwohl nicht. »

469 Ce fragment est extrêmement difficile à interpréter et peut se comprendre de plusieurs manières. Il est probablement interpolé ou corrompu comme le suggère Below, Haftung für lucrum cessans, pp. 25-26 et les références citées.

Ulpianus, D. 9,2,23

pr. Inde Neratius scribit, si servus heres institutus occisus sit, etiam hereditatis aestimationem venire.

pr. Ainsi, Neratius écrit que si un esclave ayant été institué héritier a été tué, l'estimation de la valeur de la succession doit aussi être prise en compte.

Ce premier fragment ne pose pas de réels problèmes dans la mesure où l'esclave a été déjà institué héritier (si servus heres institutus occisus sit) et a été appelé à hériter. On se trouve en présence d'un intérêt certain du propriétaire de l'esclave tué, et celui-ci peut exiger de l'auteur le payement de la valeur de cette succession dans le calcul de l'indemnité470.

Le fragment suivant se distingue de cette hypothèse de fait, dans la mesure où ce n'est pas le maître de l'esclave qui est le demandeur, mais son héritier légitime ou substitué. Le fragment est difficile à interpréter, mais il pose l'hypothèse selon laquelle un esclave a été affranchi et institué héritier de son maître. Cet esclave est tué sans droit, alors qu'il est appelé à être libre et héritier. Se pose alors la question de savoir si les héritiers de l'esclave peuvent exiger la valeur de la succession en sus de la valeur objective de cet esclave.

1. Iulianus ait, si servus liber et heres esse iussus occisus fuerit, neque substitutum neque legitimum actione legis Aquiliae hereditatis aestimationem consecuturum, quae servo competere non potuit: quae sententia vera est. Pretii igitur solummodo fieri aestimationem, quia hoc interesse solum substituti videretur: ego autem puto nec pretii fieri aestimationem, quia, si heres esset, et liber esset.

1. Julien a dit que si un esclave a été tué alors qu'il a été affranchi et institué héritier, il n'est pas possible pour l'héritier légitime, ni pour l'héritier institué, d'intenter l'action basée sur la lex Aquilia car l'esclave [tué] n'avait pas encore été appelé à hériter. Cette opinion est juste. Donc l'estimation ne doit porter que sur le prix (de l'esclave) parce que ceci est l'intérêt de l'héritier. Mais, quant à moi, je pense qu'il ne faut même pas prendre en compte le prix de l'esclave, car s'il avait été héritier, il aurait été libre.

470 Below, Haftung für lucrum cessans, p. 8.

Le fragment met au centre du raisonnement la notion de l'intérêt de l'héritier. Selon Julien, que reprend Ulpien, le propriétaire de cet esclave ne possède aucun intérêt à obtenir la succession, car cet intérêt est purement virtuel, du moment que l'esclave lui-même n'aurait pas encore nécessairement touché la valeur de la succession (quae servo competere non potuit). La valeur de l'esclave doit dès lors se calculer objectivement, sur la valeur de son prix de marché (Pretii igitur solummodo fieri aestimationem, quia hoc interesse solum substituti videretur). Un intérêt non certain n'est ainsi pas protégé dans la vision que Julien et Ulpien développent de la lex Aquilia.

Ulpien va toutefois plus loin que Julien en refusant même de payer aux héritiers de l'esclave tué sa valeur. En effet, selon lui, cet esclave serait devenu libre s'il avait été appelé à hériter, ce qui aurait eu pour conséquence que les héritiers n'auraient pas pu prétendre hériter de la valeur d'une personne libre, impropre à toute évaluation de nature patrimoniale.

Le fragment suivant discute de la situation dans laquelle un propriétaire d'esclaves n’a pas pu remplir une condition posée par le testateur, à savoir l’affranchissement de l'un d’eux, car cet esclave a été tué sans droit:

2. Idem Iulianus scribit, si institutus fuero sub condicione « si Stichum manumisero » et Stichus sit occisus post mortem testatoris, in aestimationem etiam hereditatis pretium me consecuturum: propter occisionem enim defecit condicio: quod si vivo testatore occisus sit, hereditatis aestimationem cessare, quia retrorsum quanti plurimi fuit inspicitur.

2. De même Iulianus a écrit que si j'avais été institué héritier, sous la condition que j'affranchisse Stichus, et que Stichus soit tué après la mort du testateur, j'aurais et le prix de l'esclave, et l'estimation de la succession, car en effet, une condition me manquera du fait que Stichus ait été tué. Par contre, si Stichus a été tué du vivant du testateur, on ne prendra plus en compte la valeur de la succession, car on ne considère que rétroactivement la valeur maximale.

Ulpien reprend la discussion des vues de Julien et les approuve. Le fragment distingue ainsi deux hypothèses que nous allons exposer.

Selon la première hypothèse, la mort de l’esclave est survenue après le décès du testateur, mais avant que le propriétaire de l’esclave n'ait eu le temps d'affranchir ce dernier471. Dès lors, le propriétaire de l'esclave tué ne pourra plus, sans sa faute, remplir la condition suspensive posée par le testateur. Il se justifie de lui octroyer, dans le calcul de l'indemnité, son intérêt à ce que la succession lui soit dévolue, comme tel aurait été le cas s'il avait affranchi l'esclave (in aestimationem etiam hereditatis pretium me consecuturum), de même que la valeur du corps de l’esclave. En effet, la conjonction etiam (de plus) complète la notion de prix de l’esclave. Cette interprétation démontre que la valeur objective de l'esclave et l’intérêt sont tous les deux des postes du calcul du dommage.

Dans la seconde hypothèse, au contraire, l’esclave est tué avant la mort du testateur. Du moment que le premier chapitre de la lex Aquilia ne prend en compte que rétroactivement la valeur de l’esclave dans l’année écoulée, celui-ci n’a jamais valu le supplément relatif à l’expectative successorale472. Dès lors, le propriétaire de l'esclave ne peut prétendre au payement d'une quelconque indemnité à ce titre, et devra se contenter de la valeur objective de son esclave à l’exclusion de tout autre intérêt.