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Le damnum dans le cadre de la lex Aquilia, ou l'utilisation du concept juridique moderne de dommage patrimonial

B. Le III e chapitre damnum facere

1. La lettre du III e chapitre

Alors que le Ier chapitre de la lex Aquilia ne posait pas de problèmes majeurs en ce qui concerne le type de dommages qu’elle sanctionne (occidere), le troisième est d’une nature assurément plus complexe, puisqu’il prévoit, par la lettre de son texte, trois états de fait qui peuvent donner lieu à son application :

Ulpianus, D. 9,2,27,5

Tertio autem capite ait eadem lex aquilia: « Ceterarum rerum praeter hominem et pecudem occisos363 si quis alteri damnum faxit, quod usserit fregerit ruperit iniuria, quanti ea res erit in diebus triginta proximis, tantum aes domino dare damnas esto. » Il s’agit des cas où la chose a été soit brûlée (urere), brisée (rumpere) ou rompue (frangere). Le texte du IIIe chapitre de la lex Aquilia est ainsi limité à trois états de fait et ne contient pas de caractère général de la notion de dommage, comme le prévoit l'actuel article 41 CO par exemple.

En effet, la survenance de ces trois états de fait constitue la création d’un dommage pour autrui si quis alteri damnum faxit, quod usserit fregerit ruperit iniuria. À la différence du Ier

362 Winiger, Damnum iniuria datum, p. 140 : « Dans sa longue justification, il [Julien] préfère explicitement, en droit civil, l’utilité commune des jugements à leur rationalité juridique. »

363 Une importante partie de la doctrine a grandement mis en doute l’expression initiale du IIIe chapitre ceterarum rerum praeter hominem et pecudem occisos qu’elle estime être l’œuvre des compilateurs ou le résultat d’une interpolation typique de la formule si peu latine « praeter occisos » ; Pernice, Zur Lehre von der Sachbeschädigung, p. 14 ; Honoré, Linguistic and social context, pp. 138-139 ; à notre sens, ces arguments d’ordre purement hypothétique ne sont nullement décisifs.

chapitre de la lex Aquilia, le troisième emploie le terme de damnum dans sa signification juridique et économique.

Comme le résume Gaius364, l’action dommageable doit avoir été causée par une action physique exercée sur les choses protégées par la lettre de la lex Aquilia. Gaius place au centre de son raisonnement la notion de damnum qu’il considère comme étant l’aune à laquelle se mesure la nécessité d’accorder l’actio legis aquiliae ou l’actio utilis. Ces actions physiques peuvent prendre, selon la loi, trois formes, qui seront peu à peu étendues par la jurisprudence. C’est cette notion de damnum que nous allons tenter de saisir dans l’analyse des états de fait constituant le IIIe chapitre.

Notre étude de la loi des XII Tables a permis de démontrer que les termes de rumpere (table VIII,2) et de frangere (table VIII,4) étaient déjà connus des juristes romains de l’époque archaïque 365. En ce qui concerne urere, il est démontré que la table VIII,10 prenait en compte le fait d’incendier volontairement le grain ou la maison d’autrui. C’est dès lors sur ces termes que sont venus se greffer les états de fait couverts par la lex Aquilia qui visait à réunir en un seul texte de loi l’ensemble des états de fait dommageables pour autrui appréhendés par la législation décemvirale. L’extension créée par la doctrine vers la notion de corrumpere rendra inutile une telle liste exemplative, puisque c’est le dommage patrimonial qui sera considéré par la notion de damnum, avec pour conséquence d’accorder ou non une indemnité au lésé366.

364 Gaius, Institutes, III,219 : « Et placuit ita demum ex ista lege actionem esse, si quis corpore suo damnum dederit, ideoque alio modo damno dato utiles actiones dantur. » (Et ainsi, il a été décidé qu’il y aurait matière à action selon cette loi [la lex aquilia], si quelqu’un, par une action physique (littéralement une action de son corps) a causé un dommage, alors que pour le dommage causé d’une autre manière, on accorde des actions utiles.)

365 Daube, Noxa, p. 42; von Lübtow, Untersuchungen, pp. 23-25.

366 Cf. infra § 13, La restitution des pertes patrimoniales.

i) Urere

La définition de l’état de fait d’urere ressort essentiellement de trois fragments d’Ulpien qui se situent en marge immédiate de la retranscription du texte du IIIe chapitre de la lex Aquilia :

Ulpianus, D. 9,2,27,6 :

Si quis igitur non occiderit hominem vel pecudem, sed usserit fregerit ruperit, sine dubio ex his verbis legis agendum erit. Proinde si facem servo meo obieceris et eum adusseris, teneberis mihi

Donc, si quelqu’un n’a pas tué un homme ou un quadrupède de troupeau, mais l’a brûlé, brisé ou rompu, il est possible, sans aucun doute, d’agir selon les mots de cette loi [en l’espèce le IIIe chapitre]. En conséquence, si tu as jeté une torche contre mon esclave et que tu lui as causé des brûlures, tu répondras envers moi.

Ulpien poursuit la discussion en prenant l’exemple de l’incendie causé à la propriété immobilière, à l’instar de celui causé à une plantation d’arbres ou à une maison de campagne367. L’emploi du verbe incendire démontre que la terminologie n’était pas formaliste et que les jurisconsultes ne s’attachaient pas de manière rituelle à n’employer que le seul terme d’urere368.

En ce qui concerne les incendies, Ulpien considère également que celui qui aura brûlé la maison de son voisin alors qu’il voulait brûler la maison de son bailleur répondra tant à l’égard de son voisin que de son bailleur de l’action aquilienne369.

ii) Frangere

367 Ulpianus, D. 9,2,27,7 : « Item si arbustum meum vel villam meam incenderis, Aquiliae actione habebo. » (De même, si tu as brûlé ma plantation d’arbres, ou ma maison de campagne, tu répondras par l’action aquilienne.) Le fragment se retrouve dans la Collatio, XII,7,1, FIRA II, p. 574, où la liste exemplative est complétée par l’insula, à savoir le pâté de maisons.

368 Winiger, Damum inuria datum, p. 51.

369 Ulpianus, D. 9,2, 27,8; Collatio, XII,7,3, FIRA II, p. 574.

Le concept de frangere n’a pas donné lieu à une nombreuse jurisprudence370. Peut-être justement parce que la notion était limitée et ne visait que des objets fragiles, à l’instar du bris d’une coupe371, ou d’une pierre372. Initialement, pourtant, le terme était encore fréquemment373 associé, comme sous l’angle de la loi des XII Tables, à la fracture des os d’un esclave374, ou d’un cheval375.

Toujours selon Ulpien, 376 enfoncer ou fracasser une porte pouvait donner lieu à l’action aquilienne telle que décrite au IIIe chapitre. Le fragment est intéressant en ce sens qu’Ulpien emploie les verbes infringere et confringere, démontrant par là que l’emploi du terme frangere était, comme celui d’urere, d’une relative souplesse et non interprété de manière totalement stricte.

Le fait que la fractio se cantonne aux objets fragiles, et entraîne presque toujours comme conséquence la perte de valeur totale de la chose, explique à notre avis que le terme n’ait pas été plus discuté en jurisprudence.

370 Winiger, Damnum iniuria datum, p. 51; Hausmaninger, Schadenersatzrecht, p. 17.

371 Ulpianus, D. 9,2,27,29, discute de la responsabilité du tourneur qui brise la coupe qu’il était chargé de sculpter.

372 Ulpianus, D. 9,2,27,33, traite de la responsabilité du transporteur qui brise une partie des pierres qu’il était chargé de transporter.

373 Comme le souligne Winiger, Damnum iniuria datum, p. 51, le fait que l’expression frangere désigne souvent initialement la fracture d’un os ne prouve absolument pas que toutes les fractiones aient initialement protégé les seuls êtres vivants.

374 Alfenus, D. 9,2,52,4, emploie l’expression servus cecidit et crus fregit pour dénier l’action aquilienne au maître d’un petit esclave ayant eu les jambes brisées par le joueur d’une partie de ballon qui, cherchant à « jouer le ballon»

a, par mégarde, « joué l’esclave» ; sur ce fragment, Wacke, Unfälle bei Sport, pp. 16-17 ; Pernice pp. 54-55.

375 Iavolenus, 9,2,57.

376 Ulpianus, D. 9,2,27,31 : « Si quis aedificii mei fores confregerit vel refregerit aut si ipsum aedificium diruit, lege Aquilia tenetur. » (Si quelqu’un a fracassé ou enfoncé ma porte ou détruit ma maison, il répondra de l’action aquilienne.)

iii) Rumpere

Contrairement à la notion de frangere, celle de rumpere a laissé la place à une abondante jurisprudence. Nous avons vu qu’elle remontait à la loi des XII Tables, et notamment au membrum ruptum qui était déjà sanctionné par la table VIII,2.

Si Ulpien considère que le terme rumpere a toujours renfermé dès le début une acception large377, nous sommes plutôt enclins à penser que l’évolution du concept s’est effectuée au fil des siècles. L’extension de la notion semble d’abord avoir été liée aux lésions corporelles comme en atteste encore Ulpien à l’époque classique :

Ulpianus, D. 9,2, 27,17

Rupisse eum utique accipiemus, qui vulneraverit, vel virgis vel loris vel pugnis cecidit, vel telo vel quo alio, ut scinderet alicui corpus, vel tumorem fecerit, sed ita demum, si damnum iniuria datum est: ceterum si nullo servum pretio viliorem deterioremve fecerit, Aquilia cessat iniuriarumque erit agendum dumtaxat: Aquilia enim eas ruptiones, quae damna dant, persequitur. Ergo etsi pretio quidem non sit deterior servus factus, verum sumptus in salutem eius et sanitatem facti sunt, in haec mihi videri damnum datum:

atque ideoque lege Aquilia agi posse.

Nous considérons que le terme de « rompre » s’appliquera à celui qui aura blessé, soit avec des verges, des courroies ou ses poings, avec une arme ou n’importe quel autre objet, de manière à couper le corps d’un autre, ou à lui causer une plaie, mais seulement à la condition qu’un dommage ait été infligé de manière illicite. Mais, si l’auteur a rendu l’esclave à un prix inférieur au marché378, la loi Aquilia ne trouve pas application. Le maître devra alors agir par le biais de l’actio iniuriarum. En effet, la loi aquilienne ne

377 Ulpianus, D. 9,2,27,13 : « Inquit lex "ruperit". Rupisse verbum fere omnes veteres sic intellexerunt

"corruperit". » ; voir la traduction p. 11.

378 La traduction est difficile. Il est peu aisé de savoir si le nullo pretio se rattache à servus ou à vilior deterioreve.

S’il se rattache à servus, on considère que l’esclave ne valait rien avant la survenance du rumpere. Si on le rattache à vilior deteriorve, on considère que le rumpere n’a rendu « en aucune valeur, moins cher ou plus mauvais l’esclave blessé ».

poursuit que ces blessures (ruptiones) qui causent un dommage. En conséquence, du moins, quoique l’esclave ne soit pas devenu meilleur marché en ce qui concerne son prix, en réalité, il convient de prendre en compte les dépenses effectuées (par le maître) pour le conserver et le guérir ; je pense que celles-ci peuvent être considérées comme un dommage infligé, et, pour cette raison, le maître peut agir au sens de la lex Aquilia.

La définition d’Ulpien démontre que l’important n’est pas de savoir de quelle manière l’atteinte physique a été causée (acte commis iniuria ou sans droit), ni même de se demander quel type d’atteinte (coupure ou plaie) a été causée. L’accent est mis sur la survenance d’un dommage (sed ita demum, si damnum iniuria datum est), condition de l’admission de l’acte comme ruptio.

Le fragment traduit cette évolution qui s’intéresse moins à la manière dont le résultat dommageable survient, mais insiste de manière radicale sur le dommage patrimonial du propriétaire de l’esclave. Il met en évidence la notion de damnum qui reflète l’atteinte patrimoniale causée et s’écarte du système rigide de la loi des XII Tables qui s’intéressait plus à la non-conformité de l’acte avec l’ordre juridique et, de manière uniquement marginale, au dommage subi par le propriétaire.

La catégorie rumpere sera naturellement aussi employée pour décrire des atteintes causées à des objets inanimés. La jurisprudence témoigne ainsi de cas de vêtements déchirés379, ou de la destruction d’un document380.

L’emploi de l’expression quasi rumpere traduit encore cette évolution de la notion. Brutus, cité part Ulpien, considère que l’avortement provoqué sans droit d’une esclave ou d’une jument ouvre l’action aquilienne :

Ulpianus, D. 9,2,27,22

Si mulier pugno vel equa ictu a te percussa eiecerit, Brutus ait Aquilia teneri quasi rupto.

379 Ulpianus, D. 9,2,27,18, voir traduction p. 11.

380 Ulpianus, D. 47,2,27,3 : « nam rupisse videtur qui corrupit » (en effet, celui qui a corrompu le document est considéré comme l’ayant brisé). Le fragment démontre la souplesse de la notion de rumpere, qui englobe les cas de corrumpere.

Si une femme [esclave] ou une jument a été frappée par toi, de sorte qu’elle avorte, Brutus381 dit que tu réponds de l’action aquilienne comme si tu [l’] avais rompue.

Le fragment étend dans leurs limites les plus extrêmes les notions de rumpere et s’attache à nouveau à permettre l’indemnisation d’un dommage qui n’aurait pu tomber ni dans la catégorie d’urere ni dans celle de frangere, puisque l’atteinte est causée à la vie en devenir. Brutus, repris par Ulpien, considère que cet état de fait, si voisin de la ruptio, mérite une indemnisation, bien que le terme damnum ne soit pas employé. Selon nous, cela s’explique par le fait qu’Ulpien fait référence à la chose qui a perdu son fruit et non au patrimoine du propriétaire. Dans le cas de l’avortement causé sans droit, la jurisprudence est toutefois fluctuante. Un fragment ultérieur de Pomponius,382 même s’il se réfère à Quintus Mucius Scaevola, considère sans discussion que l’avortement provoqué par les coups du propriétaire qui voulait chasser une jument de son fonds représente un cas de rumpere et non de quasi rumpere. Ce fragment montre par là que le terme de rumpere avait fini par s’imposer à tout dommage corporel qui ne tombait pas sous le coup des deux autres catégories d’urere et de frangere383.

Ce développement de l’expression rumpere annonce la création de la catégorie qui englobera tous ces éléments, le corrumpere. La souplesse factuelle induite par ces trois catégories, pouvant souvent se substituer l’une à l’autre384, montre que les jurisconsultes romains ne se sentaient pas ou peu liés par les définitions rigoureuses de la loi, mais qu’ils se sont concentrés sur le but de la lex Aquilia, à savoir permettre l’indemnisation du propriétaire dont la chose avait été endommagée ou détruite et accorder une indemnisation correspondante au lésé.

381 Jurisconsulte du IIe siècle av. J.-C., préteur en 142; Kunkel, Römische Juristen, p. 12.

382 Pomponius, D. 9,2,39,pr. : « Quintus Mucius scribit: equa cum in alieno pasceretur, in cogendo quod praegnas erat eiecit: quaerebatur, dominus eius possetne cum eo qui coegisset lege Aquilia agere, quia equam in iciendo ruperat. […]»

383 Sur la question, voir également Nörr, Causa mortis, pp. 130-131.

384 Winiger, Damnum iniuria datum, p. 52.