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Sociologie de l’expertise et de l’expérience (SEE)

Chapitre II. Cadre théorique et conceptuel :

2.2. Revue de littérature sur l’expertise de communication et de culture

2.2.1. Sociologie de l’expertise et de l’expérience (SEE)

L’étude de l’expertise basée sur l’expérience des groupes alternatifs de savoir de Collins et Evans (2009) montre le lien établi entre la science et la culture. En effet les personnes acquièrent une expertise réelle et substantive par leur appartenance à des groupes. Il ne s’agit pas d’une simple attribution par le groupe de la qualité d’expert à un membre, mais d’un processus social résultant de médiations culturelles et symboliques (Collins et Evans, 2009 : 3). Il n’est pas possible, en effet, dans la pratique, d’acquérir une compétence par « mimo-morphisme », en imitant seulement les comportements des autres. L’acquisition de savoirs et de compétences requiert une internalisation des compétences et des processus d’apprentissage locaux dans la pratique et l’expérience. Cela suppose de mettre en œuvre des actions polymorphiques qui permettent de s’adapter aux circonstances sociales d’apprentissage. Cet apprentissage vise la conciliation du langage et de la pratique dans l’expertise qui « se trouve au milieu des pratiques d’activités et des livres, des ordinateurs, et tout le reste », « est cependant plus proche de l’informel que du formel », se fonde sur « une maîtrise du langage », naturel ou issu d’une pratique professionnelle et sur une acculturation. Il ne peut s’agir d’un ensemble de propositions mais d’une maîtrise courante du langage d’un domaine spécialisé (Collins et Evans, 2009 : 30) qui permette de s’intégrer pleinement aux cadres de l’expertise.

Dans leur sociologie de l’expertise, Collins et Evans (2009 : 13) décrivent l’expertise ubiquitaire, comme un ensemble de savoirs tacites, de « savoir comment faire » - « things you just know how to do » - que nous possédons sans être en mesure de les expliquer et sur lesquels nous fondons nos jugements sociaux : une recette de cuisine transmise de génération en génération par exemple. Ils évoquent un type d’expertise, inconsciente et intériorisée, qui suit diverses phases de développement et se constitue par le langage à travers l’expérience et la pratique quotidienne. Les militants sont des acteurs spécifiques de la médiation de par leur capacité à expliciter les savoirs tacites à partir de leur engagement

intensif et quotidien sur le terrain de la lutte politique locale (dans les quartiers et sur le net). La production alternative d’informations et d’enjeux sociaux par les militants encourage l’extension des processus, des formes et des activités au sein des sphères publiques (Epstein, 1996 ; Collins et Evans, 2009). C’est un processus de transition vers l’expertise de publics non experts (des personnes non accréditées) qui s’accomplit grâce à des conversations avec les publics et les spécialistes. Ces conversations ne sont pas de simples discussions ni des entretiens, elles sont comparables à des échanges de paroles que les experts pourraient entretenir avec leurs collègues et leurs homologues. L’appropriation langagière permet de comprendre et de débattre des questions centrales, d’échanger des points de vue et des perceptions, mais elle ne suffit pas à devenir expert. L’expertise suppose également l’acquisition d’une expertise contributive, c’est-à-dire l’habileté à faire les choses. Ce second type d’expertise peut se transmettre par la voie de socialisations multiples. La capacité à maintenir des relations interactives avec les autres, non seulement sur le plan discursif mais aussi sur le plan des pratiques sociales, fonde la transitivité des pratiques d’expertises. Certaines personnes possèdent un type d’expertise sur les deux – contributive ou relationnelle - d’autres possèdent des expertises non reconnues. Le concept d’imitation ne recouvre donc pas la complexité des médiations de l’expertise, car il ne rend compte que des phénomènes d’appropriations langagières par mimétisme. L’expertise suppose une expérience réelle des pratiques et des processus d’acquisition.

L’ouvrage de Collins et Evans ouvre la voie à une typologisation des différentes catégories d’acteurs et de pratiques d’expertise. Les spécialistes et les citoyens détenteurs de savoirs non formels détiennent les uns et les autres une expertise contributive. Les fermiers par exemple ont une expertise de l’élevage acquise dans la pratique, qui est une forme de savoir « ésotérique » pertinent sur la contamination radioactive des élevages, non reconnu par les institutions scientifiques du fait des discriminations locales (Collins et Evans, 2009 : 49 ; Wynne, 2006). Il arrive également que les porteurs de savoirs implicites refusent de montrer explicitement leurs compétences comme c’est le cas de certains artistes qui préfèrent laisser « l’art parler pour lui-même » (Collins et Evans, 2009 : 61). Selon les critères mis en évidence par les auteurs, l’acquisition de l’expertise se fonde sur la maîtrise de la fluidité des échanges, de l’ubiquité langagière, des moyens techniques et de la pratique courante

du langage technique, ainsi que sur la mise en œuvre de conversations étendues avec les experts.

Les groupes de militants ont, en outre, une spécificité culturelle et structurelle qu’il s’agit de mettre en évidence. Les mouvements de contestation populaire (‘grass roots movement’) se distinguent d’autres modèles structurels de contestation politique et sociale comme les syndicats ou les unions de travailleurs par exemple, en raison de la mise en scène de tactiques culturellement ancrées dans des pratiques autonomes et décentralisées. En ce sens, l’engagement des publics militants dans la science permet une remise en cause de la distinction entre science et culture et des logiques internes/externes du langage (‘insider’ vs ‘outsider’). La cartographie culturelle, l’analyse du matériel culturel, la typologie des pratiques et l’étude des cultures épistémiques et des épidémiologies populaires sont autant de manière d’amorcer ou de poursuivre une réflexion sur la place de la culture en science et le rôle des artefacts culturels et historiques comme objets de la connaissance (Epstein, 2008). Le savoir comme produit culturel ou ensemble d’images sociales (Bloor, 1976), les préoccupations pour l’autorité des ressources culturelles et les points de convergence existants entre la science et la culture fondent une nouvelle matérialité des échanges entre le singulier et le politique. A partir de l’exemple de plusieurs controverses, dans le domaine de la santé communautaire et de l’environnement en Amérique du Nord, je propose d’étudier la spécificité des structures de communication formées par des groupes de militants qui jouent le rôle de facilitateur du débat. La cartographie des groupes marginaux révèle un laboratoire de pratiques et de savoirs tacites qui en viennent à constituer un corps de savoirs légitimes et visibles dans l’espace de la connaissance grâce à un processus de convergence des savoirs et des expertises (Epstein, 1996; Jenkins, 2006).

2.2.2. « Beyond the text » : le modèle participatif

Les analyses en sociologie de l’expertise et des mouvements sociaux menées par les recherches sur l’action collective (Cefaï, 2007; Guay, 2005; Melucci, 1996, 1983; Neveu, 2005; Olson, 1965, 1965; Tilly, 1985; Touraine et al., 1984) ; sur l’épistémologie des sciences et les savoirs tacites (Polanyi, 1983; Geertz, 1999; Collins et Evans, 2002), sur les savoirs d’expérience et les expertises du quotidien (Collins et Evans, 2009; Di Chiro, 1997; Epstein,

1995; Fischer, 1993; Goffman, 1991; Jasanoff, 1990, 2004; Moscovici, 2001; Trépos, 1996, 2008) ont produit de nouveaux modèles de compréhension de la science et de typologisation du savoir. Elles ont mis en évidence la dimension relationnelle et culturelle du partage de savoir en montrant l’impact politique des formes culturelles dans les controverses (Bernstein, 1997; Benford et Snow, 2000; Cohen, 1985; Melucci, 1985, 1996; Tilly, 1978; Touraine, 1978; Touraine et al., 1984). Les analyses systématiques et successives de grèves, de rassemblements violents ou d’émeutes publiques, des revendications de ceux qui ont quelque chose à dire (‘claims’ et ‘claims makers »), des modèles et des réalités d’action collective, des récits et des histoires de militants soulignent la spécificité structurelle des mouvements sociaux, comme étant dispersée, composite et fluide (Melucci, 1985; 1989; Tilly, 1978; 1985). La contestation de l’autorité de la science et l’appel à produire d’autres formes de savoir font de l’expertise alternative et culturelle une expertise politisée, nécessairement engagée dans une réactualisation des formes et des structures symboliques.

Si certains auteurs soulignent la nature conflictuelle de la relation des militants au pouvoir (Tilly, 1978; 1985), d’autres évoquent la capacité de changement social que détiennent les groupes contestataires de par leur spécificité structurelle (Gitlin, 1995; Melucci, 1989). L’identité hybride des groupes leur permet de naviguer entre des espaces hétérogènes. Elle est désignée par Goffman par le terme de « spoiled identity » (Goffman, 1973), c’est-à-dire un processus de remise en cause des représentations du pouvoir et de construction de représentations alternatives. Bernstein (1997) met en évidence trois dimensions analytiques de l’identité : « l’identité pour la prise de pouvoir » (« empowerment », agrégation et fédération des participants), « l’identité pour la critique » (déconstruction des catégories sociales) et « l’identité pour l’éducation » (transformation des formes culturelles et des rôles) (Bernstein, 1997 : 537). La dimension critique consiste à déconstruire les mythes de la doxa en vue d’une construction alternative de la réalité. La prise de pouvoir consiste à donner plus de pouvoir aux gens par des pratiques de construction de l’identité dans les médias. L’apprentissage nécessite une acculturation des publics engagés aux significations et aux identités collectives dans les médias par divers processus de médiation du sens.

Dans une étude sur la distinction entre stéréotypes et stéréotypage, Amossy ouvre une réflexion sur le lien entre réel et imaginaire(s) dans laquelle elle définit l'imaginaire comme une substance qui va à l'encontre de la logique fixiste véhiculée par la doxa et le mythe. Cet imaginaire social qui produit un va-et-vient incessant entre images subjectives et images collectives est « en prise sur les textes et l'iconographie de l'époque » (1991 : 9). La capacité critique est éducative car elle permet une réflexivité des pratiques de discours et l’incursion d’un paradigme alternatif dans la production de savoir. Elle provoque une évolution des catégories et des formes du discours existants au profit de la création de formes et de genres hybrides. Cette transformation est donc à la fois symbolique et structurelle.

En France, c’est la problématique de la traduction des savoirs qui est privilégiée par la sociologie de la traduction dans le cadre de controverses scientifiques (Akrich, Callon et Latour, 2006). Cette approche, qui a ouvert la voie aux études portant sur l’expertise et l’expérience, apporte de nombreux points d’analyses et de réflexions sur la manière de faire la science ; néanmoins, elle privilégie l'étude sociologique des communautés. L’analyse des processus d’institutionnalisation des groupes militants révèle davantage les évolutions permanentes des pratiques de communication élaborées à partir d’un mélange d’actions instrumentales (Habermas, 1987), expressives ou théâtrales (Goffman, 1973) et identitaires (Bernstein, 1997). L’extension de l’accès à la politique, la force de la base organisationnelle et la différenciation culturelle (Barber, 1984; Bernstein, 1997 : 559) sont les principales caractéristiques de ce renouveau des structures de savoir. Un champ de recherche portant sur la sociologie des sciences (Merton, 1973), par l’étude des frontières de l’expertise (Collins et Evans, 2002; 2009; 1996; Epstein, 1995; Fischer, 1993; Jasanoff, 1990; 2004; Wynne, 2006; Wynne et Shackley, 1996) et par l’analyse empirique de la construction de l’expertise par les groupes de militants en santé ou en environnement (Esptein, 1996; Fischer, 1993, 2005; Di Chiro, 1997) a permis de réactualiser la problématique de l’extension du savoir (Collins et Evans, 2009) à d’autres types de publics que les experts accrédités.

Ces analyses traitent du processus « d'être appelé expert » (Collins et Evans, 2009) dans le processus participatif de construction de la connaissance par l’immersion dans des langages et des cultures. Elles offrent à cet égard un éclairage et des perspectives fécondes pour une meilleure compréhension des processus d'acquisition d'une expertise substantive par

l'appartenance à un groupe (Epstein, 1996). Ces études s’intéressent à l’expérience que les communautés marginales habituellement exclues du débat, comme la CLAC, peuvent apporter à la science et au potentiel révolutionnaire des routines inconscientes (Jameson, 1991a; 1991b; Kuhn, 1962), en observant les pratiques de « meaning making » (Gieryn, 1999) qui sont des pratiques informelles et culturelles prennant forme dans l’exercice quotidien de la lutte. Ces pratiques ont donné naissance aux épistémologies critiques, issues des cultures épistémiques, indigènes et civiques, et à la formalisation de l’expérience du quotidien, par divers jeux de mises en scène du discours, en savoirs institutionnalisés (Jasanoff, 1990; 2004; Knorr-Cetina, 1981; 1982; Pickering, 1992; Rose et Novas, 2005; Vaughan, 1999). Les relations d’interdépendance entretenues par l’expertise, la culture et la participation dans la construction de modes collectifs de savoir et d’action, les ressources mobilisées par les militants sous forme d’archives (Mukerji, 2007a) et d’histoire et de récits personnels (Gitlin, 1994; Polletta, 1994; 2009) brouillent la frontière entre les genres populaires et scientifiques.