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Chapitre I. Problématique :

1.3. Les nouvelles sphères publiques

1.3.1. La société en réseau

Faisant le pont avec les théories de l'économie politique post-industrielle (Bell, 1976; Touraine, 1969; 1992), Castells met en évidence une nouvelle structure de communication autour des concepts de « flux » et de « lieux » (1998, chapitre VI et VII, sur le concept de flux, voir aussi (Rheingold ; 1992 ; 1993; Jenkins, 2006). La société de l’information, « forme particulière d'organisation sociale, dans laquelle la création, le traitement de la transmission de l'information deviennent les sources premières de productivité et du pouvoir » (Castells, 1998 : 45) se fonde essentiellement sur la logique du réseau qui imprègne sa structure de base et sur l’hétérogénéité des formes en circulation. Cet ouvrage fondateur pose les bases d’une théorie de l’information s’inscrivant dans la modernité réflexive et proposant une alternative de communication aux modèles de production et de consommation du productivisme en vue d’une nouvelle écologie politique des débats (Zin, 2006) fondée sur la dissémination (Derrida, 1972). Grâce à leurs pratiques interconnectés, les militants mettent en œuvre une nouvelle culture de la « virtualité réelle » : « L'intégration potentielle de textes, d'images et de sons en un même système, interagissant à partir de multiples points,

dans un temps choisi (réel ou différé), au sein d'un réseau global auquel on peut accéder librement et à faible coût, transforme fondamentalement en effet le caractère de la communication » (Castells, 1998 : 416). Cette théorie de l’information permet de s’interroger sur l’émergence des « petits » savoirs véhiculés par les porte-paroles locaux, les petits partis et les micro-organisations politiques et sur leur incorporation dans les structures informationnelles du capitalisme global. Castells (2001) définit ainsi les caractéristiques principales et les problèmes des nouvelles mises en réseau virtuelles : des « formes nouvelles d’organisation sociales », aux structures hypertextuelles et multimodales, confrontées à des problèmes liés à « la vie privée » et à la « liberté », à la localisation, à l’inégalité et à l’exclusion sociale (Castells, 2001 : 33).

L’approche du concept d’information par des méthodes de type ethnographique (Appadurai, 1996) nous aide à mieux comprendre la structuration progressive d’une morphogenèse hypertextuelle de la CLAC en tant qu’organisation politique informelle, par l’étude de la mise en relation d’une production textuelle ancrée dans les pratiques locales avec l’internet collectif militant et par l’analyse des processus de médiation de l’expérience à distance entre les sujets en situation de non-contigüité. Dans la société de l’information castellienne, le passage d'une économie de stock des données à une économie des flux déterritorialisée (Castells, 1998) a provoqué un renouvellement des identités politiques, des forces sociales, des formes de communication symboliques et des rapports de pouvoir latents qui affectent toutes les structures de la communication et du savoir, depuis la production de l'information journalistique à la communication politique, en passant par la production de contenus alternatifs par les publics et les audiences. Les contenus mis en forme par les militants de la CLAC à partir de leur expérience vécue incorporent les savoirs culturels et personnels dans une matrice informationnelle (voir chapitre 541) et articulent les sphères militantes aux structures médiatiques en combinant et en intégrant les différents niveaux de la communication publique (action, échanges discursifs, groupe, organisation, communauté, national, international) au sein d’un texte commun. La production alternative se compose des échanges sociaux et discursifs entre les participants et des nœuds dans le réseau formés par les participants. La théorie de l’information castellienne a souvent été

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Le concept s’inspire de la matrice conditionnelle présentée par Strauss et Corbin dans la méthodologie de la théorisation ancrée (1990 : 169, fig. 10.1).

examinée, et plus spécifiquement en France avec l’héritage de Touraine, sous l’angle des logiques d’acteurs ou des dispositifs techniques, un cadre d’analyse qui tend à durcir la fluidité du modèle. Il n’est pas tant question de logiques d’acteurs, inscrites dans la rationalité éthique ou procédurale, que de la construction des identités personnelles, déterminée par les spécificités culturelles, sociales et historiques du contexte d’énonciation, les motivations des acteurs et les opportunités locales (Castells, 1998, 1999, 2001).

D’autre part, Castells propose une redéfinition du concept d’information selon laquelle l’information est constituée de la matérialisation successive des activités humaines et des pratiques sociales de temps partagé, sous la forme de symboles et d’artefacts culturels en circulation dans l'espace de communication (1998). C’est la dynamique paradoxale des effets de structuration et de fragmentation se produisant lors du processus de mise en circulation de l’information qui permet l’émergence de formes révolutionnaires ou à l’inverse le maintien de formes conservatrices. Globalisation et fragmentation provoquent une tension entre le soi et le net et entre l’identité locale et la globalisation (Barglow, 1994; 1999; Bell, 1976; Castells, 1998; Granovetter, 1984; McLuhan, 1997). L’énergie des flux peut avoir des effets structurants comme des effets dissolvants sur la communication ; être un vecteur d’émancipation comme produire un renforcement du contrôle social par l’exposition des vies intimes à l’hyper-surveillance. Barglow (1994) souligne à cet égard le paradoxe des réseaux d'information, qui, tout en accordant au sujet plus de points d'accès vers l'information pervertissent dans le même temps la conception occidentale du sujet autonome et indépendant. L’émergence de la culture digitale permet la structuration d’un espace de pensée multidimensionnel, défini par les principes de non séquentialité, de variabilité et de probabilité favorisant la production de cultures hybrides (Manovitch, 2001).

Lorsque les militants de la CLAC témoignent des violences policières du G20 de Toronto en 2010 par des récits personnels et des mises en scène de soi collectives dans les nouveaux médias, les structures de l’expérience sont absorbées par les structures médiatiques. Le corps mis en scène dans la représentation de soi et l’identité militante se convertissent en information transmise par le réseau sous la forme de codes textuels et de bits. L'expérience médiatée dans l'échange social et discursif du sujet avec les autres se transforme en événement-performance (Bauman, 1986). Le micro-réseau constitue une source

d'information dans la structure médiatique pour fournir une information « prête à digérer », comme dans le cas de la téléréalité ou de certaines vidéos amateurs qui exposent au public le déroulé quotidien de l’intimité. Ainsi, dès le moment où le sujet interagit avec les autres, une médiatisation de sa spécificité de sujet et de ses pratiques culturelles a lieu dans l’espace de communication. Cette médiatisation de la singularité naît d’une parole disruptive produite par la revendication à la visibilité et à l’immédiateté du sujet. Comme le souligne Voirol, « avant toute chose, l’expérience s’organise par une attention sur l’immédiateté de l’ici et maintenant, fait de relations de face-à-face et d’une inscription immédiate dans l’espace et le temps » (C’est l’auteur qui souligne) (Voirol, 2005b : 96) ; « la visibilité des activités se construit par conséquent à travers les dispositifs de formalisation du travail que constituent les procédés d’inscription textuelle ou graphique » (Voirol, 2005a : 11). La construction d’une réalité dans les médias par les groupes militants s’opère selon des modes de communication de masse « segmentés, personnalisés et sur mesure » (Castells, 1998 : 426-427) : « Quelles que soient ses limites, cette autoproduction est une expérience qui contredit le flux unilatéral d'images pour valoriser l'expérience vécue et l'écran » (Castells, 1998 : 428). Le processus de textualisation est ambivalent car il permet aussi aux utilisateurs de défendre leurs points de vue et leurs manières de voir et d’acquérir une existence.

Les médias de masse remettent en cause les frontières de l’échange grâce à « une reconfiguration de l’expérience quotidienne par l’extension de la sphère d’attention possible » (Voirol, 2005b : 97). Ils favorisent l’apparition d’une nouvelle « scène du visible accessible à des individus isolés, inscrits dans leurs univers particuliers » qui modifie l’expérience collective des médias (Voirol, 2005b : 99). Avec le développement d’internet, les forces sociales contestataires tendent à rechercher un pouvoir d’influence plus marqué. Les sphères publiques interconnectées fournissent davantage d’opportunités d’être vus aux regroupements militants que les médias traditionnels (Benkler, 2006). Selon la distinction opérée par Benkler (2006), les sphères publiques connectées ne sont pas soumises aux opérations de filtrage et d’accréditation des médias de masse grâce à une meilleure distribution du capital physique qui permet à n’importe quel individu disposant d’une connexion internet de communiquer ses points de vue et ses observations aux autres et de faire des enquêtes sans avoir recours aux ressources privées des institutions. Ouverture,

accès au savoir, à l’information et à la culture et autonomie des structures de communication sont les principales caractéristiques de cette dynamique de contre-pouvoir mise en œuvre par les regroupements de citoyens. Les sphères publiques interconnectées assurent l’espace nécessaire à la production d’une information locale, non contrôlée par les grands médias, et en dehors des circuits de communication traditionnels.

En transmettant les savoirs culturels acquis dans les processus de lutte et d’éducation dans les médias, les militants participent à la démocratisation de l’accès au savoir. Le discrédit des élites politiques, la collusion du journalisme avec les milieux politiques et financiers (Lippman and Merz, 1920), les scandales médiatiques liés à l’absence d’éthique journalistique dont témoigne par exemple l’affaire des écoutes téléphoniques du News of the World (Murdoch, Le Monde, 18 juillet 201142) invitent les publics à prendre possession du processus de production de l’information (Von Hippel, 1986; 2005) pour s’assurer de la légitimité et de l’authenticité de l’information produite ou pour réguler les pratiques journalistiques douteuses de certains titres de presse. Cette configuration des rôles d’information résorbe la démarcation formelle entre les instances de production et atténue le pouvoir autoritaire des “gatekeeper” (Shoemaker, 1991), experts politiques et culturels. Les producteurs d’information déterminent, par leurs activités de sélection, « ce qui doit figurer dans l’ordre de la visibilité médiatisée et ce qui en est exclu » (Voirol, 2005b : 100), en tentant de fonder « une entité discursive stabilisée » (Voirol, 2005b : 101) dans la médiation des formes et des identités en émergence.

La place des réseaux sociaux comme « conjurations de l’incommunicabilité » (Neveu et Rieffel, 1991 : 18) a ainsi permis à la communication de se substituer aux grands récits (religion, dogmes politiques) afin d’endosser une fonction sociale et spirituelle de communicabilité (Lyotard, 1979). Cette néo-mythologie positive des réseaux sociaux a redéfini les champs de compétences et les capacités (du savoir-faire au savoir-dire) de l’information et a introduit une nouvelle « compétence communicationnelle » (Neveu et Rieffel, 1991 : 20). L’essor des sciences humaines a eu pour effet une plus grande prise en compte des savoirs indigènes, une professionnalisation et une institutionnalisation des

sciences de l’information et de la communication ainsi qu’une substitution du modèle de la concurrence et de la coopération au modèle mécaniste de la transmission du savoir. Mais peut-on considérer pour autant le renouveau des pratiques de communication comme un réel renouveau démocratique ? Les études du web social sur les pratiques participatives mettent en évidence les paradoxes du web social (Cardon et Granjon, 2010; Millerand, Proulx et Rueff, 2010; Mattelart, 2011). Millerand, Proulx et Rueff (2010) invitent à garder un œil critique sur le web participatif. Pour Miège, on observe un passage de « l’automédiation » à « l’intermédiation » (Miège, 2000)43. Matthews définit cette évolution comme une simple reconfiguration des « modalités de contact » décentrée des corporations (Millerand, Proulx et Rueff, 2010 : 334). Il évoque l’avènement d’un « nouveau ‘sujet global’ » (Millerand, Proulx et Rueff, 2010 : 337) qui entretient des relations de complémentarité avec les principaux médias.

L’accroissement de l’impact des médias minoritaires sur la communication publique est lié à une situation de médiatisation particulière résultant de processus de médiation à diverses échelles, qui produit un enrichissement de sens allant de pair avec une situation de démocratie avancée et fonctionnelle dans laquelle les médias entretiennent une relation horizontale avec les groupes de pression, les associations, les collectifs et les minorités (Auger et al., 2008 : 217; Demers, 2008 ; Miège, 2000). La transformation des relations de pouvoir et d’influence a remodelé le visage de la production. Des pratiques hybrides de socialisation, entre ‘individuation’ (soit une construction de sens à partir de perspectives individuelles) et ‘communalism’ (construction de sens communautaire et collective) s'objectivent dans l'espace du médiatique et du politique (Castells, 1999). Ces caractéristiques sont présentes sur le compte Twitter de la CLAC qui laisse apparaître des modes polyphoniques d’énonciation croisant les sources, les valeurs culturelles partagées au sein du groupe et la textualité personnelle centrée sur l’expérience individuelle. L’accès au débat et à la pluralité des sources du plus grand nombre (Schlesinger, 1992), la mise en

42 Le Monde. « L’affaire des écoutes, le scandale qui menace l’empire Murdoch ». 18/07/2011.

http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/07/18/le-scandale-qui-menace-l-empire- murdoch_1549009_3214.html

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« La multiplication d’espaces de médiation individuels et collectifs, de dimension très variable, fonctionnant ou non dans une temporalité instantanée et impulsés selon les cas par des agents sociaux spécialisés », favorisant la prolifération des médiations (Miège, 2000 : 101), cité par Millerand, Proulx et Rueff, 2010 : 333).

circulation de symboles, de représentations et de significations alternatives dans les médias individuels de masse à l’occasion d’événements médiatiques entraînent la matérialisation de « scripts » alternatifs au sein d’une « nouvelle économie scripturaire » (De Certeau, 1990). La médiatisation naît de la convergence d’une élaboration discursive sur des territoires locaux et micro-locaux et d’une médiatisation étendue (Castells, 1998).