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Chapitre I. Problématique :

1.1. Le modèle des sphères publiques d’Habermas

1.1.2. Du savoir-faire au savoir-dire

La théorie de l'argumentation développée par Habermas entend lier l'espace privé de l'individu à l'espace collectif de la sociabilité, en fonction de prétentions universelles à la validité (Habermas, 1987 : 55). En suscitant des compromis, des accords sur les définitions de l'échange communicationnel, l'argumentation introduit une rationalité des échanges sociaux et discursifs; néanmoins, elle peut également causer une manipulation des messages et des catégories médiatiques. La condition sine qua non du consensus (ne rechercher communément que la vérité en rejetant tout autre type de motif) implique une démarche rigoureuse. Les considérations implicites et profanes, enracinées dans des présuppositions, doivent ainsi être décidées collectivement dans l'espace réflexif de la discussion. La réflexivité invite alors l'ensemble des participants à évaluer leur propre subjectivité et les manifestations irrationnelles de celle-ci dans ce qu'Habermas nomme le procès d'autoréflexion. Mais elle consiste également à observer si les expressions symboliques produites sont conformes aux règles de la discussion. Cette visée herméneutique, qui combine discours théoriques, pratiques, critiques et explicatifs,

conditionne la réussite du processus d'apprentissage. Il s'agit de questionner les expressions cognitives-instrumentales, morales et pratiques, évaluatives et expressives et les prétentions controversées à la validité (véracité des propositions, justesse des normes d'action, convenance des standards de valeurs, véridicité des expressions et intelligibilité des constructions symboliques) à travers les différentes formes de l'argumentation (Habermas, 1987 : 39. Fig. 2).

Habermas dégage trois caractéristiques principales des relations internes entre les unités pragmatiques du langage (plutôt que ses unités sémantiques). L'argumentation vise d'abord l'intercompréhension par la recherche de présuppositions communicationnelles universelles respectant le principe de symétrie. Elle suppose ensuite de considérer la question des normes de l'entente en fonction de thématiques précises, émises sur le mode hypothétique et régulées par des raisons. Enfin, elle vise à produire des arguments pertinents, c'est-à-dire des arguments qui permettent une reconnaissance intersubjective de l'opinion formulée hypothétiquement en une connaissance, laquelle sera toujours révisable29. C'est en ce sens que Véron considère l'argumentation comme une médiation entre le politique, le médiatique et le public :

29

Comme le remarque Toulmin (1979), « La raison est acquise (warrant) à l'aide d'une règle. Celle-ci s'appuie sur des évidences de nature différente (backing). Le cas échéant, la prétention à la validité doit être modifiée ou restreinte (modifyer). » (1981, p. 42) : Il y a donc plusieurs structures à l'œuvre que l'on distingue pour les besoins de l'étude du concept; celles d'une situation de parole idéale, celles d'une compétition ritualisée pour les meilleurs arguments; enfin celles qui déterminent la constitution des arguments singuliers et leurs relations. Néanmoins ces structures ne sauraient être considérées séparément et sur le mode analytique. Habermas critique, à cet égard, le point de vue d'extériorité adopté par Klein, sur la question des relations internes. Ce que Klein nomme le « collectivement valable » (1980, cité par Habermas, 1981, p. 44), ce sont les conceptions partagées dans la pratique à des époques déterminées par des groupes déterminés. Or, selon Habermas, cette tradition empiriste est trop réductrice, il faudrait pour que cela soit valable, transcender les limitations de lieu, d'époque et de culture en vue de questionner la validité du sens. Il nous invite donc à ne pas considérer les faits mais les significations et à tenir compte du « phénomène de contrainte non contraignant de l'argument le meilleur » (1981, p. 44). Ainsi la position de Klein est paradoxale puisqu'il s'en tient à la relation entre relativisme et objectivité en refusant toute catégorisation. Pour Habermas, ce défaut de médiation entre les niveaux du logique et de l'empirique doit être explicité. Il déplace donc le questionnement en interrogeant les catégories du « soziale Geltung » (le socialement valable) et du « Gültigkeit » (la validité). L'étude des procès complémentaires de formation de consensus montre ici que l'entente rationnelle et discursive repose sur une négociation du lien implicite entre le référent du locuteur et le référent du ou des destinataires. La compréhension des arguments supposedonc de les resituer dans leurcontexte d'origine et de reconnaître leur valeur ontologique dans le champ de la science (Toulmin, 1979).

On soutiendra ici que l'un des effets de l'hypermédiatisation et de l'idéologie qui l'accompagne est d'induire une confusion et d'effacer les barrières qui devraient exister entre l'argumentation et la médiatisation, comme deux modalités distinctes de la « mise en forme » du message. L'argumentation serait aussi essentiellement transmission, mise en scène et commentaire, donc médiation (Véron, 1995 : 330).

Les stratégies argumentatives déployées dans l'énonciation par les militants permettent une mise en forme du discours et des identités politiques et révèlent le passage du statut de sujet à celui d’acteur social et politique. Face à la fragmentation du politique et à l'hétérogénéité des pratiques argumentatives et discursives liées à la prise de pouvoir de la société civile (‘empowerment’) sur la construction de sens, la recherche d'une consistance (Barthes, 1980), apparaît comme une tentative pour incarner des rôles sociaux dans le but d’atteindre une efficience politique.

Les communications militantes occupent des espaces intermédiaires entre la société et l’État ou le marché. Elles expérimentent la contradiction inhérente à toute entreprise rationnelle liée au problème des critères externes ou internes de validation des formes de l'argumentation. Pour Habermas, l’approche diachronique est insuffisante, car elle ne permet pas d'analyser la question des représentations préexistantes à la logique de l'argumentation et néglige l'étude des processus et des procédures, en confondant « les prétentions conventionnelles » et « les prétentions universelles à la validité » (Habermas, 1987 : 52). Aussi convient-il d'analyser les formes de distanciation des discours qui expriment le point de vue du sujet sur l'objet-communication : « le mode de l'expression signifie normalement quelque chose de plus spécifique : il exprime aussi le point de vue spatio-temporel et réel d'où le locuteur se réfère à une prétention à la validité » (Habermas, 1987 : 53). La médiation se joue dans l'examen critique des représentations traditionnelles et dans la perception de l'altérité selon le principe de réflexivité. La régulation interne des discours par les énonciateurs vise à maintenir une équité et une égalité dans les échanges démocratiques.

La méconnaissance des présupposés liée à l'influence des valeurs et des cultures contextuelles peut constituer une limite à l’intercompréhension mutuelle. Le paradigme local – ensemble homogène de savoirs et de croyances, rituels, terminologie, partagés par un réseau ou un groupe - s’oppose au paradigme global, et donne lieu à une bataille

d'arguments, dans laquelle les valeurs de référence et les sources de savoir sont mises en discussion. Chaque groupe vise à discréditer la légitimité et la vérité du groupe opposé au moyen de stratégies de revendications. Le dépassement de contradictions a lieu grâce à l’instauration d’un tiers qui va définir un référent commun :

Tandis que, dans le champ social, la médiation représente la constitution de l'énonciateur par différenciation médiatée avec l'institution qui en est le destinateur, dans le champ de l'intersubjectivité, la médiation représente l'instauration d'un tiers de nature à résoudre ou à dialectiser le conflit et la contradiction entre les deux sujets qui sont les partenaires de la communication (Lamizet, 1992 : 315).

Les médias de masse ne suffisant plus à l’instauration de ce tiers et à la transmission du langage comme moyen de redonner du sens au lien social et de réguler les pratiques de communication, c’est le processus de production textuelle par les groupes militants qui permet de fonder l’espace de l’intercompréhension et de tisser la relation entre les textes.