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Chapitre I. Problématique :

1.1. Le modèle des sphères publiques d’Habermas

1.1.1. Co-construction de sens et frontières

Habermas montre qu'on ne peut typicaliser l'agir social dans des cadres bien circonscrits ou en fonction de certaines variables. Il invite à prendre en compte la dimension symbolique des représentations et le jeu de l'interprétation, en considérant les formes les moins « significatives » de la communication. Les invisibilités du langage peuvent avoir une efficience souterraine performative. Une interprétation holistique d'Habermas suppose donc de considérer les formes anomiques de constitution de la société dans l’étude des processus de communication. L’anomie est un processus non linéaire qui introduit des césures et des discontinuités dans le continu, un processus de construction du langage « marqué du sceau de la discordance et de la concordance » (Charaudeau, 1983 : 13). La distanciation des échanges de communication favorise la fragmentation et la démultiplication du sens et participe de cette constitution anomique des échanges de communication. Habermas tente de définir un mode de résolution des conflits d’interprétation afin de maintenir la dynamique de l’échange. Interrogeant les relations internes entre signification et validité, entre explication de la signification et prises de position du sujet par rapport aux prétentions implicites de la validité, Habermas envisage la problématique de la rationalité en fonction de prétentions pouvant être soumises à la critique ou défendues par le jeu de l'argumentation (1987).

Habermas explique que les savoirs sont fondés sur les dynamiques internes entre le contenu de la signification, les conditions de sa validité et les raisons pratiques. La justification des énoncés par les locuteurs suppose « une prétention transsubjective à la validité » (Habermas, 1987 : 26) où chaque énoncé a la même signification pour l'énonciateur et les destinataires. Selon cette définition, les actions langagières sont rendues intelligibles (et significatives) par le contexte de l'énonciation, qui leur donne un caractère d'objectivité et renvoie à un savoir commun partagé dans l'intersubjectivité – auquel Charaudeau réfère par le concept d'imaginaire socio-discursif (2005). L’imaginaire socio-discursif est formé des représentations sociales qui construisent le réel en univers de signification selon un principe de cohérence. Les imaginaires socio-discursifs sont repérables par des énoncés langagiers sémantiquement regroupables et circulent à l’intérieur d’un groupe social s’instituant en

normes de référence pour ses membres. Les « communautés » en ligne font se croiser des références et des valeurs communes au sein d’un espace textuel circonscrit. La CLAC possède ainsi un réseau d’affiliés et de sources qui est délimité par des pratiques numériques partagées par le groupe. Le partage de significations au sein du réseau de la CLAC (un sous-réseau de la structure de communication) permet ainsi de fédérer un imaginaire social interconnecté et de construire une intercompréhension des significations entre les utilisateurs.

La médiation permet de dépasser les clivages idéologiques et culturels par un modèle de rationalité qui devient l'espace du partage d'expériences vécues et le lieu de construction de l’imaginaire socio-discursif. Le modèle pragmatique d'entente intersubjective se distingue du concept de rationalité cognitive-instrumentale ou de celui de coopération sociale centrés sur la notion de « zurechnungsfähige Personen » (personnes responsables) et sur l'intentionnalité de la communication en vue d'établir une rationalité réflexive: « Seul peut être considéré comme responsable au sens d'une imputation de rationalité celui qui, en tant que partie prenante d'une communauté de communication, est capable d'orienter son action selon les prétentions à la validité intersubjectivement reconnues » (Habermas, 1987 : 31). La cohérence interne des discours et la prétention à la validité sont les présupposés fondamentaux d'une relation de sens entre la parole institutionnelle et l'expression de soi. C'est le cas, par exemple, des expressions évaluatives qui n'ont de caractère ni « privé » ni « normatif » et témoignent d'un usage « rationnel » du langage. Ces usages façonnent les processus d’institutionnalisation des textes et des formes en externalisant le sens (en le donnant à voir). Mais les expressions idiosyncrasiques du langage témoignent également des processus d’internalisation du sens :

Des acteurs se comportent rationnellement tant que la façon dont ils appliquent les prédicats tels que savoureux, attrayant, insolite, effrayant, etc. permet à ceux qui appartiennent à leur monde vécu de reconnaître dans ces descriptions leurs propres réactions à des situations semblables. Ils se comportent en revanche d'une façon idiosyncrasique s'ils appliquent les critères d'évaluation de manière si personnelle qu'ils ne peuvent plus s'attendre à une compréhension en vigueur dans la culture. Mais parmi les évaluations privées de ce genre, certaines peuvent avoir un caractère innovateur. En réalité, ces dernières se distinguent par l'authenticité de l'expression, par exemple, l'effet de sens produit par une œuvre d'art, i.e. sa forme esthétique. Les expressions idiosyncrasiques suivent en revanche des modèles rigides; leur contenu de signification n'a qu'un caractère privé, et l'on n'y accède pas par la force du discours poétique ou de la figuration créative […]. En invoquant l'odeur « fascinante », « insondable », « étourdissante » des pommes pourries, ou le vide « paralysant », « pesant », « aspirant » des places publiques, celui qui explique ainsi sa réaction libidinale ou phobique ne

sera guère compris dans les contextes quotidiens de la plupart des cultures. Car, pour ces réactions, en tant qu'elles sont des expériences aberrantes, la force justificative des traditions culturelles mobilisées ne suffit pas. Ces cas limites confirment seulement que les options et les sensibilités de souhait et de sentiments, qui peuvent être exprimées à travers les jugements de valeur, entretiennent également un rapport interne aux raisons et aux arguments (Habermas, 1987 : 32-33).

Ainsi, la communication doit tenter de concilier des termes irréconciliables : norme versus créativité, authenticité versus communicabilité… C'est la valeur partagée du présupposé qui détermine le sens du discours où la signification s'acquiert dans des pratiques intersubjectives et collectives. Si ce présupposé n'est pas partagé dans l'intersubjectivité, le discours sera donc considéré comme invalide du point de vue de la rationalité. La question de savoir comment un discours peut être communiqué à l’autre grâce à l’expression de formes idiosyncrasiques, répondant au critère d’authenticité plutôt qu’à celui de la raison, permet d’identifier les différents types de médiation engagés dans l'espace de la discussion à partir desquels définir une matrice alternative de construction du savoir.