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Chapitre II. Cadre théorique et conceptuel :

2.1. Déficiences dans la littérature

L’enjeu de cette recherche est de transposer les théories et les études consacrées à l’expertise et à l’appropriation du langage à l’analyse des pratiques de communication dans le champ des SIC, à partir de l’observation et de l’analyse des processus d’apprentissage et de construction du savoir locaux. Ceux-ci ont été mis en évidence par la sociologie de l’expertise et par celle des identités professionnelles dans le domaine du travail, de l’action collective et de l’éducation. Le champ d’études empiriques formé par les analyses ethnographiques et anthropologiques des réseaux d’intelligence collective (Lévy, 1994) étendu à des groupes sociaux non issus des mondes professionnels ou des milieux académiques demeure relativement marginalisé. Comme l’a souligné P. Lévy, « les hiérarchies bureaucratiques, les monarchies médiatiques et les réseaux internationaux de l’économie ne mobilisent et ne coordonnent que très partiellement les intelligences, les expériences, les savoir-faire, les sagesses et les imaginations des êtres humains » (Lévy, 1994 : 12). Les processus d’apprentissage et de partage de l’information et les appropriations dont celle-ci fait l’objet par les groupes militants posent, plus largement, la question de l’influence des médiations sociales de l’expérience des univers militants sur les textes et les discours du débat public (Habermas, 1978, 1987 ; Mc Quail, 2010). Les médiations des pratiques sociales et des expériences dans les nouveaux environnements virtuels et leur institutionnalisation en formes de savoir crédible me poussent à chercher de nouvelles définitions de l’expertise qui se fonderaient non seulement sur les moyens culturels, symboliques et économiques mis à disposition par les institutions (dont les

médias), mais aussi sur l’intensité, l’authenticité et la durée de l’expérience acquise comme modalité légitime d’accès au débat et à la reconnaissance.

La revue de littérature me permet de dresser un panorama des sphères alternatives de production de la connaissance et de l’information pour mettre en évidence le rôle que les militants et les citoyens engagés dans le débat public jouent dans la valorisation des textes et des symboles alternatifs et dans la mise en visibilité des « petits » travaux du web. Les analyses sociologiques consacrées aux processus d’acquisition de l’expertise prennent rarement pour angle d’étude les pratiques et les usages du web de personnes et de groupes indépendants qui détiennent pourtant plusieurs types d’expertise tacites, latents et non écrits dans les réseaux du savoir. Ces types d’expertise forment des « mondes en résonance » (McLuhan, 1972; 1997) qui émergent des pratiques sociales et des identités mobiles marginales dans certaines situations spécifiques de crise sociale et politique. Turkle (1995) met en évidence une qualité de l’émergence liée à la convergence postmoderne : l’assemblage des routines de travail par des pratiques de coopération entre les personnes permet de développer une nouvelle forme d’intelligence (IA – Intelligence artificielle) issue de la connectivité entre les esprits (Minsky, 1988). La perspective ‘connexionniste’ homme- machine traite des liens et des associations cognitives entre les esprits interconnectés. C’est la capacité d’appropriation (par l’intervention humaine) et le déploiement de sa socialité qui font émerger les réseaux d’intelligence collective. Les théories de l’esprit décentré permettent en effet de rendre compte de la fragmentation de nos univers et des tensions qui se produisent entre le langage de la vie quotidienne et celui de la théorie scientifique ou de la technique, dans la construction de l’identité et des processus sociaux en ligne. Internet facilite les appropriations multiples de par son accessibilité, la structure de ses interfaces et les architectures « intelligentes » de ses systèmes d’information (Lévy, 1994).

L’enjeu de la recherche est de voir comment les valeurs de l’expertise basée sur l’expérience énoncées par Collins et Evans (2009) se manifestent dans les pratiques et les usages de la CLAC sur Twitter afin d’enrichir les travaux et les études du web militant et des communautés virtuelles (Granjeon et Le Foulgoc, 2010 ; Millerand, Proulx et Rueff, 2010). La traduction des savoirs tacites et omniprésents acquis dans l’expérience de vie et la pratique quotidienne en savoirs explicites (Collins et Evans, 2002; 2009) passe par l’identification des

compétences techniques, spécialisées et professionnelles et des compétences interactives et réflexives des militants. L’émergence de formes créatives et « riches » grâce à des appropriations multiples issues de l’expérience des médias repose sur les interprétations et les ajouts successifs des producteurs alternatifs à travers une production hypertextuelle rhizomatique (Deleuze et Guattari, 1973, 1980).

Ce chapitre se structure autour de deux grandes parties. La première est consacrée à la revue de littérature portant sur l’expertise et le militantisme et présente les grandes phases d’émergence et d’institutionnalisation des mouvements sociaux dans les médias et les valeurs de l’expertise, à partir des concepts de l’expertise issus des recherches menées en sociologie de l’expertise et de l’expérience (SEE) (Collins et Evans, 2002; 2009) et en sociologie de l’action collective (Cefaï, 2007; Cefaï et Trom, 2001; Gamson, 1990; Melucci, 1996; Tilly, 1985). Elle interroge aussi l’évolution des formes politiques de contestation dans la société capitaliste postmoderne. L’étude d’une controverse scientifique historique, la bataille du mouvement AIDS aux États-Unis, sert de point de départ à la définition de l’expertise alternative militante.

La seconde partie transpose la revue de littérature sur l’expertise développée par la sociologie des sciences (STS et SEE) à une réflexion sur l’émergence de nouvelles formes d’expertise en communication des groupes militants dans le champ des SIC. J’y aborde diverses définitions des expertises alternatives militantes issues de la lecture d’ouvrages théoriques et de l’observation des tactiques militantes dans les médias. Je m’intéresse également au rôle spécifique des communautés virtuelles militantes dans l’écologie des médias (Meyrowitz, 1985; 1994) en évoquant les réseaux d’influence et de pouvoir qui s’établissent entre les différents groupes sociaux afin de mettre en corrélation les formes culturelles et politiques. Les différents types d’engagement des militants dans les médias comme la gestion de l’identité personnelle et collective, les tactiques d’autoprésentation, les pratiques de coopération, d’apprentissage et d’assemblage hypertextuels, la vocalisation et la localisation des sources, la cartographie des pratiques et des activités culturelles et politiques des groupes (Castells, 2001) sont ainsi mis en évidence. La nature ambivalente des micro-médias militants en tant qu’outil de médiation entre les sphères d’engagement civiques et les sphères de consommation est évoquée à la fin de cette deuxième partie.

2.2. Revue de littérature sur l’expertise de communication et