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Le modèle praxéologique de co-construction de sens

Chapitre I. Problématique :

1.2. Redéfinitions des sphères publiques

1.2.1. Le modèle praxéologique de co-construction de sens

Quelles sont les médiations de sens par lesquelles les militants construisent leurs interrelations avec les autres à partir de leur productivité textuelle dans le réseau ? Comment les compétences mises en œuvre dans le langage par les militants peuvent-elles acquérir une efficience politique ? Revenant sur la nécessité évoquée par Habermas (1987) de référer aux conditionnements internes et externes du langage sur le mode de la réciprocité, Charaudeau (2006) développe un modèle de « co-construction de sens » fondé sur la visée langagière et le but actionnel qu'il distingue, dans un premier temps, comme deux fils différents pour les renouer, en faisant intervenir la double compétence actionnelle et langagière du sujet. Charaudeau distingue deux régimes de sens : celui de la représentation de l'ordre du descriptif - l'activité langagière est considérée comme productrice de récits et de motifs mais pas nécessairement d'action – et celui de la pragmatique - qui considère le langage en tant que tel comme force illocutoire ou perlocutoire (Austin, 1970).

Dans ce schéma de co-construction de sens, Charaudeau définit trois lieux de pertinence des discours (Burger, 2008 : 51) : le lieu de la production et des « effets visés », où le sujet communicant construit son identité sociale au moyen de pratiques sociales; le lieu du produit fini et de la réception des « effets possibles », où se construisent les identités discursives par le jeu de l'énonciation; et enfin le lieu de l'interprétation, où le récepteur manifeste sa compréhension des « effets produits » (Burger, 2008 : 50; Charaudeau, 1995). Même si la distinction entre visée langagière et but actionnel paraît ici un peu forcée, comme Charaudeau le reconnaît d'ailleurs lui-même, ce modèle général permet de comprendre comment la co-construction de sens entre les participants de l’échange naît de la combinaison du sens visé et du sens produit, entre lesquels le texte fait figure d’intermédiaire :

Le sujet communicant ne peut prétendre qu'à produire des effets supposés (visés) en construisant une certaine image idéale – pour lui – de destinataire, et le sujet récepteur- interprétant construit à son tour des effets dont certains peuvent correspondre aux effets visés et d'autres lui sont propres (effets produits). Le résultat de l'échange – car tout acte de langage est un échange – est en quelque sorte la somme, ou la combinaison, du sens visé et du sens produit, le texte qui transite entre les deux, appelé produit fini, étant gros de sens (effets possibles) (Burger, 2008 : 51).

Le texte apparaît alors comme un medium régulateur de contrastes et de différences, porteur d'une relation triadique : le soi, l'autre, la valeur de référence (Charaudeau, 2005). En produisant du texte, le producteur imagine à la fois sa propre image et celle de son audience. Il propose également à l’autre une interprétation de son objet qui est libre d’être interprétée similairement ou différemment (effets possibles). Les militants expriment souvent le désir d’expliquer et de faire comprendre les cadres de l’action directe. Pourtant, ils ont le sentiment que leurs tactiques politiques sont soit détournées, soit mal perçues par leurs audiences. Les perceptions que nous, utilisateurs des médias, avons quand nous lisons les médias, façonnent nos interprétations. Et les messages que nous mettons en forme ne sont pas toujours perçus comme nous en avions l’intention. Le double processus de sémiotisation, dans les échanges médiatés du soi à autrui et du soi à la référence correspond à une transformation – du monde à signifier en monde signifié – et à une transaction – du monde signifié en objet d'échange (Charaudeau, 1995 : 98). L’analyse du « contrat situationnel d’échange » permet d'identifier les modifications au cours du temps et les décalages de perception qui peuvent s'instaurer en fonction des diverses contextualisations (Charaudeau, 2004). Charaudeau propose alors de développer un « modèle socio-sémio-communicationnel », dans la lignée de l’agir communicationnel :

Un tel modèle est bien socio-sémio-communicationnel. Il est communicationnel, dans la mesure où tout acte de langage est un acte d’échange finalisé qui oblige les partenaires de l’échange à mettre en œuvre des stratégies efficaces, rationnelles, pour accepter, discuter ou se positionner par rapport à cette finalité ; régulé, parce que les partenaires doivent ajuster leur propre projet à celui de l’autre, reconnaître les contraintes qui leur sont communes, les normes qui les surdéterminent en partie, pour tout dire, ils doivent reconnaître le contrat situationnel d’échange dans lequel ils sont embarqués ; intersubjectif, parce que les acteurs sociaux se mettent eux-mêmes en scène à travers leurs actes de langage, offrant à l’autre une certaine image de soi et cherchant à produire un certain effet sur l’autre. Il est socio-, parce que c’est de sens social dont il s’agit, dans la mesure où ceux qui agissent dans un groupe le font en y associant « un sens subjectif » (Weber 1971). Il est sémio-, dans la mesure où c’est à l’aide de systèmes de configuration langagière qu’est mis en scène l’acte de langage, systèmes de signes qui sont eux-mêmes porteurs de signifiance sociale. Cette problématique rejoint, d’après nous, celle de l’ « agir communicationnel » proposée par Habermas (1987a) (Charaudeau, 2006 : 165–166).

L’agir communicationnel est un contrat entre les participants reposant sur des activités de coopération, d’entente et de régulation entre les groupes sociaux partagés par des actes de langage hétérogènes (Bronckart, 1997). Par cette coopération, les militants élaborent une « structuration des représentations idiosyncrasiques en représentations communicables » : « Les signes cristallisant les prétentions à la validité désignative […] véhiculent des représentations collectives du milieu, qui se structurent en configurations de connaissances, que l'on peut qualifier, à la suite de Popper (1972/1991) et d'Habermas, de mondes représentés » (Bronckart, 1997 : 32).