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Chapitre I. Problématique :

1.3. Les nouvelles sphères publiques

1.3.2. La convergence médiatique des formes militantes

Comme l’évoque Voirol (2005b), les mouvements sociaux sont des pionniers de la revendication à la visibilité et à l’identité. Les militants de la CLAC mettent en évidence la nécessité d’une convergence des luttes pour rendre plus efficiente l’action des solidarités internationales contre la violence symbolique. La culture de la convergence, développée par les nouveaux mouvements sociaux et les coalitions fluides, et héritée de la culture des hackers et de la culture punk et underground, se caractérise par des modalités d’organisation et de communication qui s’adaptent aux spécificités des réseaux sociaux comme « la variation d'échelle », « l'interactivité », « la flexibilité », « l'attribution de la marque » et « la personnalisation » (Castells, 2001 : 97). Elle produit ainsi une convergence des identités politiques (Charron et de Bonville, 2002). La théorie des formes sociales et des processus virtuels développée par Castells (1998; 1999) pose les jalons d’une réflexion sur les dynamiques sociales et les usages participatifs et hybrides des utilisateurs au sein de la convergence globale des réseaux de communication (Jenkins, 2006).

Qu’est-ce que la convergence ? Selon McLuhan, la convergence est une double dynamique extensive et connetive qui provoque des points de rencontre entre des médias et les pratiques distantes pour former une convergence organique des médias et des usages ayant un impact sur la culture et la politique (McLuhan, 1964). Selon Jenkins (2006), les nouvelles formes et les genres médiatiques ne remplacent pas les anciens médias (radio, télévision…) mais ils se superposent à l’ancienne structure médiatique. Jenkins définit la convergence comme la jonction entre les médias corporatistes et les médias « grass roots » (communautaires, ethniques et participatifs). La convergence des médias, la culture participative et l’intelligence collective sont les trois principes fondateurs de cette nouvelle société de l’information (Jenkins, 2006). Différents circuits de textes et d’images produits

par les médias corporatistes ou bien résultant des appropriations populaires s’entrecroisent et se chevauchent dans la mégastructure médiatique. Dans l’espace de la convergence, la circulation des contenus médiatiques repose sur la participation active des producteurs médias et des audiences :

Par convergence, j'entends le flux des contenus à travers des plateformes médias multiples, la coopération entre les multiples industries des médias et le comportement migratoire des audiences qui chercheront partout le genre de divertissements qu'ils souhaitent avoir. Convergence est un mot qui parvient à décrire les changements technologiques, industriels, culturels et sociaux qui reposent sur celui qui parle et ce dont il pense parler. Dans le monde de la convergence des médias, chaque histoire d'importance est contée, chaque marque est vendue, et chaque consommateur est séduit par les multiples plateformes médias (TL. Jenkins, 2006 : 2-3).

La convergence de la parole allie la culture de masse et les cultures folk, fan et amateur. Les productions participatives des nouveaux contributeurs se trouvent ainsi valorisées par les médias de masse car elles pourvoient les médias en « capital émotionnel » (Gendron, 2004). La convergence représente un tournant culturel dans les pratiques médiatiques des groupes avec l’apparition des nouveaux « chercheurs d’informations » et « faiseurs de connexions » (Jenkins, 2006) et la redéfinition des rôles de producteur et de consommateur. Le consommateur n’est plus considéré comme un récepteur passif de l’information mais comme un catalyseur de l’information, un « produsager » (Bruns, 2007).

Le concept de « produsage » (Bruns, 2007) décrit l’émergence d’un modèle de production de contenus générés par les audiences (« UGC » - « User Generated Content »), fondé sur des pratiques de réseautage éclectiques : la production et la création d’information, le journalisme citoyen, l’édition de sources, de bases de données et de logiciels libres. C’est «la production et l’extension collaborative et continue des contenus existants dans le but d’apporter une amélioration future » (TL. Bruns, 2007 : 3). Les produits de l’activité de collaboration entre les pairs (‘peer-based-production’) se distinguent de ceux du modèle traditionnel et industriel de génération de contenus par leur mutabilité et leur générativité culturelle.

Si la pratique des médias est essentielle à l’activité de collecte et d’interprétation des informations, elle suppose également un investissement cognitif, émotionnel et créatif de la part des audiences. Comme le souligne l’acteur Keanu Reeves interviewé sur l’intrigue du

film Matrix : « Ce que les audiences font de la Révolution dépendra de la quantité d’énergie qu’ils y mettent. Le script est rempli de cul-de-sac et de passages secrets » (TL. Jenkins, 2006 : 95). La dynamique collective de cette nouvelle forme de sociabilité électronique part « de la singularité individuelle de l'expérience pour comprendre la manière dont les internautes eux-mêmes expérimentent et pratiquent la sociabilité en ligne » (Pastinelli, 2007 : 3). La mise en commun des ressources qui s’opère dans le mixage des savoir-faire et des habiletés de communication apparaît comme la production de nouvelles sources alternatives de savoir composées d’échanges quotidiens entre les utilisateurs (Jenkins, 2006 : 4). Du fait de la multiplication des technologies, des outils, des marchés, des genres et des audiences, la convergence est rendue efficiente grâce aux médiations sociales et textuelles de l’utilisateur-consommateur selon une logique « bottom-up » (« bottom up consumer-driven process ») (Jenkins, 2006 : 18).

Deleuze et Guattari ont montré que la « déterritorialisation » et la « reterritorialisation » résiduelle des flux à travers les codes générés par le capitalisme favorisaient la schizophrénie sociale, en s’infiltrant dans les fondements culturels et symboliques de la société et en échouant à donner forme à cette matière (Deleuze et Guattari, 1973; 1980). Par leurs pratiques textuelles et discursives dans les médias, les militants visent une réappropriation des formes symboliques dans des processus de « virtualité réelle » (Castells, 1998).

La déconstruction de l’axiomatique du capitalisme culturel par une « écriture rhizomatique et nomade » (Deleuze et Guattari, 1980 : 34–35) se définit selon les caractéristiques suivantes :

1. Le principe de connexion et d’hétérogénéité

« N'importe quel point d'un rhizome peut être connecté avec n'importe quel autre et doit l'être, dans une circulation permanente et souterraine organique » (p. 13)

2. Les agencements machiniques « Les agencements collectifs d'énonciation fonctionnent en effet directement dans les

agencements machiniques, et l'on ne peut pas

établir de coupure radicale entre les régimes de signes et leurs objets » (p. 13)

3. Le principe des multiplicités « La possibilité et la nécessité d'aplatir toutes ces multiplicités sur un même plan de consistance ou d'extériorité » (p. 15)

4. Le principe de rupture asignifiante « Un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d'autres lignes » (p. 16)

5. Le principe de cartographie et de décalcomanie

« La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications » (p. 19-20)

Tableau 1.1. Les principes du rhizome selon Deleuze et Guattari (1973; 1980).

Dans l’écriture rhizomatique, la communication se fait de « voisin » à « voisin », de pair à pair, selon une transduction d'états intensifs qui remplace la topologie et dans laquelle « le graphe réglant la circulation d'information est en quelque sorte l'opposé du graphe hiérarchique » (Deleuze et Guattari, 1980 : 26). La combinaison des flux sémiotiques, matériels et sociaux dans l’articulation sémiotique de la perception et de la représentation combine les mondes en présence, les communautés de sens et les intelligibilités sociales. Ces nouvelles écritures permettent aux groupes militants de construire des identités alternatives spécifiques. La structure anarchiste des médias militants est similaire à ces nouveaux modes de communication hypertextuels par des principes communs d’autonomie, de liberté, d’absence de hiérarchie et d’ouverture aux pratiques culturelles. L’hypertextualité des médias militants s’explore par une double approche textuelle et sociale afin de mieux rendre compte des processus de contextualisation et de

décontextualisation de l’information qui se jouent dans cet « intermezzo » constitué d’alliances (Deleuze et Guattari, 1980 : 36).

La nouvelle accessibilité aux réseaux n’exclut pas des relations de pouvoir sous-jacentes. On observe au contraire une persistance de la violence symbolique (Bourdieu et Passeron, 1964)44 et de l’exclusion sociale mais celles-ci ont changé de formes et épousent les frontières de la visibilité. La visibilité repose sur un réseau d’alliances et une intensivité marquée de la production, conditionnés par l’environnement social et économique. Ceux-ci reflètent, le plus souvent, des relations sociales et symboliques préexistantes. Les procédures de censure des gouvernements chinois et iranien empêchant l’accès aux sources et aux réseaux des citoyens démontrent bien les limites du modèle participatif. En outre, l’acquisition de compétences communicationnelles repose sur le temps et les moyens économiques, la maîtrise des pratiques numériques et l’accès aux sources d’influence et aux réseaux privilégiés de l’information. Jenkins appelle « décalage de participation » (2006) ces inégalités d’accès et de moyens à l’information45. Les réseaux s’articulent autour d’un ensemble de relations de production, de consommation, de reproduction, d’expérience et de pouvoir qui intègrent des logiques d’inclusion et d’exclusion inhérentes à la norme véhiculée par le marché et la société (Foucault 1975; 1976c).

De quelle manière l’institutionnalisation des nouvelles formes de production peut-elle empêcher la reproduction des anciennes formes de dominations structurelles ? Comment une structure qui maintient des procédures normatives d’exclusion, inhérentes au processus de socialisation, peut-elle garantir un renouveau démocratique ? Un idéal de fusion laisser place à des formes de production plus créatives et participatives d’expression dans les médias ? Il semble certain que la problématique de la convergence est loin d’être résolue en dépit des idéologies technicistes véhiculées par les médias principaux autour d’idées préconçues et simplificatrices.

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La violence symbolique véhiculée par les institutions aboutit à la reproduction et à des formes d’aliénation sociale inconscientes du fait de l’intériorisation de rapports dominant-dominé invisibles et latents.

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Sur la question des fractures numériques, on peut également se référer aux travaux de Di Maggio et Hargittai, 2001. « From the 'digital divide' to 'digital inequality': Studying Internet use as penetration increases. ». Document de travail, Series number 15. Princeton University Center for Arts and Cultural Policy Studies.

Il est difficile de répondre à ces questions du fait d’un manque de recul sur les nouvelles pratiques médiatiques ; toutefois, une analyse plus détaillée des processus de production alternatifs micro-locaux peut en partie contribuer à l’avancée de cette réflexion ; en effet, ces types de pratiques virtuelles évoluent en fonction de leur site d’émergence et elles sont spécifiques à chaque contexte étudié.

Les événements qui se sont produits en Tunisie en 2011 sont intéressants pour démontrer l’étendue des idéologies technicistes véhiculées par le pouvoir qui ont substitué à la réalité de la révolution tunisienne la virtualité de la “révolution Facebook”46.

Si Facebook a effectivement servi de catalyseur public dans la révolte Tunisienne, il ne peut remplacer l’ensemble des activités mises en œuvre par les dissidents politiques, ni minimiser l’impact de la violence des mouvements de rue (suite à la tentative de suicide du vendeur ambulant de Sidi Bouzid) qualifiés « d’actes terroristes impardonnables » par l’ancien président tunisien47. Par ailleurs, d’autres médias comme le téléphone portable, les blogs, le portail nawaat.org ou encore Twitter ont également joué un rôle prépondérant dans la prise de conscience collective. La convergence résulte de l’assemblage des technologies et des pratiques, situées entre le hors ligne et le en ligne, et façonnées par les contributions des utilisateurs. Pour la mettre en évidence, une observation de l’adéquation des pratiques et des représentations et des médiations de la sociabilité et de l’appartenance en amont de leur mise en visibilité est nécessaire. La convergence est ici considérée dans l’étendue de son paradoxe, c’est-à-dire en tant que point de jonction entre les pratiques quotidiennes désintéressées des utilisateurs et les pratiques de consommation issues de la logique économique de l’industrie des médias culturels, en tenant compte des phénomènes d’incertitude, des contingences du pouvoir local et de la manipulation qu’exerce le marché.

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RFI. 25/01/2011. http://www.rfi.fr/afrique/20110125-tour-net-notre-envoye-special-tunis. Le Monde. 17/01/2011.http://www.lemonde.fr/afrique/article/2011/01/17/en-tunisie-la-revolution-est-en-

ligne_1466624_3212.html.

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L’Express. 10/01/2011.http://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/le-president-ben-ali-condamne- des-actes-terroristes_951258.html.

Bien que la situation politique et sociale du Québec soit distincte de celle de la Tunisie, la CLAC a opéré d’une manière relativement similaire aux dissidents politiques tunisiens lors des contre-sommets de Toronto (2010) et de la grève étudiante au Québec (2012), en dénonçant les violences policières commises dans les sommets et les manifestations populaires par des productions de récits et de vidéos sur YouTube et sur Twitter. Le même phénomène de mise en récit des affrontements de rue s’est produit lors des émeutes de Tottenham, un quartier pauvre et multiethnique du Nord de Londres en 2011, suite à la mort de Marc Duggan, tué par la police dans des circonstances peu claires. Peut-on dire pour autant que les groupes militants partageraient, malgré leur spécificité locale, un modus operandi de la contestation, une typologie de tactiques d’action directe et des types d’engagement mis en œuvre dans les médias ?

La typologie des médias sollicités, des manières de faire, des pratiques et des tactiques de résistance et des principaux thèmes des mouvements de contestation mise en œuvre dans la thèse vise à illustrer les habitus (Bourdieu, 1980) des militants dans leurs pratiques de communication. L’habitus se décrit selon Bourdieu comme : un « système de dispositions durables et transposables, structures structurées disposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre » (Bourdieu, 1980 : 88–89). Ces habitus sont perceptibles dans les routines de travail des groupes alternatifs et soulignent leurs effets structurants potentiels. Le cadre théorique et conceptuel consacré à l’expertise, au militantisme et à l’hypertexte développé dans les deux parties suivantes souligne les spécificités et les modes d’institutionnalisation des communications militantes par une approche ethnosémiotique ou anthroposémiotique des significations militantes qui propose de circonscrire les nouvelles sphères alternatives de visibilité numérique acquises par les regroupements contestataires dans les médias sociaux à l’occasion de crises sociales et politiques.

Chapitre II. Cadre théorique et conceptuel :