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L'intentionnalité de l'agir dans le processus de communication

Chapitre I. Problématique :

1.1. Le modèle des sphères publiques d’Habermas

1.1.4. L'intentionnalité de l'agir dans le processus de communication

Le concept d’intentionnalité de l’agir est de loin la proposition la plus pertinente de l’auteur, à mon sens, dans cet ouvrage pour définir les modèles d’action mis en œuvre par les militants dans les réseaux sociaux. Habermas définit quatre modèles d’action : l'agir téléologique (stratégique), soit la relation acteur-monde, l'agir régulé par les normes acteur- monde social et objectif (par opposition à subjectif), l'agir dramaturgique acteur-monde subjectif et objectif et enfin l'agir communicationnel. Le modèle téléologique d'action (Aristote30), au cœur de la philosophie classique de l'action, a été le point de départ d'une tradition utilitariste de l'action, notamment dans les domaines de l'économie, de la sociologie politique et de la psychologie sociale. Il a, par la suite, inspiré le modèle de l'agir

stratégique. On considère que l'acteur choisit et agit stratégiquement en fonction de ses intérêts. La théorie actionniste, selon laquelle tout système social peut être compris à partir de l’action des différents agents qui le composent, introduit le concept de « rationalité procédurale » comme alternative à la « rationalité substantielle ». C’est l’idée que, dans une situation donnée, et parmi une sélection de choix suggérés par l’organisation et par l’environnement de travail, les individus choisissent consciemment une solution satisfaisante - plutôt qu’une solution optimale - une solution qui soit telle que « les dépenses nécessaires à la mise en œuvre des moyens qu’elle recommande pour atteindre les buts soient inférieurs aux recettes que celui-ci permet d’obtenir » (March, Simon et Crozier, 1991 : 163). Ici, l'action peut être considérée comme une activité finalisée, dont la rationalité est orientée en vue d'une fin et elle peut donc faire l'objet d'une rationalisation en vertu d’une référence au monde objectif. Ce modèle d’action est peu adapté à l’étude des types d’actions mis en œuvre par les militants car les réseaux sociaux présentent trop d’incertitude pour permettre de pleinement anticiper les conduites des acteurs sociaux.

Les trois autres modèles en revanche permettent d’explorer les multiples niveaux des échanges de communication militants sur internet. Selon le modèle de l'agir régulé par les normes, qui concerne, non plus l'acteur isolé, mais « les membres d'un groupe social qui orientent leur action selon des valeurs communes » (Habermas, 1987 : 101), les individus agissent collectivement en obéissant à des normes préétablies. Ce modèle normatif, qui combine le monde objectif et le monde social et définit l'ensemble des pratiques relevant des relations interpersonnelles légitimes (Durkheim31), intervient dans les processus d’institutionnalisation des pratiques militantes au sein des pratiques médiatiques globales. Le modèle phénoménologique de l'agir dramaturgique, qui porte sur les tactiques auto- représentatives des militants (« qui constituent réciproquement pour eux-mêmes un public devant lequel ils se présentent […] en dévoilant plus ou moins intentionnellement [leur] subjectivité » ; (Habermas, 1987 : 102) permet de mieux comprendre la manière dont les militants mettent en scène leur propre subjectivité et usent de leur réflexivité dans leur présentation aux autres. Les concepts de « encounter » et de « performance » (Goffman,

30

Ethique de Nicomaque. Paris : Flammarion, 1998.

31 Voir la contribution des travaux sociologiques de Durkheim aux approches du changement social et des

nouvelles relations sociales à l’ère de la modernité par une redéfinition des concepts de « soi » et de « savoir », De la division du travail social. Paris : PUF. 1893.

1973) visent à analyser les rapports du monde subjectif et du monde objectif. L'autoreprésentation n'est pas « un comportement spontané d'expression, mais la stylisation, à l'usage du spectateur, de l'expression d'expériences propres » (Habermas, 1987 : 102). Enfin, le modèle de l'agir communicationnel (Mead, 2006) porte sur les échanges interpersonnels entre les sujets. Selon ce modèle, le Verständigung (entente) sur une situation donnée permet le Einvernehmlich (consensus). Le concept d'interprétation est lié à la négociation des définitions de la situation sur lesquelles les acteurs s'entendent. Les actions sont donc médiatisées par des actes de langage au moyen d'un consensus langagier. Contrairement au modèle de l'agir dramaturgique et de l'agir régulé par des normes, ce modèle ne prône pas le langage conçu unilatéralement selon des points de vue à chaque fois différents, mais comme un médium d'intercompréhension non biaisé (Habermas, 1987 : 111).

Habermas substitue le concept d'intention au concept d'obéissance à une règle auquel se réfère Wittgenstein. En effet, si l'acteur peut déterminer intentionnellement un plan d'action, il ne peut en revanche décider intentionnellement de ses mouvements corporels, considérés ici comme des formes primitives d'action. Ainsi « nous explicitons la signification d'une opération symbolique, mais nous ne donnons pas une explication rationnelle pour le fait qu'elle ait lieu » (Habermas, 1987 : 114). C'est pourquoi il est difficile de souscrire à l'idée que l'on pourrait expliciter les actes d'intercompréhension en suivant les règles d'une grammaire prédéfinie. Il faudrait plutôt se référer à des prétentions à la validité contestables et révisables. Habermas énonce ainsi trois types de prétention à la validité : la vérité de l'énoncé, la justesse de l'énoncé par rapport au contexte normatif et la véracité de l'intention exprimée, c'est-à-dire conforme à sa pensée ; cela afin d'étudier l'adéquation du langage en action et des trois mondes objectif, social et subjectif (Habermas, 1987 : 115- 116). Habermas propose enfin d'établir une sémantique de la vérité fondée sur un « système de relations internes entre la signification d'une expression langagière et la validité d'une phrase formée » (Habermas, 1987 : 287). La théorie de la signification permet d'étudier la diversité des formes illocutionnaires (Habermas, 1987 : 288- 289).

De ce point de vue, la théorie performative (Austin, 1970) permet de faire un pont entre le concept d'intention de l'action élaboré par Weber32 et le concept d’énonciation, notamment avec les notions de locutoire, d'illocutoire ou de perlocutoire. Austin distingue les actes locutoires (l'énonciateur dit quelque chose), les actes illocutoires (la manière dont l'énonciateur le dit), et les actes perlocutoires (les effets recherchés sur l'auditeur par l'énonciateur). Ce modèle conceptuel permet d’appréhender les dimensions des échanges sociaux et langagiers, où le locuteur est influencé par le locutaire dans son énonciation par divers procès d'intercompréhension. Toutefois, les effets illocutoires et perlocutoires ne participent pas du même régime de justification : si les effets illocutoires peuvent être déterminés par la relation interne à l'action langagière, les effets perlocutoires en revanche sont externes à la signification et contingents (ils varient en fonction du contexte et ne répondent à aucune norme préétablie). Ces derniers s'inscrivent donc dans un jeu d'interactions stratégiques (telles que définies par l'agir téléologique) qui suppose une intercompréhension de la signification. Sans cette intercompréhension, il est peu probable que le locuteur parvienne à influencer l'auditeur sous quelque forme que ce soit. Ainsi l'activité communicationnelle est le lieu « où tous les participants accordent entre eux leurs plans d'action individuels, et poursuivent par là sans restriction leurs objectifs illocutoires » grâce à une coordination des actions qui s'appuie sur « l'effet de lien (bindungseffekt) illocutoire créé par les actions langagières » (Habermas, 1987 : 303).

Le modèle habermassien propose une alternative politique aux modèles d’intégration sociale qui interroge d’autres champs de forces que les forces économiques et structurelles, les forces sociales et culturelles, et les relations contingentes des échanges interpersonnels médiatés. Comme Putnam (1994) l'avait fait apparaître avec la notion de réalisme interne, dans la lignée de Peirce, les conditions de l'objectivité du savoir supposent une implication du sujet dans la définition de la réalité et ne peuvent être analysées que dans leur interrelation avec les conditions intersubjectives d'une compréhension mutuelle au sujet de ce qui est dit.

32 Père de la sociologie compréhensive, Weber interroge les processus de rationalisation et les incidences de

l’ethos protestant sur les activités économiques capitalistes à travers l’analyse des buts, des motivations et des conséquences. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris : Gallimard, 2004.

Au sein des échanges médiatisés par le langage, Habermas différencie, contrairement à Austin (1970), l'agir communicationnel, où les participants poursuivent des objectifs illocutoires (non intentionnels), de l'agir stratégique où les participants ont des objectifs perlocutoires (intentionnels). Ces différents apports sur la notion d’intentionnalité permettent de penser la relation des militants à l’action politique et la manière dont les militants cherchent à atteindre une plus grande efficience dans la mise en œuvre des discours et des symboles politiques. La possibilité d’exercer un contrôle sur la communication en combinant les différents types d’action et d’engagement fera ainsi l’objet d’une analyse plus spécifique des échanges de communication (4.3).

A présent, je voudrais montrer comment les études post-habermassiennes se sont approprié le cadre théorique de la rationalité communicationnelle de manière critique et empirique. Les lectures critiques et les exégèses d’Habermas ont fourni certains prolongements ou certaines révisions du modèle habermassien en proposant de contextualiser davantage ce modèle théorique fortement idéalisé. Le modèle praxéologique défini par Charaudeau propose ainsi une relecture d’Habermas par une approche sémio- linguistique des échanges de communication dans lequel le texte fait figure de medium; tandis que les études nord-américaines (Calhoun, 1992; 1994) soulignent la nécessité, par l’analyse des dynamiques sociales et une redéfinition du concept de sphères publiques, de prendre davantage en considération la diversité culturelle et le rôle des sous-publics et des alternatives intra-organisationnelles dans la construction du débat public (Fraser in Calhoun, 1992).