dynamique de liens faibles. C. Bidart parle de « réseaux gigognes » et de « nébuleuse » (1997), P. Giordano insiste sur la force des liens faibles dans la socialisation entre pairs adolescents, traitant du rôle prédominant joué par le « large cercle d’amis » (1995). Il est difficile de trouver une définition précise de ce que recouvrent les notions de lien fort et de lien faible. La plupart des auteurs reprennent la définition proposée par M. Granovetter en 1973, qui laisse une large part d’interprétation subjective: « Most intuitive notions of the « strength » of an interpersonnal tie should be satisfied by the following definition : the strength of a tie is a (probably linear) combination of the amount of time, the emotional intensity, the intimacy (mutual confiding), and the reciprocal services which caracterize the tie » (1361).
Il semble communément admis que le lien fort crée les conditions de la confiance, de la bienveillance et de l’intimité, alors que les enjeux de statut et de prestige se jouent plutôt dans le cercle des liens faibles, où les jugements, plus sévères, servent à classer chaque individu dans un espace de positions sociales.16
D. Pasquier réserve les manifestations d’une forme d’ « authenticité » à la sphère familiale ou aux amis intimes, alors que la scène plus large des « liens faibles » est considérée comme plus dure et plus exigeante du point de vue du conformisme : « La culture de l’authenticité est valorisée sur certaines scènes sociales : en famille – avec plus ou moins d’encouragement parental selon les milieux sociaux ‐, avec les amis vraiment intimes – mais surtout pour les filles – et, de manière plus ou moins codifiée et ludique, sur la scène des interactions à distance. Sur une autre scène sociale, au contraire, les pressions au conformisme s’exercent de façon très forte : celle des relations fondées sur des liens faibles à l’école » (2005 : 164). P. Giordano et C. Bidart considèrent les liens forts comme étant moins déterminants dans les processus de socialisation entre adolescents, justement parce qu’ils seraient plus doux et moins portés sur le jugement. C. Metton‐Gayon parle de « formes de coopération » pour décrire les arrangements entre amis, qui collaborent pour fonder un groupe évoluant sur une « arène de coulisses, plus chaleureuse et bienveillante » (2009 : 121). Or, ce que l’on
observe aujourd’hui, notamment avec les pratiques de sociabilité en ligne, est que les liens forts, ‐ qu’il s’agisse de liens amoureux ou amicaux ‐, ne sont pas toujours négociés en coulisses, mais font plutôt l’objet d’un travail de représentation en équipe (Goffman, 1973). S’il est socialement prestigieux d’être en lien avec ses pairs, il est socialement nécessaire de produire une impression commune et idéale desdits liens.
La thèse défendue ici prend le contre‐pied de ces affirmations, en ce sens que toute la dynamique relationnelle qui travaille à organiser les positions de chacun dans l’espace social scolaire, c’est‐à‐dire à attribuer à chacun un statut social plus ou moins prestigieux, repose sur la base des liens forts. Les principaux enjeux sociaux qui constituent la sociabilité adolescente se jouent autour des liens forts : qui est la meilleure amie de qui, qui est l’amoureux de qui, qui est considéré comme un « frère » par qui, etc. Ainsi, c’est au cœur des relations d’amitié et d’amour que se jouent les alliances, les échanges de soutien, mais également les réputations, les rivalités et les trahisons. La meilleure amie d’hier peut être la pire ennemie d’aujourd’hui et la meilleure amie de demain. Les rapports entre amis ne sont pas dénués de rivalité, de tension et de jugement. Ceci est d’autant plus vrai que les amitiés sont au cœur des processus d’attribution du prestige social.
C. Bidart nous dit qu’à l’adolescence, les amis ne sont pas « fermement distingués » (Bidart, 1997 : 234) et que les liens sont « moins particularisés » et « moins nettement étiquetés » (Ibidem : 236) que les liens d’amitié entre adultes. Au contraire, nous allons démontrer qu’à l’adolescence s’effectue tout un travail de catégorisation, de qualification et de classification des différents liens entretenus entre les différents individus. Ce travail de positionnement social respectif est réalisé collectivement, en négociant de manière interactive les codes, les règles et les compétences nécessaires à la construction et au maintien de ces liens. C’est en apportant ‐ de manière intensive, constante et publique ‐, la preuve du lien qui les unit que les adolescents négocient entre eux leur statut social. Ainsi se construit tout un travail de narration autour des liens, ‐ amicaux ou amoureux ‐, qui se font et se défont au fil du temps. L’objectif de cette recherche sera de comprendre quel rôle jouent les liens forts dans la construction et la négociation d’un monde social adolescent, par ailleurs hautement hiérarchisé (Coleman, 1961 ; Juhem, 1995 ; Adler, Adler, 1998).
La définition du lien fort qui sera utilisée ici repose sur la représentation qu’en ont les adolescents eux‐mêmes. C’est en fonction du degré d’engagement, en temps et en émotion, investis dans ces liens, ainsi que du sens qu’il leur est attribué par les protagonistes, que nous avons élaboré l’hypothèse du lien fort entre pairs comme pivot de la sociabilité adolescente. Cette définition, construite à partir de nos résultats empiriques, recouvre trois caractéristiques fondamentales : les liens forts entre pairs adolescents sont des liens personnalisés, inscrits dans le temps et engagés publiquement. Nous n’allons pas ici dévoiler ce qui relèvera du travail d’analyse et de déconstruction des processus de socialisation entre pairs, mais simplement clarifier ce que recouvrent ces trois qualificatifs :
1.5.1 Des liens personnalisés
Un lien fort est personnalisé en ce sens qu’il fait référence à un lien unique, qui réunit des personnes spécifiques. Il implique le partage d’une intimité, c’est‐à‐dire que les protagonistes possèdent une connaissance et un savoir sur l’autre, ou sur les autres, que les autres camarades n’ont pas. Ce qu’une adolescente confie à sa « meilleure amie » ne devrait être connu de nulle autre. Nous verrons que cette condition implique une forme d’exclusivité du lien, qui est négociée autour de la question de l’échange de confidences et de la mise en place d’alliances explicites. Le qualificatif « personnalisé » fait référence à la personne avec laquelle le lien est tissé et entretenu. De fait, un lien personnalisé se veut non seulement exclusif, mais encore unique, à l’image des deux personnalités qui l’expérimentent. Tout autre individu ne peut être qu’exclu de ce lien, qui n’existe qu’à travers la singularité de ceux qui le constituent.
1.5.2 Des liens inscrits dans le temps
Le lien fort entre pairs adolescents fait l’objet d’un intense travail de mise en récit, dans lequel il est invariablement situé temporellement, de manière explicite et souvent très précise, c’est‐à‐dire en mentionnant la date qui représente la naissance du lien. La relation d’amour comme la relation d’amitié ont ainsi une histoire, faite de « hauts et de
bas » qu’il s’agit de surmonter afin d’apporter la preuve de son authenticité et de sa validité. Pouvoir raconter les histoires d’amitié et d’amour vécues, en les situant dans un continuum temporel, est un moyen de se positionner socialement comme « grand », de s’affirmer en tant qu’individu, et par conséquent de gagner de l’autonomie. En entretien collectif, Livia, 13 ans, raconte, avec force détails et rebondissements, quand et comment elle s’est « fâchée » avec ses « anciennes meilleures amies ». Mila, 12 ans, explique à son tour, non sans fierté, comment elle et son petit ami se sont séparés puis remis ensemble, « trois fois ». Les discours des adolescents, tenus en entretien ou sur leur blog, regorgent de ces histoires d’amour et d’amitié, hautement scénarisées. Le rôle joué par les amis « très proches » permet également à l’adolescent de surmonter la « fragmentation identitaire » dont parle H. Lagrange (1999), à savoir le sentiment de devoir gérer des identités distinctes en fonction du contexte social : scolaire, familial, entre pairs. Le lien social crée la cohérence et la continuité entre passé, présent et futur. D’où l’importance de l’inscrire dans le temps. Ainsi, Laura écrit‐elle sur son blog, à propos de sa meilleure amie : « Depuis qu’on est gamines je passe mon temps à me demander qu’est‐ce que serait la vie sans toi ? Je pense que je pourrais jamais l’imaginer car depuis que je suis haute comme trois pommes t’étais déjà la meilleure et tu le resteras toute ma vie. » Si les liens entre adolescents sont instables et souvent éphémères, ils n’en sont pas moins fortement investis émotionnellement et socialement. L’inscription temporelle est un moyen, efficace, de marquer d’une croix blanche le début d’un lien qui est considéré comme déterminant dans la construction de soi.
1.5.3 Des liens engagés publiquement
Le lien social entre pairs adolescents, pour que nous puissions ici le qualifier de fort, doit être rendu public. En effet, l’engagement que des adolescents prennent l’un envers l’autre, ou les uns envers les autres, est soumis à une injonction de confrontation aux regards et à l’approbation des pairs. Celui ou celle qui garde un lien secret risque d’être accusé de ne pas l’assumer, et par conséquent jettera un doute quant à la validité et à la sincérité de ce lien. La logique éminemment collective qui régit les liens sociaux entre
pairs exige une forme de transparence quant à la nature et au degré d’engagement qu’ils contiennent.