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Chapitre 3  : La négociation quotidienne du prestige 

3.1 Popularité, leadership et rapports de domination

Que  ce  soit  en  face‐à‐face  ou  sur  Internet,  les  adolescents  entretiennent  des  rapports  hiérarchisés.  Cette  hiérarchie  est  construite  sur  une  échelle  du  prestige :  les  individus  qui  se  situent  au  sommet  sont  ceux  qui  jouissent  du  statut  social  le  plus  prestigieux  auprès  de  leurs  pairs,  et  ceux  qui  se  situent  en  bas  de  l’échelle  sociale  sont  ceux  qui  possèdent  le  statut  le  plus  bas.  La  notion  de  popularité  désigne  un  rang  dans  cette  hiérarchie de statuts (Adler, Adler, 1998 : 39), en l’occurrence un rang élevé pour celui  qui est considéré comme populaire et un rang bas pour celui qui est considéré comme  impopulaire. L’adolescent populaire est par conséquent celui qui jouit d’un statut social  prestigieux,  acquis  selon  des  mécanismes  que  nous  allons  déconstruire  au  fil  de  ce  chapitre. Voyons comment ces différentes notions sont mobilisables et pertinentes pour  notre propos. 

3.1.1 Un leader omniprésent, omniscient et omnipotent 

La littérature américaine sur la sociabilité adolescente insiste souvent sur le caractère  stable et organisé de cette hiérarchie : « We found that a system of social stratification  developing  during  the  middle  school  years,  resulting  in  a  clear,  stable  hierarchy  of  cliques  by  eighth  grades »  (Eder,  1985 :  154).  P.  et  P.  Adler  décrivent  également  une  structure  sociale  construite  autour  de  différentes  « cliques »,  dont  la  côte  s’évalue  en  fonction  de  la  popularité  dont  jouissent  leurs  membres.  A  la  tête  de  chaque clique  se  trouve un leader, qui a le pouvoir d’en définir les limites et l’accès (1995 ; 1998). Ainsi,  dans chaque établissement scolaire, un système social stratifié composé de différentes  cliques est repérable, avec à sa tête celle des élèves les plus populaires. Ce système est  contrôlé par les élèves qui jouent des rôles de leaders au sein de leur propre clique. 

Nous ne reprendrons pas cette notion de clique car elle ne correspond pas à la réalité  genevoise.  Si  les  adolescents  genevois  entretiennent  des  rapports  fortement  hiérarchisés, il n’y a pas de structure formelle mise en place à l’échelle de l’établissement  et décomposable en différentes cliques. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas différents  sous‐groupes d’élèves, qui constituent de “petites cliques” à la réputation plus ou moins  prestigieuse. Nous aurons l’occasion de traiter notamment de la clique de Samir (8e B, 

Collège Michel Simon), qui fonctionne effectivement autour du leadership que ce dernier  exerce  en  son  sein.  Mais  les  cas  des  cliques  sont  isolés  et  ne  constituent  pas  l’organisation globale de la sociabilité scolaire. 

L’objet de ce chapitre sera de déconstruire les processus d’acquisition et d’attribution du  prestige social. Nous allons démontrer comment les élèves populaires, qui possèdent un  statut social élevé, sont également ceux qui jouent un rôle de leader au sein de l’espace  relationnel de la classe. Leur opinion et leur parole font autorité dans la classe, ce qu’ils  disent  est  attentivement  écouté  par  leurs  camarades,  et  généralement  approuvé.  D’autres  élèves,  au  contraire,  ne  peuvent  prendre  la  parole  sans  être  interrompus,  contredits,  moqués,  voire  simplement  ignorés.  De  fait,  les  leaders  jouissent  d’une  légitimité  sociale  à  prendre  la  parole  au  sein  du  groupe  et  à  y  jouer  le  rôle  de  porte‐ parole, alors que d’autres non. Lors des camps effectués avec certaines classes, quelques  adolescents  semblent  omniprésents,  omniscients  et  omnipotents.  Ils  gèrent  l’espace  relationnel de la classe en distribuant les places assises à table comme les lits dans les  chambres,  forment  les  groupes  de  promenades,  négocient  les  soirées  avec  les  accompagnateurs  ou  mènent  des  actions  de  résistance  contre  leurs  instructions.  Sur  Internet,  ces  mêmes  individus  sont  également  très  visibles.  Ils  reçoivent  un  grand  nombre de visites et de commentaires sur leurs blogs, et beaucoup d’articles leur sont  dédiés.  En  revanche,  il  est  primordial  de  distinguer  cette  omniprésence  avec  une  manière  qui  serait  nécessairement  démonstrative  d’occuper  l’espace  ou  encore  un  volume sonore plus élevé que la moyenne. Certains élèves leaders sont très discrets. Les  adultes, par exemple les enseignants ou les accompagnateurs en camps, s’en occupent  moins  que  d’autres  élèves,  largement  plus  bruyants  et  remuants.  Le  leadership  est  un  exercice subtil, que nous allons essayer de décortiquer dans le présent chapitre. 

3.1.2 L’arbitraire social du leadership 

Avant d’entamer la description des processus de négociation des statuts, plus ou moins  prestigieux, de chaque individu au sein de sa classe, nous devons encore questionner le  rapport entre leadership et domination. Le leadership de certains adolescents vis‐à‐vis  de leurs camarades peut‐il être considéré comme une forme de domination ? Oui, une  domination  qui  passe  par  l’exercice  d’un  pouvoir  symbolique,  au  sens  de  P.  Bourdieu,  c’est‐à‐dire « invisible » et construit sur la base d’une relation réciproque : «  Le pouvoir  symbolique, (…), pouvoir quasi magique qui permet d’obtenir l’équivalent de ce qui est  obtenu par la force (physique ou économique) grâce à l’effet spécifique de mobilisation,  ne s’exerce que s’il est reconnu, c’est‐à‐dire méconnu comme arbitraire » (1977 : 405).  Cette définition correspond au type de pouvoir exercé par les leaders sur leurs pairs, qui  nécessite rarement l’usage de la force. Les adolescents reconnaissent le pouvoir de leurs  leaders comme quelque chose de l’ordre du naturel. Cette reconnaissance repose sur la  « croyance dans la légitimité des mots et de celui qui les prononce » (ibidem : 410). C’est  dans l’ordre des choses qu’une minorité d’adolescents dominent la majorité, parce que  leurs paroles, leurs pratiques, leurs goûts et leurs attitudes sont considérés comme étant  plus légitimes que celles des autres, donc supérieures. En revanche, cette domination est  rarement  formulée  comme  telle  par  les  adolescents,  sauf  dans  les  cas  où  elle  s’accompagne de violences verbales et physiques. 

Le leader adolescent joue tour à tour les rôles de leader d’opinion, de porte‐parole du  groupe,  de  censeur,  d’expert  et  de  modèle  pour  ses  camarades  de  classe.  Il  détient  souvent  la  vérité,  ou  pour  le  moins  en  est  le  représentant  légitime.  Si  tous  les  élèves  n’approuvent  ni  n’admirent  le  leader,  il  n’est  jamais  publiquement  contredit  et,  plutôt  que de créer un véritable consensus, impose ce qu’il considère comme vrai et juste.  Dans le cadre de ce travail, les notions de popularité et de leadership se confondent, car  elles recouvrent une seule et même logique : l’opinion et la parole de celui qui jouit du  statut social le plus élevé font autorité parce qu’elles sont reconnues comme socialement  et culturellement légitimes par les pairs. La dimension « arbitraire » sur laquelle insiste  P. Bourdieu pour définir les fondements de la domination symbolique, et notamment de  la domination masculine, est en ce sens essentielle à notre propos. Entre adolescents, les  ressources  à  l’origine  de  la  distribution  du  pouvoir  reposent  sur  une  construction 

arbitraire  du  prestige,  au  même  titre  que  la  domination  masculine  repose  sur  une  « construction arbitraire du biologique » (2002 : 40). De la même manière que le travail  des femmes est évalué en fonction de leur appartenance au sexe dit faible, les actes des  adolescents sont évaluées par les pairs à l’aune de leur statut au sein du groupe, et non  en tant que tels. Un propos tenu par un élève leader sera largement approuvé, alors que  le même propos tenu par un élève impopulaire fera l’objet de moqueries et d’actions de  censure. Par conséquent, nous allons considérer autant les ressources mises en jeu dans  l’acquisition  du  prestige  social  permettant  de  jouer  un  rôle  de  leader,  que  les  composantes  arbitraires  sur  lesquelles  repose  l’évaluation  collective  de  telles  ressources. 

Il  nous  faut  introduire  une  distinction  importante  entre  la  notion  de  domination  symbolique et l’emploi qui en est fait ici, en ce sens que nous n’avons pas affaire à des  dispositions  durablement  incorporées.  La  hiérarchie  de  statuts  qui  est  négociée  entre  pairs  adolescents  est,  dans  ce  travail,  limitée  à  un  contexte précis :  le  cadre  scolaire.  Cette  précision  nous  permet  de  considérer  l’acquisition  du  prestige  comme  quelque  chose de socialement situé et limité dans le temps. L’adolescent qui est collectivement  rejeté  dans  sa  classe  est  peut‐être  la  star  de  son  club  d’échecs.  Dans  deux  ans,  il  sera  peut‐être  la  coqueluche  du  lycée.  La  distribution  sociale  entre  pairs  adolescents  est  fluctuante et très peu pérenne. Contrairement aux catégories socioprofessionnelles des  adultes,  elles  n’ont  pas  d’autres  prises  que  celles  de  l’ici  et  maintenant.  Le  prestige  comme le dénigrement sont des attributs contextuels et non intrinsèques à l’individu qui  les expérimente.  

3.1.3 La popularité comme produit de processus interactifs 

Tout comme la déviance n’est pas un attribut intrinsèquement lié à un individu, mais le  résultat  d’un  processus  de  désignation  sociale  (Becker,  1985),  la  popularité  est  le  produit  de  processus  interactifs.  Notre  intérêt  sera  de  démontrer  par  quelles  activités  sociales l’individu se voit attribuer du prestige, les compétences propres à chacun étant  nécessaires mais pas suffisantes. Les théories sur la construction sociale du genre nous  sont  ici  d’un  précieux  recours,  appliquées  au  concept  de  la  construction  sociale  du 

prestige.  Dans  « L’arrangement  des  sexes »,  E.  Goffman  considère  que  l’inégalité  des  sexes  repose  sur  des  « croyances »  qui  induisent  «un  effet d’autoréalisation  sur  le  comportement objectif de genre » (2002 : 50). Comme P. Bourdieu, E. Goffman prend en  compte  les  effets  objectivement  observables  qu’entraînent  des  représentations  de  l’ordre  social,  collectivement  partagées.  Mais  ce  qui  est  plus  directement  utile  à  notre  objet  et  à  notre  terrain  de  recherche  est  le  réglage  de  la  focale  sociologique  sur  le  « champ d’interaction » sur lequel est construite, activée et négociée cette domination :  « C’est là que la classe sexuelle se donne à voir, là dans l’organisation de l’interaction en  face  à  face,  car  c’est  là  que  les  présupposés  sur  la  domination  sexuelle  peuvent  être  utilisés  pour  déterminer  qui  décide,  qui  mène  le  jeu  et  qui  s’y  soumet.  Là  encore,  ces  scènes ne permettent pas tant l’expression de différences naturelles entre les sexes que  la  production  même  de  ces  différences »  (ibidem :  102).  Ainsi,  en  ce  qui  concerne  les  rapports  hiérarchisés  entre  adolescents,  nous  allons  voir,  par  le  biais  de  l’analyse  des  interactions, comment sont produites des différences du point de vue du prestige social,  et par conséquent du degré de popularité d’un individu. Il est par ailleurs significatif de  constater que la première compétence qui sera traitée dans ce chapitre, ‐ la gestion de la  parole  au  sein  du  groupe  ‐,  correspond  précisément  à  la  thématique  choisie  par  E.  Goffman pour exemplifier les indices à observer dans la recherche de ce travail continu  de production des différences sexuées : « la gestion de la parole va d’elle‐même rendre  disponible  une  foule  d’événements  utilisables  en  tant  que  signes.  (…)  Qui  prend  l’initiative  de  la  parole ?  Qui  est  choisi  comme  destinataire ?  Qui  prend  l’initiative  de  régler  les  tours  de  parole ?  Qui  choisit  et  change  les  sujets  de  conversation ?  De  qui  proviennent les énoncés auxquels on accorde de la valeur ? Et ainsi de suite » (ibidem :  101). Les réponses à ces questions seront, entre autres, les révélateurs du système de  domination symbolique en vigueur au sein de la sociabilité adolescente. Encore une fois,  il est utile de préciser que, si les différences de genre seront prises en considération au  fil  de  l’argumentation,  la  notion  de  domination  ne  se  réfère  pas,  dans  ce  cadre,  aux  rapports de genre. Les individus qui dominent leurs camarades dans l’espace relationnel  de la classe appartiennent aux deux sexes.  

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