Chapitre 4 : Une gestion collective du lien social
4.2 La négociation des conventions
4.2.5 Le « style caillera blédard »
Si Samir (8e B, Collège Michael Simon) rejette les différents « styles » évoqués par
Gregory et refuse de les considérer comme présents dans son école, il est intéressant de s’arrêter sur la manière dont lui‐même se qualifie. Quelles sont les catégories auxquelles il s’apparente et quelles sont les conventions sur lesquelles il s’appuie pour en justifier l’affiliation ? Samir évoque le style « caillera blédard » pour s’auto‐désigner, « caillera » étant le mot verlan pour « racaille » et « blédard » évoquant l’individu qui est loin de son « bled », c’est‐à‐dire de son lieu d’origine. Or, lorsqu’il s’agit de donner un contenu à cette appellation, Samir évoque un style vestimentaire :
Samir : voilà c’est vraiment si les habits ils te vont bien, ça... ça te va bien, voilà tu mets, ça peut être heu... Ralph Lauren heu...
Ce « style caillera blédard » évoque la culture de la rue et la problématique de la migration, mais Samir le définit par la capacité à bien se vêtir, avec des habits de marque. En l’occurrence, « Ralph Lauren » est une marque de vêtements et d’accessoires de luxe qui, à l’instar de Lacoste, a fait l’objet d’une forte appropriation par les jeunes des quartiers populaires, aux Etats‐Unis et en France (Pasquier, 2005). Sur de nombreux blogs et forums en ligne, on trouve des témoignages d’adolescents se plaignant de s’être fait traiter de « racaille » par leurs camarades de classe, parce qu’ils portaient un polo Lacoste. Aujourd’hui, le jeune bourgeois qui porte un polo Lacoste risque d’être victime de brimades à l’école, ses camarades l’accusant de vouloir faire «sa petite racaille ». En effet, si le terme de « caillera » est évalué positivement dans le discours de Samir, il fait l’objet d’un total mépris chez les adolescents d’origine sociale aisée, surtout chez les filles. Celui qui se met en scène comme une « petite racaille » au sein du Collège Paul Klee par exemple, sera l’objet de moqueries. D’ailleurs, filles et garçons s’accordent pour dire qu’il n’y a pas de racaille dans leur école. Chiara (9e A, Collège Paul Klee) les décrit
comme « un peu ridicules », voulant « donner une image de soi (…) de rebelle». Cette déclaration recevra l’approbation générale de ses camarades. La figure de la racaille ne fait pas l’unanimité chez les adolescents genevois, et n’est de loin par pour tous le « style » de référence.
D’ailleurs, les marques portées par les élèves des quatre écoles investiguées diffèrent. Les élèves d’origine populaire préfèrent les marques de luxe telles que Dolce &
Gabbana96 ou de vêtement de sports, en particulier la marque Adidas. Il est intéressant
de relever que le décor choisi pour la trame de fond de leur blog est souvent un logo D. & G. ou Adidas, alors que ce type est absent des blogs des adolescents d’origine plus bourgeoise. De fait, ces derniers privilégient des marques américaines du type Abercrombie and Fitch, qui propose un style vestimentaire inspiré du monde étudiant américain, dont l’esthétique est éloignée de celle de la culture de rue. Les vêtements sont ajustés au corps, pour les garçons comme pour les filles, ils proposent différents modèles de chemises, notamment de chemises à carreaux. Les magasins A. & F. font l’objet d’une mise en scène particulière. Ce sont d’immenses lofts avec des murs en briques rouges, de fausses cheminés et de grands sofas. Les vendeurs ont tous un physique de mannequin, les hommes étant torse nu. La forte musique Dance/House qui est diffusée, ainsi que la lumière tamisée, rappellent l’ambiance d’une boîte de nuit sélecte, ou d’une soirée dans un club de société étudiante américaine. Tout l’univers d’Abercrombie & Fitch fait ainsi référence au style de vie « preppie » (Achenreiner & John, 2003), qui symbolise le jeune américain issu d’une famille aisée et conservatrice, qui fréquente une école privée de haut standing. Ces vêtements sont très chers et ne possèdent pas d’enseigne en Suisse. En Europe, il y en a uniquement à Paris, Londres, Copenhague et Milan. Ainsi, les adolescents genevois qui les portent sont soit des globe‐ trotteurs, soit parents avec des globe‐trotteurs, soit prêts à débourser d’importantes charges supplémentaires pour les frais de port, les articles pouvant être commandés sur Internet. Cette marque joue donc sur une forme d’exclusivité de sa clientèle. Un autre aspect sur lequel la marque joue son image : la nature. De nombreuses photos publicitaires mettent en scène de très beaux garçons et filles, à moitié nus et évoluant dans un contexte de nature luxuriante. D’autres rappellent l’environnement des collèges américains, notamment les stades, ou font référence à des sport réservés à une certaine classe sociale, comme la voile. Certaines photos du catalogue mettent en scène, par exemple, deux garçons au torse nu embrassant la même fille, vêtue d’un unique haut de maillot de bain. L’image de marque est donc à double facette, jouant à la fois sur un côté BCBG et sur l’évocation d’une sexualité débridée (Reichert & Carpenter, 2004). Peut‐être est‐ce ici que l’on trouve les éléments de distinction de cette marque et du public qu’elle 96 Qu’ils portent quelque fois, surtout des faux. Le fait que Stefano Gabbana et Dominice Dolce soient publiquement homosexuels ne semble pas interférer dans l’engouement de ces adolescents, qui pourtant utilisent quotidiennement ce qualificatif comme une insulte.
cible. Les nombreuses références aux collèges américains dressent le portrait d’une future élite estudiantine. Or, force est de constater que les jeunes des classes populaires ne semblent pas séduits par ce modèle. De fait, A. & F. était la marque la plus visible au Collège Paul Klee, mais n’a été aperçue dans aucun autre établissement. La chemise par exemple, est un vêtement présent chez les garçons comme chez les filles du Collège Paul Klee, et totalement absent ailleurs. Samir et ses camarades portent des blousons en cuir noir, des casquettes, des lunettes de soleil et des baskets, plusieurs d’entre eux portant des chaînes autour du cou. Un look qualifié de « caille », très loin de l’univers BCBG véhiculé par A. & F.. Samir et Michael ont fait inscrire le code postal de leur quartier sur le dos de leurs blousons, ce qui indique une dynamique d’identification dirigée vers l’inscription dans une communauté locale d’appartenance, et non vers un destin social supérieur comme l’est l’affiliation au monde des « preppies » (Achenreiner & John, 2003), c’est‐à‐dire des étudiants issus de milieux favorisés.
Par conséquent, la négociation des conventions qui chapeautent l’évaluation et la classification des styles vestimentaires prestigieux, ‐ ainsi que les significations qui leur sont associées ‐, est en lien avec la configuration sociale du groupe et le contexte dans lequel celui‐ci s’inscrit. D’autres formes de légitimité, comme la notion de culture légitime ou de culture scolaire, n’entrent absolument pas en ligne de compte dans ces processus de négociation collective. Dans l’extrait suivant, je demande au même groupe de garçons à quel « style musical » pourrait s’apparenter le groupe des BB Brunes. Pour rappel, il s’agit d’une musique pop‐rock commerciale, célèbre pour son refrain entêtant : « Dis‐moi si je dois partir ou pas… » Les garçons de cette classe n’ont aucune notion de culture musicale légitime, au sens de P. Bourdieu. Tour à tour, Michael, Kevin et Alexandre tentent des réponses, toutes plus farfelues les unes que les autres. Ils réfléchissent ensemble et rigolent de leur propre ignorance, dont ils ont conscience : Enquêtrice : c’est quoi comme style ça? Thomas : de merde! Kevin : je sais pas. Michael : classe. Kevin : classique? Samir éclate de rire et renverse la tête en arrière. Alexandre : jazz, jazz. Non je sais même pas!
Gregory : caille. Michael : caille! Regarde‐le mec! Alexandre : caille! c’est qui qui a dit ça ?! Michael : lui mec! Alexandre à Gregory : c’est toi? Gregory hoche la tête. Alexandre : mais suicides‐toi mec! Chuchote, comme abasourdi : caille. Il éclate de rire, suivi de Kevin. Samir : caille! Les écailles de poissons là! Il mime des poissons dans l’eau. Michael à Gregory : mais change d’époque, change d’époque! Kevin : t’es très mal informé! Le fait que Michael attribue la chanson des BB Brunes à un style musical « classe », que Kevin pense qu’il s’agit là de musique « classique » et qu’Alexandre se demande dans quelles mesure cela pourrait être du « jazz » ne choque personne. En revanche, lorsque Gregory répond : « caille », ses camarades sont scandalisés par l’inadéquation de cette réponse à leur univers culturel commun. Le mot « caille » est en effet un diminutif pour le style « caillera blédard » assumé par Samir. Par conséquent, les membres de sa clique se sentent personnellement agressés par la proposition de Gregory. Les réactions sont virulentes et dénoncent l’étendue de son ignorance vis‐à‐vis des références qui leur semblent évidentes de connaître : « change d’époque ! », « t’es très mal informé ! ». Il est difficile de mesurer la part de provocation contenue dans la réponse de Gregory, mais elle semble faible, car rien dans son attitude ne relève de la moquerie ou du sarcasme. De fait, les chanteurs du groupe des BB Brunes portent des blousons en cuir noir, comme Samir. Chaque fois que Gregory commet une erreur d’interprétation, révélant son manque de maîtrise des codes, il semble plus contrit que fier. Tout indique que c’est davantage une tentative, bien maladroite, de s’intégrer au groupe en utilisant son langage, que d’une volonté de se distinguer.