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Appropriation collective du modèle et construction identitaire 

2.4 Un matériau complémentaire : production et réception autour de la saga « Twilight » 

2.4.2 Appropriation collective du modèle et construction identitaire 

Comment  faire  le  lien  entre  un  processus  de  réception  médiatique,  ici  littéraire  et  cinématographique,  et  un  processus  d’appropriation  identitaire?  Pour  O.  Tschannen,  « l’appropriation est le processus qui se déroule à l’interface entre l’offre médiatique et  l’expérience  sociale »  (à  paraître),  c’est‐à‐dire  que  le  produit  culturel  constitue  une  ressource  mobilisable  par  l’individu  pour  parler  de  lui‐même.  En  écrivant  des  fan‐ fictions  dans  lesquelles  elle  joue  le  premier  rôle,  et  en  interagissant  avec  des  lectrices  qui  réagissent  publiquement  à  ses  récits,  l’adolescente  fait  un  exercice  de  positionnement  identitaire,  c’est‐à‐dire  qu’elle  raconte  quelque  chose  d’elle‐même  en  projetant  ses  rêves  et  ses  choix,  à  partir  de  la  ressource  que  constitue,  ici  en  l’occurrence, le scénario de « Twilight » et le modèle romantique qu’il propose. 

      

54 Voir chapitre 5, titre 5.1.2, « Analyse d’un modèle médiatique : "Twilight" ». 

55 Voir chapitre 5, titre 5.1.3, « Analyse des processus d’appropriation du modèle "Twilight" : les fan‐

Ce  travail  d’appropriation  s’effectue  collectivement,  puisque  des  évaluations  et  des  suggestions sont émises par les lectrices sur l’espace des commentaires, puis prises en  compte par les auteures qui sont en constante demande d’échanges. Par exemple Céline,  13 ans, dont nous suivrons le récit56, ponctue son « chapitre 7 » par la note suivante : 

Fin du chapitre 7 ... comment l'avez-vous trouvé? Vous ne vous attendiez pas à ça hein?

Alors, Taylor57 est-il in love de Céline à votre avis ? 3 comm's pour être prevenue

50 comm’s pour le prochain chapitre Infos :

Je pars dans les alpes italiennes du 8 au 16 Aout.

Comme indiqué dans cet extrait, nous verrons que la poursuite l’écriture est tributaire  du lectorat et de sa participation. Céline exige de recevoir au minimum « 50 comm’s58 » 

pour entamer l’écriture du prochain chapitre et il faut lui poster au moins « 3 comm’s »  pour  être  prévenue  (par  commentaire)  de  la  publication  de  celui‐ci.  En  échange  de  sa  fidélité  et  de  sa  collaboration,  Céline  soigne  son  lectorat,  se  souciant  de  son  opinion :  « comment  l’avez‐vous  trouvé ? »  et  l’avertissant  d’une  prochaine  absence :  « je  pars  dans les Alpes italiennes du 8 au 16 août ». 

Lorsqu’elles imaginent des scénarios dont elles incarnent le personnage principal, et en  adaptant l’histoire à leur convenance, les adolescentes auteures de fan‐fictions donnent  au sociologue des matériaux d’analyse qu’il est difficile d’obtenir par ailleurs. En effet,  tout  en  restant  à  leur  domicile  respectif,  devant  leur  écran  d’ordinateur,  elles  activent  des  « expériences  collectives »  (Dayan,  Katz,  1996)  dont  la  dimension  d’échange  ne  manque pas de modifier l’expérience individuelle qu’elles font de ces modèles (Pasquier,  1999). Avec les fan‐fictions, nous avons accès à un niveau du social supplémentaire vis‐ à‐vis d’une analyse de réception médiatique, puisque les modèles ne sont pas seulement         56 Voir chapitre 5, titre 5.1.3, « Analyse des processus d’appropriation du modèle “Twilight” : les fan‐ fictions ».  57 Prénom de l’acteur qui interprète Jacob au cinéma, le loup‐garou de « Twilight ». Nous aborderons les  différents  types de scénarios des fan‐fictions au chapitre 5.  58 « Commentaires ». 

« discutés » (ibidem : 223) mais encore transformés et adaptés par les auteures, qui s’en  approprient  les  éléments  narratifs.  Ce  faisant,  les  adolescentes  effectuent  un  travail  participant  à  leur  construction  identitaire  et  le  font  collectivement  puisque  elles  le  réalisent en étroite collaboration les unes avec les autres.  

Dans  ce  contexte,  nous  adoptons  la  perspective  d’A.  Giddens  sur  ce  que  recouvre  la  notion  de  « self‐identity »,  à  savoir :  « the  self  as  reflexive  understood  by  the  person  in 

terms  of  her  or  his  biography »  (1991 :  53).  Ce  concept  désigne  la  manière  dont  un 

individu interprète sa propre trajectoire biographique et lui donne du sens. De ce point  de  vue,  il  est  intéressant  d’analyser  comment  les  adolescentes  situent  leurs  récits  narratifs  dans  un  continuum  temporel  et  identitaire.  Elles  font  notamment  intervenir  dans l’écriture des éléments de leur vie réelle, en introduisant par exemple la présence  de leurs parents ou des références à certains événements réellement vécus, comme la  perte d’amies avec lesquelles le contact a été rompu.59 L’adolescence ayant été définie en 

introduction comme une période de transition entre un âge de l’enfance et un âge adulte,  cette capacité à percevoir et restituer une cohérence biographique ne va pas de soi et est  l’objet  de  divers  arrangements  ou  "bricolages"  entre  réalité  et  fiction,  entre  passé  et  présent,  et  entre  scènes  de  sociabilité  familiale,  amicale  et  scolaire.  Cet  exercice  est  réalisé  à  travers  la  sélection  et  l’imbrication  de  situations  vécues  concrètement,  d’expériences  ressenties  émotionnellement  et  de  pures  projections.  Les  récits  ainsi  construits sont les produits de ce que l’adolescente projette d’elle‐même. Inventer des  histoires dont elle est l’héroïne est un moyen de créer de la cohérence et de la continuité  identitaire.  Par  conséquent,  si  l’on  considère  que  l’identité  est  la  capacité  « to  keep  a 

particular  narrative  going »  (ibidem :  54),  on  acceptera  de  dire  que  ce  travail 

d’appropriation  et  de  restitution  du  modèle  romantique  « Twilight »  participe,  pour  celles  qui  l’activent,  aux  processus  de  socialisation  entre  pairs,  en  ce  sens  qu’il  est  mobilisé comme un outil permettant de gagner de l’autonomie et de se construire par le  lien.  En  effet,  les  interlocutrices  que  représentent  les  lectrices  des  fan‐fictions  fonctionnent  comme  des  « autrui  significatifs »  (Berger,  Luckmann,  2008)  choisis  puisqu’activement  sollicités.  C’est  pourquoi  il  nous  a  semblé  important  d’inclure  ce  matériau complémentaire à notre analyse des modes de socialisation entre pairs. 

      

59 Ces actions sont analysées sous le titre 5.1.3.3 « Entre conservatisme et modernité : le choix du "prince 

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