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Le leader comme porte‐parole légitime de la classe 

Chapitre 3  : La négociation quotidienne du prestige 

3.3 Etre conforme aux impératifs du groupe 

3.3.2 Le leader comme porte‐parole légitime de la classe 

Les  membres  d’une  classe  d’école  forment  une  « équipe »  au  sens  de  Goffman  (1973),  c’est‐à‐dire  un  « ensemble  de  personne  coopérant  à  la  mise  en  scène  d’une  routine  particulière »  (ibidem :  81).  Même  si  les  élèves  constituant  une  classe  ne  se  sont  pas  choisis, ils forment ensemble une unité qui existe en tant que telle : la classe 809 B ou la  classe  807  A,  qui  a  une  réputation  auprès  du  corps  enseignant  et  auprès  des  autres  classes de l’établissement. En son sein, certains de ses membres sont plus connus que  d’autres. On dira que « c’est la classe de X » ou « c’est la classe de Y ». Au sein de chaque  classe se forment des sous‐groupes d’individus, par affinités. Ces sous‐groupes réalisent  également un travail de représentation en équipe, que ce soit dans l’enceinte physique  scolaire  ou  sur  l’espace  des  blogs.  Chacune  de  ces  équipes  comprend  un  ou  plusieurs  leaders,  en  ce  sens  « qu’un  des  participants  a  le  droit  de  diriger  et  de  contrôler  la  progression  de  l’action  dramatique »  (ibidem :  96).  De  fait,  il  faut  à  l’équipe  un  représentant  légitime,  qui  joue  un  rôle  de  porte‐parole.  Il  sera  le  garant  du  bon  déroulement de la représentation. Ainsi, on constate que dans une classe d’adolescents,  « un membre de l’équipe est mis en vedette, au premier rang, au centre de l’attention »  (ibidem : 98‐99). Cette attention focalisée sur lui permet au porte‐parole du groupe de  jouer un rôle de leader dans sa classe, c’est‐à‐dire d’imposer sa parole avec autorité.  Chaque  classe  possède  un  univers  de  références  culturelles  dominant,  c’est‐à‐dire  un  style  auquel  les  élèves  les  plus  populaires  s’identifient  et  qu’ils  imposent  comme  légitime. A la fin de la diffusion du clip du rappeur La Fouine, lors de l’entretien mixte, je  demande à la classe de 8e A du Collège Jean Tinguely, ce qu’ils en ont pensé. Ania répond, 

la première : « c’est le genre de musique qu’on écoute. » De fait, elle se pose directement  en porte‐parole du groupe en s’exprimant au nom de l’ensemble de ses camarades : « on  écoute ». Plus précisément, elle joue le rôle de garante du style qu’elle considère comme  culturellement légitime et ne tient pas compte des goûts individuels de chaque membre  de  sa  classe.  Si  un  camarade  n’ « écoute »  pas  ce  genre  musical,  qu’il  en  écoute  un  qui  n’est pas conforme, selon les critères défendus par Ania, et n’a dès lors pas le droit de  s’exprimer publiquement.  

Le prestige social dont jouit Ania lui permet de se positionner de manière autoritaire au  sein de sa classe. De fait, son opinion fait autorité. Elle  n’aime pas du tout le look des  personnages  du  clip  de  BB  Brunes,  évoluant  dans  un  décor  noir  et  blanc  inspiré  d’un  univers  stylistique  plutôt  rock.  Les  garçons  ont  les  cheveux  ébouriffés  et  portent  des  bottes de type Santiags. Ils sont vêtus de manière très ajustée, avec des chemises et des  blazers  prêts  du  corps,  des  jeans  “slim”,  c’est‐à‐dire  moulants.  Le  chanteur  porte  des  bretelles. Le personnage féminin principal affiche, quant à elle, un pull et un blouson en  cuir au contraire très larges. Ce style vestimentaire est à l’opposé du style rn’b, plébiscité  par Ania. En effet, le rn’b, comme le rap, mettent en scène des corps féminins visibles,  moulés  dans  des  vêtements  qui  en  dévoilent  les  formes.  Les  hommes  au  contraire,  portent  des  pantalons  et  des  t‐shirts  excessivement  lâches.  Le  style  du  clip  des  BB  Brunes propose par conséquent une esthétique allant à l’encontre de cet univers. Ania  elle‐même  est  toujours  vêtue  de  pantalons  et  de  pulls  très  ajustés,  et  son  petit  ami,  Pablo, porte des pantalons larges. Selon son jugement, le style proposé dans le clip des  BB Brunes est si peu conforme qu’il n’en mérite par même pas l’appellation :  Enquêtrice : mais comment vous appelleriez le look qu’elles ont ?  Ania : pas de style ! Pas de style !  Amélie : en fait ça me fait un peu penser aux années quatre‐vingt, enfin je sais  pas trop comment dire…  Emilie : ouais.  Ania : pas de style !  Amélie : je sais pas… 

Dans  cet  extrait,  Ania  impose  son  point  de  vue  comme  allant  de  soi.  Au  contraire  d’Amélie qui est sur un mode de négociation, elle s’exprime de manière très tranchée et 

refuse d’accorder la moindre crédibilité au style représenté dans le clip. Même si tous ne  partagent  pas  son  opinion,  la  parole  du  leader  s’impose  publiquement.  Amélie  et  Ania  sont assises l’une à côté de l’autre pendant l’entretien entre filles. Si ce sont elles deux  qui  prennent  ‐  et  de  loin  ‐,  le  plus  la  parole  au  sein  du  groupe,  on  constate  qu’Amélie  parle  davantage  qu’Ania.  En  revanche,  toute  son  attention  est  focalisée  sur  sa  copine,  cherchant  sans  cesse  son  approbation  par  le  regard,  ou  faisant  pointer  une  note  interrogative  à  ses  propos.  Lorsque  les  deux  amies  sont  en  désaccord,  c’est  toujours  Amélie qui se range à l’opinion d’Ania.  Celui ou celle qui joue le rôle de porte‐parole du groupe joue également en son sein un  rôle de censeur. Lors de l’entretien mixte, Ania censure systématiquement l’expression  de goûts culturels et de pratiques médiatiques masculines. Lorsque Enzo entreprend de  citer une série qu’elle n’apprécie pas, dont le héros est un jeune garçon, Ania sanctionne  cette tentative avec force soupirs et yeux levés au ciel :  Claire : pis il y a des séries aussi que vous regardez ?  Ania : Les Frères Scott !  Enzo lève la main : Tout le monde déteste Chris !  Ania lève à nouveau les yeux au ciel : ça c’est à midi, c’est trop nul ! 

Bien  qu’elle  tienne  à  affirmer  son  dédain  vis‐à‐vis  de  cette  série,  destinée  à  un  public  masculin, Ania précise tout de même qu’elle est programmée « à midi », ce qui est une  manière  de  montrer  qu’elle  a  une  parfaite  connaissance  du  monde  médiatique  adolescent. Bien que non concernée par cette série, elle est capable de la situer dans le  paysage audiovisuel. Les goûts et pratiques médiatiques masculines n’ont aucun crédit à  ses  yeux,  et  elle  n’hésite  pas  à  faire  part  de  son  incompréhension  à  ses  camarades  masculins. Lorsque Julien déclare passer des heures devant son ordinateur à jouer aux  jeux vidéo, elle lui lance, levant les yeux au ciel : « comment tu peux faire ça ? ».  

Celui ou celle qui joue un rôle de porte‐parole du groupe n’est pas un leader d’opinion au  sens qu’il ne représente pas fatalement la manière « typique » de penser des membres  du  groupe  (Katz  et  Lazarsfeld :  1966).  Il  ne  remplit  pas  non  plus  une  fonction  de  médiateur  dans  l’échange  d’opinions,  mais  incarne  plutôt  une  référence  légitime  face  aux autres membres, ce qui a pour conséquence de les rendre particulièrement attentifs,  voir  soumis,  à  ses  prises  de  positions.  Les  leaders  exercent  une  véritable  autorité  sur 

leurs  pairs.  Alors  que  l’entretien  mixte  vient  de  débuter  et  que  j’en  explique  le  déroulement, Safia éclate de rire, suivie de Nour et d’Emilie. Ania les fait taire, donnant  une  tape  à  Nour :  « arrêtez  c’est  salaud  elle  parle ! »  Elles  arrêtent  effectivement  immédiatement.  Ania  obtiendra  le  silence  et  l’attention  de  ses  camarades  à  plusieurs  reprises  durant  l’entretien.  De  fait,  ce  sont  les  leaders  qui  décident  de  l’agenda  des  discussions. Si un sujet ne les intéresse pas, ils le font savoir et y mettent un terme de  manière efficace. Par exemple, le film « World of Warcraft » ne lui plaît pas du tout. Ainsi,  bien qu’Enzo affirme avoir aimé ce film, il va être dans l’impossibilité de développer son  point de vue, stoppé net par Ania : elle soupire, lève les yeux au ciel et déclare, à deux  reprises,  « c’est  trop  saoulant  ce  film ! »,  puis  engage  la  discussion  sur  les  « films  américains », suivie et soutenue par Nour et Safia, avant de conclure : « ça c’est stylé ».  Ce faisant, Ania décide de ce qui est conforme d’aimer ou de ne pas aimer. Le fait que les  membres  de  sa  classe  la  considèrent  comme  investie  d’un  rôle  de  porte‐parole,  ou  du  moins respectent l’autorité avec laquelle elle endosse ce rôle, la crédite d’un pouvoir de  distinguer ce qui est légitime de connaître et de consommer ou pas. Nous allons voir que  ce pouvoir exercé par les leaders est étendu aux individus, jugés et désignés socialement  conformes ou non. 

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