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Chapitre 4  : Une gestion collective du lien social 

4.1 Sociabilités féminine et masculine 

4.1.2 Entre garçons : l’impératif de légèreté 

Les  garçons  ne  sont  pas  tendres  entre  eux  et  fonctionnent  beaucoup  sur  un  mode  de  rivalité, surtout lorsqu’il est question de gérer collectivement les liens sociaux mixtes. Ils  sont moins attentifs que les filles à se préserver mutuellement la face (Goffman, 1974).  Les  garçons  respectent  peu  l’intimité  de  leurs  camarades  et  se  montrent  moins  complices  que  les  filles  vis‐à‐vis  des  questions  liées  au  rapport  à  l’autre  sexe.  Ils  s’interpellent  de  manière  très  directe,  quitte  parfois  à  déstabiliser  leur  interlocuteur.  Pierre lance à Paul (9e  A, Collège Paul Klee) :  « quand t’es sorti avec Chiara t’étais pas 

amoureux  d’elle ? ».  Ils  travaillent  moins  en  équipe  que  les  filles,  qui  elles  collaborent  toujours  pour  laisser  ce  qui  pourrait  menacer  la  face  dans  les  coulisses  de  la  représentation. Même les garçons qui sont de bons amis peuvent se montrer moqueurs  et sarcastiques les uns envers les autres. Paul, Jérôme et Thibault forment souvent une  équipe soudée. En camp, ils mangent systématiquement à la même table. Thibault se fait  accompagner par Paul lorsqu’il s’agit d’aller courtiser Clémence le soir dans la chambre  des filles. Pourtant, dans certains contextes, ils entrent en confrontation ouverte, d’une  manière qui va totalement à l’encontre de la solidarité affichée par les filles. En entretien  par  exemple,  alors  qu’ils  sont  uniquement  entre  garçons,  leurs  rapports  deviennent  assez  conflictuels,  surtout  lorsqu’il  s’agit  de  débattre  de  l’expérience  du  lien  social  mixte : 

Paul : c’est une technique de drague je vous dis!  Pierre : mais trop pas, ça a rien à voir! 

Paul : mais bien sûr!  Thibaut : tu sais pas t’y prendre, toi, tu sais pas t’y prendre alors chut!  Jérôme à Paul, moqueur : tu dragues comme ça?  Paul : «tu sais pas t’y prendre», mais ta gueule!  Thibault dans sa barbe : alors chope‐toi une fille mon gars!  Rires.  Paul à Thibault : mais je parle du clip, là, je parle pas de moi!  Thibault : je sais et pis?  Paul : ben voilà! 

Thibault  à  Paul,  répète  les  propos  de  Paul  sur  un  ton  ironique :  c’est  une  technique de drague! 

Il  existe  une  forte  tension  masculine  liée  à  la  capacité  d’affirmer  une  maturité  amoureuse  et  sexuelle  (Fine,  1987).  Dans  chaque  entretien  effectué  entre  garçons  s’observent des actes de remise en place, motivés par le manque de légitimité de celui  qui  a  pris  la  parole,  surtout  en  ce  qui  concerne  l’expérience  du  lien  social  mixte.  Les  garçons  n’hésitent  ainsi  pas  à  se  moquer  les  uns  des  autres,  de  façon  beaucoup  plus  frontale que les filles. Les modes de confrontation et d’affrontement sont par conséquent  beaucoup plus masculins que féminins (Boyer : 1999). 

Ce  ton  volontiers  moqueur  adopté  par  les  garçons  entre  eux  est  la  conséquence  d’un  impératif  de  légèreté.  Les  garçons  s’imposent  le  devoir  de  ne  pas  s’émouvoir  des  remarques et des critiques qu’ils s’adressent mutuellement. Une pratique courante dans  les groupes de garçons est de révéler les émois amoureux de leurs camarades, et plus  particulièrement  les  échecs  y  étant  associés.  Ce  qui  a  été  jusqu’ici  précieusement  dissimulé est amené sur le tapis par un copain peu scrupuleux. A priori, cette pratique  pourrait  être  très  mal  perçue  par  les  garçons,  qui  se  positionnent  comme  beaucoup  moins enclins que les filles à parler publiquement de leurs sentiments. Or, on observe  que  les  garçons  qui  en  sont  victimes  réagissent  avec  un  flegme  étonnant.  En  effet,  ces  « trahisons »  étant  fréquentes,  elles  sont  « plus  routinières  et  moins  insultantes »  (Metton‐Gayon,  2009 :  127).  Elles  font  partie  du  mode  d’interaction  masculin,  plus  empreint d’une rivalité affichée et assumée que le mode d’interaction féminin (Goffman,  2002 ; Lepoutre, 1997 ; Boyer, 1999).  

Ces constats n’expliquent cependant pas pourquoi la sociabilité masculine se caractérise  par cette logique de divulgation et cet impératif de légèreté. Premièrement, dévoiler les  failles sentimentales d’un camarade est parfois une manière d’affirmer sa supériorité, et  de le mettre hors‐jeu, comme dans le passage ci‐dessous :  Enquêtrice : Mais par exemple justement si heu... si vous sortez avec une fille  est‐ce que vous allez mettre un article sur elle sur votre blog?  Ali : sûrement.  Kevin : ouais ça dépend.  Enquêtrice à Kevin : mais tu vas pas le faire automatiquement alors?  Michael : mais déjà lui le jour où il trouvera une copine!  Samir éclate de rire. Ali se retourne en riant.  Alexandre : mais il avait une copine! Toi tu sais pas il avait une copine.  Samir : ah ouais Loraine!  Il rigole.  Kevin : non pfff. 

Alexandre :  oh  Loraine  le  refoule!  Tu  te  souviens!  A  Samir  t’étais  là  quand  heu... 

Kevin a un geste d’impatience et d’agacement. 

Dans ce passage, l’intervention de Michael vise à sanctionner la prise de parole de Kevin,  qu’il  ne  juge  pas  suffisamment  légitime  pour  répondre  à  une  question  concernant  les  manières  de  faire  lorsque  l’on  « sort »  avec  une  fille.  Il  dénonce  explicitement  son  manque d’expérience : « mais déjà lui le jour où il trouvera une copine! ». Alexandre va  alors renchérir en évoquant la dernière « copine » que Kevin a eue, ne le faisant pas du  tout dans l’objectif de lui signifier son soutien, bien au contraire. Il cite nommément la  « copine »  de  Kevin,  « Loraine »,  dans  l’unique  but  de  souligner  le  fait  qu’elle  l’aie  « refoulé », c’est‐à‐dire éconduit. Kevin soupire et exprime son agacement, mais il ne se  met  pas  en  colère  vis‐à‐vis  de  ses  camarades.  De  fait,  ils  attendent  de  lui  une  attitude  résignée  face  à  leurs  sarcasmes.  Une  réaction  trop  émotionnelle  traduirait  un  investissement trop fort dans les questions sentimentales, ce qui est considéré comme le  propre des filles. 

Ces  stratégies  de  divulgation  ne  visent  pas  uniquement  à  embarrasser  la  cible  et  à  marquer  une  forme  de  supériorité.  Les  garçons  jouissant  d’un  haut  statut  peuvent  d’ailleurs également être victimes de ces révélations intempestives. La seconde logique  qui se cache derrière ces « trahisons » (Metton‐Gayon, 2009) est l’affirmation d’un mode  de sociabilité masculine, c’est‐à‐dire ludique et détaché des drames amoureux, que l’on  laisse  aux  filles.  En  effet,  nous  avons  vu  que  la  complicité  féminine  est  basée  sur  le  partage  des  confidences  amoureuses.  L’entre  soi  masculin  se  doit  par  conséquent,  par  souci  de  distinction,  ne  pas  être  trop  versé  dans  la  susceptibilité  émotionnelle.  Cependant,  charrier  un  camarade  à  propos  de  ses  échecs  amoureux  est  un  moyen  de  faire  corps  et  d’afficher  une  forme  de  complicité,  virile.  Qui  “aime  bien  châtie  bien”  pourrait‐on  évoquer,  sachant  que  « (…)  la  plaisanterie  semble  le  seul  mode  énonciatif  légitime de la confidence masculine » (Duret, 1999 : 100). Dans l’extrait ci‐dessous, Allan  (8e A, Collège Paul Klee) dévoile les difficultés auxquelles Thomas est confronté dans sa 

volonté  de  sortir  avec  Coralie,  mais  il  le  fait  en  insistant  sur  les  caractères  ludique  et  bienveillant de ses propos, qui visent avant tout à encourager son « pote », et donc à le  soutenir :  

Allan frottant  le  cuir  chevelu  de  Thomas :  ouais,  enfin  lui  on  lui  fait  un  petit  peu chier avec sa copine parce que, ouais enfin sa copine… parce qu’il ose pas  heu…  Jules : non dit pas.  Juan : arrête, arrête Allan.  Allan : nous on serait content s’il sortait avec, alors on l’embête avec ça, on le  taquine un petit peu.  Jules : mais ça ne dure pas plus que cinq minutes.  Enquêtrice : et toi ça t’énerve Thomas ?  Thomas : mais non c’est pas que ça m’énerve,  Wladimir : mais il sait qu’on rigole. 

Thomas :  voilà  c’est  bon.  Vu  que  c’est  mes  potes…    je  sais  pas,  moi  ça  ne  m’affecte pas. 

Allan : mais ça dure trois minutes, même pas, on lui dit « vas‐y, va demander  à Coralie », il dit « non », alors on arrête et voilà ça ne va pas plus loin, on lui  fait pas ça toute la journée comme les filles. 

Ce mode de dévoilement est possible entre « potes », car de fait, l’une des conventions  sur  laquelle  repose  la  sociabilité  masculine  est  que  la  camaraderie  prime  sur  les  relations amoureuses. Les garçons de la classe « taquinent » Thomas sur un mode bon  enfant. Thomas est un garçon populaire et le couple qu’il forme avec Coralie jouit d’un  grand prestige, comme nous l’avons précédemment démontré. L’objectif n’est donc pas  de  le  rabaisser  ou  de  le  contrarier,  mais  plutôt  de  faire  corps,  en  tant  que  groupe  de  garçons,  qui  aborde  les  questions  d’ordre  sentimental  avec  humour  et  détachement.  D’ailleurs, Jules et Juan s’inquiètent de la réaction de Thomas et demandent à Allan de ne  pas  « dire »  et  « d’arrêter »,  ne  voulant  pas  risquer  de  blesser  leur  camarade.  Mais  Thomas  joue  le  jeu  et  accepte  de  bon  cœur  ces  moqueries  sans  en  être  « affecté »,  accordant  ainsi  la  priorité  à  l’entre  soi  masculin  vis‐à‐vis  de  sa  potentielle  relation  amoureuse.  Ce  faisant,  il  met  bien  l’accent  sur  le  fait  que  ces  « taquineries »  sont  formulées par ses « potes » et donc qu’il n’a pas à s’en offusquer. Afficher une certaine  distance  ironique  est,  pour  ces  garçons,  une  manière  de  se  démarquer  de  l’entre  soi  féminin, comme l’indique la conclusion d’Allan, veillant à bien séparer leur manière de  traiter  la  relation  amoureuse  avec  celle  des  filles :  « on  ne  fait  pas  ça  toute  la  journée  comme les filles. » Nous verrons cependant, dans le prochain chapitre, que l’impératif de  légèreté  en  vigueur  dans  la  sociabilité  masculine  n’empêche  nullement  les  garçons  de  s’investir émotionnellement et publiquement dans une relation amoureuse, ou dans une  relation  amicale  mixte.  Il  leur  faut  simplement  maîtriser  les  différents  formats  d’expression  de  l’attachement,  en  fonction  des  contextes,  et  il  leur  faut  également  admettre  les  pairs  comme  étant,  inévitablement,  présents  dans  le  déroulement  de  l’histoire du couple. 

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