Chapitre 4 : Une gestion collective du lien social
4.2 La négociation des conventions
4.2.3 Ne pas être « coincée »
Si les adolescentes ne doivent pas « faire leur pute », elles ne doivent pas non plus apparaître comme « coincées ». En effet, afin de montrer qu’elles sont “grandes” et ont quitté le monde de l’enfance, elles se doivent de rejeter une certaine forme d’innocence sexuelle (Eder, Colleen Evans & Parker, 1995). Par conséquent, les adolescentes se trouvent dans une position de double injonction, qu’elles‐mêmes ressentent comme difficile à négocier : Julia : sinon on est... ou on est des salopes, ou on est des coincées! Il y a pas de juste milieu en fait! Clémence : ouais. ça c’est vrai n’empêche. Aline : ouais. Enquêtrice : vous avez l’impression que c’est vrai? Toutes les filles du premier rang : ouais! Julia : si c’est vrai? Angélique : ah oui, c’est clair! Enquêtrice : ouais je demande si... Angélique : ouais, c’est ou t’es une salope ou t’es une coincée.
Nous allons voir que l’application de la convention de « ne pas être coincée » tout comme celle de ne pas « faire sa pute » est étroitement liée à la gestion collective du lien et à la configuration sociale de la classe. Comme le résume explicitement Angélique, la gestion de la juste attitude féminine est complexe, car les désignations sociales dépendent des réactions des autres à ces attitudes (Becker, 1985). Les filles qui jouent un rôle de leader sont notamment dans une position délicate. En effet, comme mentionné précédemment, le fait d’être en couple et de sortir avec des garçons populaires est un gage de prestige social pour les filles. Les filles les plus populaires sont également celles qui plaisent aux garçons et qui ont de nombreux soupirants. Elles font valoir leurs expériences amoureuses et affichent une attitude souvent plus conquérante que les autres filles, ce qui leur permet de dominer symboliquement l’espace social de la classe. Comme nous l’avons vu, elles sont visibles, occupent l’espace social scolaire, physiquement et par la parole. Paradoxalement, cette position est fragilisée par le spectre de la désignation collective de « pute ». Les filles qui jouent un rôle de leader sont particulièrement exposées à ce risque, justement parce qu’elles sont très sociables, c’est‐à‐dire possèdent une forte compétence à être en lien, notamment avec les garçons. Nous allons voir comment l’une et l’autre convention sont imbriquées ensemble et gérées collectivement.
L’un des vidéos clips visionnés lors de l’entretien mixte, « Girlfriend » d’Avril Lavigne, a suscité des réactions particulièrement fortes dans tous les groupes rencontrés. Le scénario met en scène deux adolescentes, l’une brune et habillée en noir avec une ceinture à clous, l’autre rousse, portant des lunettes et une jupe écossaise. La fille brune va réussir à “piquer” le petit ami de la fille rousse. Elle interrompt leur tête‐à‐tête, entre en collision avec la voiture de karting conduite par sa rivale, puis lui lance une balle de mini‐golf en pleine tête. Bref, sa technique de séduction est plutôt agressive. Finalement, elle parvient à ses fins, séduit le garçon qui succombe à son charme et humilie la pauvre fille rousse qui finit tristement par un roulé‐boulé jusque dans une cabine de toilettes publiques. Ces deux figures féminines correspondent à des types que les adolescents interprètent comme, d’une part « la coincée », « l’intello », « l’écolière » et de l’autre « la rockeuse », « la skateuse ». Le comportement de chacune est en effet mis en lien avec un style vestimentaire. Le look de la fille rousse est très enfantin, avec sa petite jupe et ses chaussettes blanches bien remontées. Dans les différentes scènes du clip, si elle
n’effectue aucune action en référence à l’univers intellectuel ou scolaire, elle joue un rôle proche de celui de la petite fille, capricieuse, qui tape du pied et ne sait se défendre correctement face à une rivale. Au contraire, la fille brune est celle qui « fout la merde », qui ose affronter sa rivale et assume une image beaucoup plus sexualisée. Elle est décrite comme « plus séduisante » mais aussi « plus chaude ». Il est par conséquent intéressant de relever que, dans les représentations adolescentes, la figure de la petite fille correspond à celle de la bonne élève, à « l’intello » qui est trop « sérieuse ». En effet, l’adolescent qui montre trop de zèle scolaire révèle une logique encore enfantine et indique qu’il n’a pas effectué la nécessaire distanciation aux normes scolaires, qui apporte la preuve de la maturité (Dubet, Martuccelli, 1996).
Etre “grand”, c’est également être sexuellement disponible. Nous entrons là dans la contradiction énoncée plus haut, à savoir que s’il ne faut pas « faire sa pute », il ne faut pas non plus être trop « coincée ». Lorsque je chercher à savoir pourquoi la brune arrive à ses fins et parvient à séduire le garçon, Amélie (8e A, Collège Jean Tinguely) répond
que c’est parce qu’elle est « plus jolie et moins coincée », et Philippe d’enchaîner : « parce qu’elle est plus provocatrice, plus chaude ». Par conséquent, l’attitude de la fille brune présente toutes les caractéristiques de la « pute », au sens de la rivale et de la traîtresse. En effet, la fille brune détourne un garçon de son amoureuse en lui offrant un accès à la sexualité. Or, aucun adolescent ne traite le personnage de la brune de « pute ». Au contraire, les filles qui jouent un rôle de leader au sein de leur classe ont unanimement légitimé son attitude, et s’y sont explicitement identifiées. Ania (8e A,
Collège Jean Tinguely) déclare : « ben ouais si elle le veut, elle fait tout ! ». Tiffany (8e B, Collège Michel Simon), affirme qu’elle‐même s’arrangerait pour que le garçon connaisse ses intentions : « ouais je ferais tout pour qu’il le sache, t’sais, je m’en fous. Je ferais tout pour qu’il le sache aussi. » Quand à Lola89, elle dit qu’elle « aurait fait pareil » et s’énerve lorsqu’une camarade propose l’idée que le garçon serait peut‐être plus heureux avec la fille rousse : Enquêtrice : donc finalement il serait plus heureux avec qui ? Naomi : ben avec la rousse. Lola : mais non ! Avec la brune ! 89 Lola et ses camarades ont été rencontrés au cours d’une série d’entretiens exploratoires, réalisés en juin 2007 avec O. Tschannen. Elle est en 8e A, dans un collège bourgeois de la campagne genevoise.
Enquêtrice à Lola : pourquoi avec la brune ? Lola : mais parce que c’est la vie, c’est comme ça, elle y va plus cash, l’autre elle est là elle fait un petit geste crispé avec ses mains, elle est trop coincée ! Elle est coince coince ! Naomi : ben elle peut se décoincer, hein ? Lola : ben non, ça peut pas se décoincer comme ça ! Tu connais pas la vie toi ! Ainsi, selon Lola, le garçon serait plus heureux avec le personnage « cash » car « c’est une skateuse, c’est la vie. » Lola joue le rôle de leader dans sa classe, elle connaît « la vie » et possède la légitimité de s’exprimer en experte des relations amoureuses. Dans ce domaine, les filles qui se comportent d’une certaine manière, ‐ « cash » ‐, et qui ont le style vestimentaire y étant associé, ‐ « skateuse » ‐, ont un statut social plus élevé que celles qui sont « coincées », trop respectueuses des normes scolaires et par conséquent « encore un peu bébé ». Le rôle de leader et de porte‐parole légitime du groupe est étroitement lié au fait de pouvoir se targuer de « connaître la vie », et donc de faire valoir une expérience du lien social mixte que les autres n’ont pas. La convention qui veut qu’une adolescente ne se comporte pas de manière « coincée » est donc à mettre en lien avec l’injonction à montrer qu’elle est “grande” et a quitté les conventions de l’enfance, notamment en matière de réussite scolaire.
Dans ce même clip, un troisième personnage féminin évolue, toujours représenté par la chanteuse Avril Lavigne, mais qui cette fois joue son propre rôle (de chanteuse). Elle tient un micro à la main, est entourée de musiciens et se met en scène de manière très suggestive. Elle porte un mini short agrémenté de bas résilles et danse en collant son corps contre celui du garçon (toujours le même, celui pour lequel la fille brune et la fille rousse se battent). Là non plus, aucun adolescent ne la traite de « pute » au cours des entretiens, ni ne déclare qu’elle « fait sa pute ». Ce constat illustre le caractère socialement situé de cette insulte. Le personnage de « la blonde », comme celui de « la brune », propose un modèle de comportement féminin, très frondeur dans sa manière de séduire, mais qui incarne l’expérience et le succès amoureux. Le personnage un peu “gnan gnan” de la « rousse » ressort perdant et humilié. Au‐delà des catégories imposées par ce scénario, il est intéressant d’observer comment les filles leaders s’en servent pour asseoir leur statut dans la classe. Il se trouve qu’Avril Lavigne est une star, suffisamment populaire auprès des adolescents pour être protégée de toute accusation. Un haut statut
social préserve, du moins momentanément, contre les insultes. En revanche, si un conflit éclate entre filles populaires, et que l’une traite l’autre de « pute », la rivalité peut déboucher sur une spirale descendante pour celle qui se trouve ainsi incriminée.
Il existe par conséquent, dans les représentations adolescentes, des correspondances entre l’injonction de « ne pas faire sa pute », celle de « ne pas être coincée » et ce qui en résulte d’un point de vue social et relationnel, à savoir « mériter » sa place parmi ses pairs. Dans le commentaire ci‐dessous, l’auteure, anonyme, traite Solen90 de « pute » et
enchaîne en écrivant qu’elle ne « mérite pas le bonheur » et par conséquent « mérite de pas avoir d’amies » :
Kelk1, Posté le lundi 01 décembre 2008 12:43
y'a de la place que pour tes vraix ? Es-tu sur de sa ? ... Solen c'est pas une vrai c'est une pute qui a tromper Kami avec Abdel & Arkan & apres elle va rouler Gabriele mais c'est quoi cette meuf ? moi je laurai arracher la tete !!!!! Un conseil butte la tu vois pas que c'est une chienne une PUTE !!! elle merite pas le bonheure elle merite de pas avoir d'amies, serieux en plus elle est que trop moche.91
Il semble fort probable que l’auteur de ce commentaire, ce « quelqu’un », soit une fille. Une fille en colère vis‐à‐vis de Solen, qui lui reproche de se comporter comme une rivale trop peu soucieuse de partager le marché amoureux (Clair, 2008) avec ses amies, et par conséquent ne « méritant » plus leur amitié. En effet, ce message fait suite à un article posté par Aalya (7e C, Collège Jean Tinguely) sur son blog, dans lequel elle présente ses
« vrais amis » et leur signifie la place importante qu’elles occupent dans sa vie. Solen figure sur cette liste. Or, l’adolescente qui se cache derrière le pseudonyme « quelqu’un » remet en question la sincérité de Solen dans cette amitié, rendant inconciliables le cumul de conquêtes masculines et la sincérité des amitiés féminines. Le commentaire prend alors la forme d’une mise en garde et d’un appel à la sanction, appliquée par un boycott 90 Solen était la petite amie de Gabriele (7e C, Collège Jean Tinguely) au moment de l’entretien entre garçon, il avait d’ailleurs noté au stylo sur sa main : « Solen je t’aime ». 91 « Quelqu’un, Posté le lundi 01 décembre 2008 12:43 Il y a de la place que pour tes vrais (ndlramis) ? Es‐tu sûre de ça ? Solen ce n’est pas une vraie, c’est une pute qui a trompé Kami avec Abdel + Arkan et après elle va rouler Gabriele, mais c’est quoi cette meuf (nldr femme) ? Moi je lui aurais arraché la tête ! Un conseil, bute‐la. Tu ne vois pas que c’est une chienne de pute !!! Elle ne mérite pas le bonheur, elle ne mérite pas d’avoir des amies. Sérieux, en plus elle est trop moche. »
amical. Le jugement moral est sans appel : n’étant pas fidèle à un seul garçon, Solen ne « mérite » pas d’entretenir des amitiés féminines.
Il y a donc des corrélations, ‐ que l’on retrouve dans de nombreux commentaires comprenant cette insulte ‐, entre le fait de se comporter comme une rivale vis‐à‐vis des autres filles et le fait de « mériter » d’être privée d’amies, ce qui est la pire des sanctions pour une adolescente populaire.92 D’ailleurs, le terme « amies » est employé au féminin pluriel, ce qui prouve que le comportement de Solen est avant tout jugé et sanctionné par des filles, mais pas n’importe lesquelles : ses amies. En effet, la trame de ce conflit, que nous ne pouvons exposer entièrement, a permis de comprendre que plusieurs amies de Solen sont fâchées avec elle au moment où intervient ce commentaire. Dernier affront, qui finit d’accabler sa cible, ce « quelqu’un » décrète la jeune fille « trop moche ». Une adolescente qui voit sa cote de popularité baisser auprès de ses pairs va être subitement considérée comme une intruse et une usurpatrice. Le meilleur moyen de lui faire perdre son statut social élevé est de l’accuser, publiquement, de ne pas être suffisamment conforme, ici physiquement, pour occuper une telle position sociale. En résumé, les adolescentes considèrent que le personnage incarné par Avril Lavigne a le droit de se comporter de manière sexuellement provocante et de séduire le petit copain d’une autre, car cette autre ne satisfait pas aux critères de conformité adolescente et possède un statut social peu élevé. Les deux personnages ne se connaissent pas et ne sont pas amies. Par conséquent, il n’y a aucun enjeu de rivalité entre elles. Avril Lavigne, forte de sa légitimité sociale, peut séduire ce garçon en toute impunité, puisque la petite amie officielle est collectivement considérée comme « trop coincée ». De là, l’action de justifier le comportement de la chanteuse est un moyen de se positionner, dans l’espace social de la classe, comme quelqu’un qui a de l’expérience et qui peut légitimement prendre positions sur des questions touchant à la séduction voir à la sexualité. En revanche, au sein de l’espace social scolaire, la frontière entre ce qui sera considéré comme un comportement adéquat ou déviant est beaucoup plus floue et soumise aux tribulations relationnelles et statutaires.
92 La popularité de Solen s’observe sur son blog. Au‐delà de ce commentaire, elle est très courtisée par ses
Nous avons vu comment l’action de traiter une adolescente de « pute » était le produit d’une désignation sociale, résultant davantage d’un certain type de rapports que les adolescentes entretiennent entre elles que d’un certain type de comportement. Ainsi, même si l’emploi de ce terme se réfère à la distinction entre la « fille bien » et « la pute » qui tient son origine dans la culture populaire (Whyte, 1943) et de rue (Clair, 2008), son usage sert des intérêts liés à la gestion de la sociabilité entre pairs, notamment à la répartition des positions sur le marché amoureux, ainsi que sur le marché amical. Cette insulte sert de moyen de sanction aux adolescentes qui se sentent lésées. Nous comprenons, à la suite de R. Diaz‐Bone et L. Thévenot (2010), que « les conventions deviennent des ordres de justification ou “grandeurs” (Boltanski, Thévenot, 1991) lorsque les acteurs sont critiqués ou critiquent eux‐mêmes ». Les conventions négociées entre pairs servent à établir une échelle du prestige et de la « grandeur » de chaque individu. Ne pas « faire sa pute » et ne pas « être coincée » sont des conventions qui permettent de classer les individus au sein de l’espace social scolaire. Le fait de « coordonner et évaluer » des situations d’actions et de pouvoir ainsi en fixer le « cadre interprétatif » (Diaz‐Bone, Thévenot, 2010 : 4) est un moyen de se mettre collectivement d’accord sur ce qui “se fait” et sur ce qui “ne se fait pas”. L’objectif de ce chapitre est de démontrer que les normes sur lesquelles reposent ces conventions sont arbitraires et fixent surtout un type de cadre : celui dans lequel se jouent les liens sociaux entre pairs. Comme nous l’avons fait pour comprendre les dynamiques de l’entre soi féminin, nous allons considérer la négociation des conventions entre garçons par le biais de deux catégories qui les font exister : la catégorie « homosexuel » et la catégorie « caillera blédard ».