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Chapitre 3  : La négociation quotidienne du prestige 

3.3 Etre conforme aux impératifs du groupe 

3.3.3 Prestige social et pouvoir de désignation 

En  désignant  Michael,  Thibault,  Ania  ou  Salomé  comme  des  modèles  de  conformité  physique et en les reconnaissant comme des porte‐paroles de la classe, leurs camarades  les investissent du pouvoir de distinguer ce qui est conforme de ce qui ne l’est pas. Les  adolescents  qui  sont,  en  quelque  sorte,  les  plus  dignes  représentants  de  la  conformité  juvénile jouissent de la légitimité sociale d’en fixer les contours. Etre conforme constitue  à  la  fois  une  ressource  dans  les  enjeux  de  positionnements  sociaux  entre  pairs  et  un  produit de ces enjeux.  

Lors  de  l’entretien  à  deux,  Julia  et  Chiara  (9e  A,  Collège  Paul  Klee)  ne  tarissent  pas 

d’éloge  concernant  le  capital  physique  de  Thibault,  louant  ses  mérites  sportifs.  Au  contraire, elles tiennent des propos très durs vis‐à‐vis de l’apparence physique de Yann : 

Julia : ouais ! 

Chiara : ouais il est un peu collant comme ça.  Julia : voilà, un peu genre : grand. Blanc.  (…) 

Julia :  et  pis  il  a  quelque  chose…  ouais,  il  a  quelque  chose  un  peu  de  repoussant Yann, enfin avec tout le respect que j’ai pour lui, il a… il a quelque  chose un peu de repoussant. 

Chiara : ouais.  Julia : il est grand… 

Chiara : ouais surtout ses tiques. 

Julia :  comme  ça,  il  est  tout  blanc,  on  dirait  qu’il  est  absent,  il  a  un  regard  éteint comme ça, il est toujours, je sais pas, en train de se toucher, ouais mais  ça m’énerve ! 

Julia utilise à deux reprises les qualificatifs « grand » et « blanc » pour décrire Yann, sur  un  ton  qui  dénote  une  forme  de  dégoût.  Le  ton  adopté  joue  un  rôle  prépondérant  puisque, dans d’autres contextes, ces attributs ne seraient pas dépréciatifs. Au contraire,  le  fait  d’être  « grand »  est  même  plutôt  socialement  valorisé  pour  un  garçon.  De  fait,  Yann  n’a  pas  l’air  à  l’aise  dans  son  corps.  Il  n’a  pas  du  tout  l’assurance  physique  de  Thibault par exemple, qui marche de façon très décontractée, avec un léger balancement  des épaules, menton en l’air. Yann, lui, marche les épaules voutées et tête baissée. Ces  observations sont importantes car dans les faits, Yann n’est pas plus mince que Thibault,  ni  plus  grand  que  Jérôme,  un  garçon  très  populaire  parmi  les  filles  de  la  classe.  Par  conséquent, la conformité physique est avant tout une question d’assurance, de gestion  du  corps  et  de  réaction  de  la  part  des  pairs  à  l’attitude  physique  d’un  adolescent.  Les  désignations  sociales  liées  à  la  conformité  physique  sont  le  résultat  de  processus  interactifs  entre  les  différents  acteurs.  Elles  naissent  de  la  rencontre  entre  un  type  de  tenue  physique  et  les  interprétations  qui  en  sont  faites  par  les  pairs,  en  fonction  des  positions de chacun au sein de l’espace social scolaire.  

De la même manière, les désignations sociales liées à la conformité des goûts culturels  sont dépendantes du contexte dans lequel celle‐ci est définie. Samir (8e B, Collège Michel 

Simon)  déclare  détester  le  style  du  groupe  BB  Brunes.  Par  extension,  il  rejette  toute  personne susceptible de l’apprécier. Ainsi, l’appréciation qu’un élève fait d’un clip vidéo 

dépasse  la  simple  évaluation  esthétique.  Prendre  position  vis‐à‐vis  du  clip  des  BB  Brunes est une occasion de se situer au sein de l’espace social de sa classe et de redéfinir  les  limites  du  groupe.  En  effet,  dans  l’extrait  suivant,  nous  voyons  comment  Samir,  Michael,  Ali  et  Alexandre  font  corps  dans  le  rejet  de  ce  style,  et  en  profitent  pour  marquer leur distance avec Gregory, qu’ils soupçonnent d’être susceptible d’apprécier :  Enquêtrice : et leur style vous pensez quoi?  Alexandre : non.  Ali : nul.  Michael : c’est moche.  Kevin : c’est moche.  Enquêtrice : vous aimez pas?  Michael : non.  Samir se tourne vers Gregory : si peut‐être lui il aime.  Il le désigne du doigt.  Alexandre : ouais!  Le désigne également du doigt.  Samir à Gregory : t’aimes bien?  Gregory secoue la tête : non.  Alexandre méprisant : mais lui il aime le, le Métal là. 

Il  apparaît  que  ces  « pressions  au  conformisme »  (Pasquier,  2005 :  164)  sont  une  condition  du  sentiment  de  « groupalité »  des  garçons  de  la  classe,  c’est‐à‐dire  au  « sentiment  d’appartenir  à  un  groupe  particulier,  limité,  solidaire »  (Brubaker,  2001 :  79). S’il n’est pas possible de s’identifier au style musical ou vestimentaire d’un individu,  il semble impossible de l’intégrer à la sociabilité du groupe. Si Gregory aime « le Métal »,  il ne peut être considéré comme un membre du groupe des garçons leaders, qui rejettent  collectivement  toute  affiliation  à  ce  style.  Nous  aurons  l’occasion  de  déconstruire  les  processus  de  négociation  des  conventions  liées  aux  différents  styles  dans  le  prochain  chapitre.  Ce  qui  est  important  de  comprendre  ici  est  que  la  notion  de  conformité  est  relative aux individus qui détiennent un droit d’en imposer les critères. Ce droit est issu  de  la  légitimité  qui  leur  est  reconnue  par  leurs  pairs  d’exercer  un  pouvoir  spécifique :  celui de jouer le rôle de porte‐parole légitime du groupe, puis de désigner les déviants.  

Si les autres élèves ne valident pas tous les désignations faites par les leaders, ils ne leur  disputent pas pour autant ce pouvoir. Théo et Victor, lors de l’entretien en binôme, se  distancient clairement de la campagne de discrimination qui vise Yann. Pourtant, ils se  gardent de le défendre publiquement et ne prennent ouvertement position que dans le  cadre protégé de l’entretien en binôme. En effet, Yann s’est vu investir d’un rôle jusque‐ là dévolu à Théo, celui du « nouveau » devant trouver sa place parmi les garçons de la  classe.  Ainsi,  Théo  livre  un  discours  qui  montre  comment  le  rejet  collectif  dont  fait  l’objet Yann est lié à des enjeux de positionnement social entre garçons :  Théo : ben il est… je veux dire il est pas hyper accepté par les gens de la classe  mais bon. Moi je l’aime bien et puis voilà.  Victor : il est pas méchant mais… je sais pas pourquoi ils l’aiment pas, il a rien  fait mais ils l’emmerdent.   Enquêtrice : ok.  Victor : c’est depuis le début de l’année ils arrêtent pas de se chercher.  Enquêtrice : Timor et lui ?  Victor : ouais ! Timor on dirait qu’il…  Théo : mais c’est parce que en fait, Timor il veut impressionner les autres heu  gars de la… Thibault et tout ça et pis vu que Yann c’est un peu le nouveau et  tout ça, avant c’était moi, mais… 

Selon  Théo,  si  Timor  cherche  à  provoquer  sans  cesse  Yann,  c’est  dans  le  but  d’impressionner  « les  autres  gars »,  mais  surtout,  et  c’est  important  de  le  relever,  « Thibault », qui joue un rôle de leader dans la classe.  

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