Chapitre 4 : Une gestion collective du lien social
4.3 Le spectacle social de l’amour
4.3.2 Le couple, une histoire partagée
Lors des camps de loisirs organisés par l’école, type camp de ski ou voyage d’étude, les individus les plus prestigieux sont ceux qui forment un couple. Lorsqu’un garçon populaire sort avec une fille populaire pour former un couple populaire, ils deviennent le centre de l’attention. L’histoire du couple devient l’histoire du camp, notamment parce que le couple se met en scène et s’affiche publiquement. Celui formé par Thomas et Coralie (8e A, Collège Paul Klee) est suivi par une petite cour, en toutes circonstances.
Chacun de leurs faits et gestes est observé par leurs camarades. A la patinoire, ils jouent au chat et à la souris avec trente pairs d’yeux rivés sur eux. Lorsqu’ils vont boire un chocolat avec leur bande, ils sont assis au centre du groupe. Le dernier soir de la semaine, une boum est organisée sur la demande insistante de certains élèves, dont Thomas fait partie. Une émulation se crée alors autour de la question de savoir s’ils vont enfin « sortir ensemble ». En effet, ils ne se sont encore jamais embrassés, malgré les démonstrations réciproques et publiques de l’affection qu’ils se portent. Ils se donnent la main et ne se lâchent pas d’une semelle, mais tous les adolescents du camp savent que la relation n’a pas été entérinée par un baiser, ce qui d’ailleurs est le prétexte de moqueries de la part des camarades masculins de Thomas, que nous avons mentionnées au point 4.1.2 : « Entre garçons, l’impératif de légèreté ».
En voyage d’études à Grenade, Thibault et Clémence (9e A, Collège Paul Klee) marchent
main dans la main, se prennent dans les bras sur les marches des musées et se pelotent dans les ruelles. Lui se fait accompagner par Pierre pour la rejoindre le soir dans sa chambre, où dorment cinq autres filles. Thibault discute avec Julia de sa relation avec Clémence, lui faisant part de son attirance mais lui exposant également ses doutes. Clémence, quant à elle, se confie à Chiara. Ensuite, Chiara et Julia en débattent entre elles. A l’instar des couples de stars, le couple d’adolescents semble être une affaire publique. Lors de l’entretien réalisé avec Julia et Chiara, elles vont me restituer un discours parfaitement rôdé, qui rend compte des sentiments que Thibault et Clémence ont l’un pour l’autre, autant que des difficultés auxquelles ils se heurtent :
Enquêtrice : mais alors Clémence et Thibault ils sortent ensemble ou ils flirtent ?
Julia : ok alors, ils flirtent, ils flirtent. Chiara : mais ils ont des sentiments.
Julia : mais ils ont des sentiments. En gros, en fait je t’explique : elle, elle le kiffe bien, enfin elle aimerait bien sortir avec, lui aussi c’est pareil, mais le problème en fait, c’est que Clémence elle a été super déçue par ses deux gars, qui en fait ils s’occupaient pas vraiment d’elle quoi, ils la laissaient un peu tomber parce qu’ils avaient… enfin, voilà. Et du coup Thibault, il a une passion c’est le handball, et il passe sa vie, mais vraiment sa vie à faire ça. Chiara : ben il joue à nom de l’équipe, niveau cantonal et tout il a un assez bon niveau.
Julia : ah ouais il a un super beau niveau et du coup il…, enfin il…, moi il me l’a dit, il l’a dit aussi à Clémence, ouais qu’il avait peur de pas avoir de temps pour elle et il a pas envie de la décevoir comme les deux autres gars ils l’ont déçue, donc il préfère en rester là. Chiara : c’est vraiment sincère, ça… Julia : ouais, surtout de la part de Thibault ça m’a surpris ! Et heu…. Du coup ils peuvent rien construire mais, ouais, ouais, ils ont des sentiments l’un pour l’autre. Chiara : je pense que quelque part c’est comme s’ils sortaient ensemble. Julia : ouais, non franchement . Chiara : leur relation qu’ils ont c’est comme s’ils sortaient ensemble. Julia : là ils sortent ensemble. Chiara : ouais. Julia : seulement ils se disent qu’ils sortent pas ensemble, mais là ils sortent ensemble je veux dire, ils se voient tout le temps. Chiara : ben il accepterait pas que Clémence flirtent avec d’autres gars.
Julia : ah non mais elle c’est pareil et pis de toute manière elle le ferait pas parce qu’elle aurait pas envie.
Ce long extrait nous montre à quel point l’histoire vécue par Clémence et Thibault est suivie, et investie émotionnellement, par leurs camarades. Julia met en avant son rôle de confidente, auprès d’elle comme de lui : « moi il me l’a dit », et par conséquent se permet de s’exprimer sur leurs « sentiments » et leurs « envies ». Chiara juge Thibault « sincère », et le fait qu’il souhaite ne pas s’engager est considéré comme louable, puisque il s’agit de protéger Clémence face à une probable « déception ». Cette
discussion permet de fixer le cadre de la relation amoureuse. Au départ, Julia déclare qu’ils « flirtent ». Puis, en énumérant les différents éléments dont elles disposent, toutes deux tombent d’accord pour dire « qu’ils sortent ensemble », et ce malgré le fait que Clémence et Thibault eux‐mêmes ne considèrent pas leur relation en ces termes : « seulement ils se disent qu’ils sortent pas ensemble, mais là ils sortent ensemble je veux dire, ils se voient tout le temps. » Julia et Chiara se comportent comme des garantes du couple Clémence/Thibault, dont elles sont à la fois les confidentes et les conseillères. Elles jugent de la sincérité de l’un, projettent de la fidélité de l’autre et définissent en leur nom les limites du couple : « il n’accepterait pas », « elle aurait pas envie ». L’intimité qu’elles partagent avec eux leur donne le droit de s’immiscer dans le déroulement de cette trame amoureuse.
Clémence et Thibault sont eux‐mêmes acteurs de cette gestion collective de leur histoire d’amour. Ils sont en demande de soutien et de reconnaissance de la part de leurs camarades, qui sont pris à partie à chaque nouvel épisode. A Grenade, ils se sont progressivement affichés en tant que couple, au fur et à mesure que celui‐ci se formait. Les premiers jours, on pouvait voir Thibault papillonner d’une fille à l’autre. Comme la majeure partie de notre emploi du temps consistait à marcher dans la ville, il en profitait pour discuter avec différentes filles, toutes populaires, comme Chiara, Julia, Aline, Angélique ou Clémence. Très tactile, il marchait en passant le bras autour des épaules de l’une, puis enserrant la taille de l’autre. A noter qu’un tel comportement était admis de la part de Thibault, mais en revanche très mal accepté par les filles si d’autres garçons, notamment Théo, s’y risquaient. Julia et Chiara ont d’ailleurs beaucoup critiqué la manière dont Théo essayait de se rapprocher de Clémence, la prenant par la main ou passant son bras autour de ses épaules. « Il fait ça avec tout le monde ! » s’insurgeaient‐ elles, alors que dans les faits, Thibault était bien plus entreprenant que Théo. Au fil des jours, Thibault s’est finalement concentré exclusivement sur la personne de Clémence. Tous les participants au camp ont pu assister à ce rapprochement, et le commenter. Ainsi, tout au long de son histoire, le groupe de pairs est « présent dans le couple » (Clair, 2008 : 207), c’est‐à‐dire qu’il joue un rôle à la fois de spectateur et d’acteur dans sa formation.
Ces spectateurs‐acteurs du couple adolescent constituent un public en ce sens qu’ils se positionnent en « nous » face à l’entité formée par le couple. « Nous on serait content s’il
sortait avec » affirme Allan lorsqu’il discute du lien existant entre Thomas et Coralie, après avoir avoué : « on le taquine un peu avec ça ». Ce « on » indique le groupe de garçons dont Allan et Thomas, notamment, font partie. Ils partagent la même « expérience participative » du public, pour reprendre les termes de D. Dayan : « Regarder un programme donné, c’est faire partie d’une entité collective. Toute activité de réception renvoie à une négociation identitaire portant sur la nature de cette entité, entité qui détermine l'expérience participative des téléspectateurs » (1992 : 159), écrit‐ il, traduisant les propos de S. Livingstone et de P. Lunt (1992). Si nous ne sommes pas ici dans un contexte de réception médiatique, la représentation réalisée par Thomas et Coralie fait néanmoins l’objet d’un exercice de réception par les membres de leurs groupes d’amis, exercice qui renforce leur sentiment d’appartenance à ce même groupe. Ils évaluent la prestation du couple et fixent les limites de ceux qui sont autorisés à participer ou non à cette évaluation. En effet, tous leurs camarades de classe ne peuvent pas suivre le couple dans ses activités, seule une petite élite agissante y est acceptée. Par conséquent, les adolescents ne font pas intégralement partie du public des pairs. Ceux qui y participent se mettent en scène pour exister socialement en tant que tel, à l’instar de Chiara, de Julia ou d’Allan. 4.3.3 Le couple, un feuilleton interactif
L’existence du couple d’adolescents est étroitement imbriquée à son histoire, un scénario suivi et souvent apprécié par l’ensemble des pairs. Cette histoire fait l’objet d’un intense travail narratif, qui vise à le faire correspondre au « mythe amoureux » (Kaufmann, 2003 : 38), c’est‐à‐dire à un événement sur lequel les individus n’ont pas de prise et qui les a « emporté » (ibidem : 42). Le couple adolescent est donc soumis à une double injonction : il doit apporter la preuve de son authenticité mais aussi activer les processus de visibilisation que nous avons suivis au chapitre précédent. Il s’agit de trouver un partenaire susceptible d’augmenter sa propre côte de popularité, tout en insistant sur le caractère incontrôlé et absolu de cette mise en relation. Le couple ainsi formé va devoir s’afficher pour exister socialement. En effet, comme le mentionne Ph. Juhem, « une relation de flirt secrète n’aurait que peu d’intérêt puisqu’elle n’apporte aucun prestige » (1995 : 34). Ce qui nous intéresse de comprendre ici est la manière
dont les adolescents négocient le dévoilement de leur couple sur Internet, et comment ils investissent les pairs d’un rôle de légitimateurs de leur union. Le public se détermine alors vis‐à‐vis d’un contenu clair, puisque le couple va produire un discours sur lui‐ même et scénariser les joies et les déboires qu’il va connaître.
Comme les jeunes adolescents rencontrés par D. Pasquier (1999) suivaient avec passion les rencontres, les difficultés et les ruptures vécues par les personnages de la série télévisée « Hélène et les garçons », ils suivent aujourd’hui le feuilleton en ligne des relations amoureuses de leurs camarades d’école. Si les « héros de la série » étaient « perçus comme des experts en matière de couple » (ibidem : 110), par les jeunes fans qui leur adressaient des lettres enflammées, les héros du feuilleton de l’amour vécu entre pairs sont admirés pour cette même capacité à être en lien avec l’autre sexe. Sur Internet cependant, les interventions du public des pairs peuvent avoir des conséquences directes sur l’évolution de l’histoire. Le feuilleton est ainsi non seulement joué par des camarades plutôt que par des comédiens, mais le public joue un rôle beaucoup plus actif que celui de téléspectateur.
Un jeune garçon de 15 ans, que nous appellerons « Tonimoto » car c’est le pseudo qu’il s’est attribué sur son blog, vit une histoire d’amour avec Melissa97. A travers les articles
qu’il publie et les commentaires postés par ses camarades, il est possible de retracer toute cette histoire d’amour, depuis les prémisses jusqu’à la rupture. Quelques semaines avant la formation du couple, l’échange de commentaires qu’ils se font sur leur blog respectif s’intensifie et prend une tournure de plus en plus tendre. Un beau jour, Melissa poste un message qui indique la nouvelle nature de leur relation : « JE T’AIME PLUS QUE TOUT ». Alors que leurs camarades ont été implicitement témoins de leur rapprochement, les voilà confrontés à une officialisation publique du lien amoureux. Deux semaines plus tard, Melissa témoigne d’une relation désormais bien installée :
choupa-choups, Posté le samedi 26 décembre 2009 11:55 je t'aime trè trè trè trè trè trè trè trè trè for tmtcc98 mon ammour
97 L’analyse qui suit est basée sur des données issues de blogs qui n’appartiennent pas aux adolescents
rencontrés en entretien.
tu me manque telment je t'aime for vivment que tu revienne dodo ensemble vivment <3399 tu me manke :'(100
choupa-choups59, Posté le samedi 26 décembre 2009 11:55 magnifique mon amour tu est essantielle a ma vie maintenan je t'aime telment <33
Quelques semaines plus tard, elle va rédiger un article, sur son propre blog, qui raconte toutes les étapes importantes de cette histoire d’amour, dont l’étape fondamentale de l’annonce aux pairs. Ainsi, elle commence son récit par : « mon amour que dire sur toi ? On va commencer par le commencement », puis raconte comment Toni voulait « sortir » avec elle « à peu près 1 an et demi » auparavant, comment il lui a d’abord posté un commentaire sur son blog, puis demandé son adresse MSN, pour finalement lui proposer un rendez‐vous de visu. La poursuite de leur histoire est freinée « pendant l’été », alors que Melissa est en couple avec un autre garçon : « j’avais pas choisi le bon, toi‐même tu sais », une histoire dont elle affirme « pas du tout avoir envie de reparler », bien qu’elle en refasse le récit dans cet article. Elle révèle d’ailleurs qu’elle continuait de voir Tonimoto pour se faire des « petits bisous » en cachette. Finalement, ils se sont « rendu compte » qu’ils étaient « fait l’un pour l’autre ». Dans la suite de son récit, Melissa détermine la date du début de sa relation avec Tonimoto en fonction de l’engagement public qu’ils ont pris vis‐à‐vis de leurs pairs, faisant fi de tout le passif qui a été raconté jusque là :
je me souvien dun certain jour un 06.12.09 ou tou a vraiment commencer tu te souvvien tou le monde etai la et moi jai di bonjour a tou le monde sauf toi et je sui arriver ver toi et je tees di bonne anniverssaire et je tes embrasser tou le monde c'est demander quoi mdr :p mais je te choisi toi et je ne sui pas prete de te quitter tu va devoir me suporter pendan lontem :p101 jusqua ta mort.102
99 Emoticônes qui représentent des petits cœurs. Pour rappel, les émoticônes sont des signes composés de caractères typographiques, qui symbolisent une émotion. 100 Emoticône qui symbolise un personnage qui pleure. 101 Emoticône qui tire la langue. 102 « je me souviens d’un certain jour un 06.12.09 où tout a vraiment commencé, tu te souviens tout le monde était là et moi j’ai dit bonjour tout le monde sauf toi et je suis arrivée vers toi et je t’ai dit bon anniversaire et je t’ai embrassé, tout le monde s’est demandé : quoi ?! Mort de rire, mais je t’ai choisi et je ne suis pas prête de te quitter, tu vas devoir me supporter pendant longtemps, jusqu’à ta mort. »
Comme toute histoire, l’histoire d’amour a un début qu’il est nécessaire de situer avec précision : « un certain jour, un 06.12.09 », tout comme il est nécessaire d’en préciser la temporalité illimitée : « tu vas devoir me supporter jusqu’à ta mort ». L’événement que Melissa a choisi pour marquer le « vrai » début de leur relation, au‐delà des échanges de baisers et des sentiments qu’ils s’étaient déclarés, est le moment où ils ont mis leur groupe d’amis au courant, créant la surprise en s’embrassant publiquement. Ils savaient déjà qu’ils étaient « fait l’un pour l’autre », mais tant que le groupe de pairs n’était pas informé du type de lien qui les unissait, la relation ne pouvait pleinement exister. Sur les blogs, la reconnaissance du couple par les pairs s’établit à travers la publication de commentaires approbateurs. Lorsqu’un adolescent déclare son amour sur son blog, ses camarades vont le complimenter et souhaiter longue vie au couple :
XX_99 Posté le mardi 27 octobre 2009 12:25 Beaucoup de bOnheuur
kev-594, Posté le mercredi 14 octobre 2009 17:57 PLEIN DE BONHEURRE
HUF98, Posté le lundi 12 octobre 2009 20:45 pleins de bonheur et d'amour =)103
isa, Posté le vendredi 09 octobre 2009 23:13
c tro mimi ce message vou etes tro mimi tout lé 2 plein de bonheur a vous 2 je vous aime.104
Ces formules témoignent d’une forme de validation du couple, ce qui lui permet d’acquérir une légitimité sociale. Le cercle de leurs amis les reconnaît en tant que couple, ce qui leur permet d’exister socialement, c’est‐à‐dire d’en retirer des bénéfices en terme de prestige. Le rôle des pairs en tant qu’instance de légitimation du couple est essentiel dans la compréhension des mécanismes de gestion collective du lien. En effet, ayant un droit de regard sur la formation et le vécu des couples, les pairs adolescents ont le pouvoir d’agir sur le devenir du couple en question.
103 Emoticône qui sourit.
104 « C’est trop mignon ce message vous êtes trop mignons tout les deux, plein de bonheur à vous deux je