Chapitre 4 : Une gestion collective du lien social
4.2 La négociation des conventions
4.2.4 Le « style homosexuel »
De la même manière que le qualificatif de « pute » est souvent utilisé dans un contexte qui ne se réfère pas à son sens littéral, les qualificatifs de « pd » ou d’ « homosexuel », sont utilisés dans des situations sociales où la question de la préférence sexuelle est tout à fait absente. Tout comme la fille « trop coincée », le garçon désigné comme « pd » est avant tout considéré comme immature (Fine, 1987). La maturité masculine s’apparente
à la maîtrise de soi et de ses émotions, c’est‐à‐dire aux caractéristiques de la virilité. En effet, un garçon qui est traité d’ « homosexuel » est sanctionné par ses pairs pour ne pas répondre aux attentes de rôles masculins, comme l’explique G. A. Fine à propos des jeunes joueurs de baseball : « The concept oh homosexuality is related to two other concepts that boys sometimes use to denigrate other : being a “baby” and a “girl”. Each insult means that the target has not lived up to expectations of appropriate male behavior, and is being sanctioned » (ibidem: 114). En entretien avec les garçons de 9e A, Collège Paul Klee, alors que le personnage de la série « Tout le monde déteste Chris », dont nous venons de visionner un passage, se met à crier en voyant une souris, Pierre s’exclame : « putain mais c’est une tapette ce gars ! » Il fait référence au manque de maturité virile de Chris, qui se comporte comme un petit garçon ne sachant pas encore maîtriser les manifestations de sa peur. Comme c’est le cas des filles en ce qui concerne l’insulte de « pute », ce sont avant tout les garçons qui utilisent celle de « tapette » ou d’ « homosexuel ». Il est plus rare que les garçons parlent de « pute », comme il est plus rare que les filles parlent de « pd ». Les filles sanctionnent davantage le non‐respect des conventions féminines, et les garçons sanctionnent davantage le non‐respect des conventions masculines. Chaque classe sexuelle possède son propre « cadre interprétatif » (Diaz‐Bone, Thévenot, 2010) des actions entreprises en son sein. Ainsi, de la même manière que la désignation de « pute » désigne davantage une attitude qu’un état, « faire sa pute », les qualificatifs liés à l’homosexualité sont souvent utilisés pour dénoncer un comportement non conforme : les garçons parlent de « look de pd » et de « styles homosexuels ». Ce contexte de désignation est tout à fait déconnecté de son sens littéral. Il n’est jamais question d’une quelconque attirance sexuelle pour les garçons. Du moins, l’insulte ne repose sur aucun élément probant pouvant être relié avec un désir sexuel pour un homme. Lorsque je demande aux garçons de 9e A, Collège
Paul Klee, de définir le « style » des garçons apparaissant dans le clip des BB Brunes, ils commencent à se disputer, ne parvenant pas à trouver une réponse collectivement satisfaisante. Thibault clôt le débat en assénant : « c’est des tapettes de merde » :
David regardant Pierre : gothique! Paul : non pas gothique!
Théo : ta gueule! Timor regarde Pierre : Emo! Emo! Pierre : mais non! Trop pas! Paul : c’est pas Emo ça, c’est heu... Thibault : mais oui ça c’est des tapettes de merde! Timor éclate de rire : des tapettes! Rire et brouhaha. Le processus de négociation qui s’effectue dans cet extrait révèle la forte imbrication qui existe entre la conformité au genre et la conformité culturelle, comme nous l’avons mentionné au chapitre 3.93 De fait, le style « émo » est l’abréviation de l’appellation
« émotionnal hardcore » qui désigne un style musical d’inspiration punk, mais qui laisse une large place à l’expression des émotions, notamment à une forme de mélancolie romantique. Les garçons et les filles qui se revendiquent « émo » portent une mèche qui cache leurs yeux, souvent maquillés de noir, des vêtements également noirs, parfois agrémentés de petites têtes de mort. Pour Thibault, ce style est un style de « tapette » car les garçons qui s’y apparentent font justement une large place à l’expression de leurs sentiments, notamment amoureux. Pourtant, les textes qu’ils écrivent ne sont jamais adressés à un garçon, toujours à une fille.
Les garçons ont, bien davantage que les filles, tendance à imposer entre eux des conventions strictes en matière de styles vestimentaire et musical. Celui qui affiche d’autres goûts risque d’être catalogué d’ « homosexuel » c’est‐à‐dire que son défaut de conformité le conduira à être sanctionné par l’accusation de la plus grande déviance qui soit, à cet âge, pour un garçon. Ainsi, chaque fois qu’un qualificatif lié à l’homosexualité apparaît dans un discours, c’est en lien avec un « style » ou un « look ». Les enjeux liés à l’appartenance à un « style » sont importants du point de vue de l’assignation à un groupe (Pasquier, 2005), et par conséquent du point de vue de la négociation de sa position au sein de la classe. Ces enjeux sont beaucoup plus présents dans l’entre soi masculin que dans l’entre soi féminin. Dans l’échange ci‐dessous, les garçons de la classe de 8e B, Collège Michel Simon, essayent de répertorier les différents « styles » présents
dans l’école :
Gregory : y a plein de styles. Les autres garçons rigolent entre eux et ne l’écoutent pas. Enquêtrice : ouais quoi par exemple? Gregory : ben y a... rockeur, y a skin… Les autres se sont arrêtés et écoutent. Alexandre soupire. Gregory : y a gothique Michael : là t’as dit trois choses c’est la même chose presque! Samir : les styles homosexuels! Gregory : ah ben non c’est pas la même chose! Michael : c’est hardcorien c’est noir c’est dégueulasse, c’est moche! Gregory : gothiques et rockeurs c’est pas la même chose! Samir : ta gueule c’est trop moche mec! Alexandre : c’est la même merde putain! Samir : C’est trop moche! C’est homosexuel ça!
Selon un scénario désormais connu, la réponse de Gregory provoque la colère des leaders de la classe, notamment de Samir. Le fait de qualifier les « styles » énumés par Gregory d’ « homosexuels » est davantage une manière de dénoncer leur inadéquation vis‐à‐vis de celui qu’il considère comme valorisant pour les garçons du groupe, que d’une manière de prétendre qu’il est homosexuel, au sens littéral94. En outre, c’est le
moyen le plus efficace de couper court à toute argumentation et de faire taire Gregory. Il semble ne pas y avoir pas de qualificatif plus définitivement péjoratif et marquant plus efficacement la distance avec l’identité collective, masculine et virile, dont Samir, Michael et Alexandre sont les dépositaires. Ils ne peuvent souffrir l’identification des membres de leur classe à des styles musicaux qu’ils déprécient. Il est utile de préciser que les « styles » « hardcorien » et « skin » n’ont rien d’efféminé mais tablent au contraire sur un univers viril qui s’apparente au mouvement punk, dont les signes de reconnaissance sont notamment le crâne rasé, les grosses chaussures militaires et les blousons noirs.95 94 D’ailleurs, comme nous l’avons vu au chapitre 3, titre 3.4.2.2, « L’expertise comme enjeu de rivalités », Gregory se présente comme hétérosexuel et personne dans sa classe ne remet en question l’expérience qu’il se targue d’avoir avec les filles. 95 Il y a différentes mouvances issues du style skinhead, qui ne sont pas toutes politisées et pas toutes d’extrême‐droite. Il est difficile de savoir à laquelle fait allusion Gregory, car il n’a jamais le loisir de développer son propos.