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Vers une société moins méritocratique ?

qui sont les déclassés ?

3.1. Les déterminants du statut social

3.1.3. Vers une société moins méritocratique ?

L’estimation de ces mêmes modèles par génération de naissance permet d’éclairer différemment les inégalités entre les générations observées plus haut. En effet, elle permet d’analyser l’évolution au fil des générations des coefficients associés aux différentes variables et de répondre à la question suivante : comment évolue le poids des différents déterminants du statut social ?

Le constat général, quel que soit le modèle retenu et pour les deux sexes, réside dans la diminution du poids du diplôme et dans l’augmentation du poids des caractéristiques de l’ascendance paternelle (FIG.3.1)54.

Pour les deux sexes, on observe une diminution du « supplément » de position sociale fourni pour le diplôme. Cette évolution concerne tous les niveaux de diplôme, même si seuls les coefficients associés aux deux niveaux de diplômés les plus élevés sont représentés ici. Par ailleurs, cette diminution est beaucoup plus sensible pour les femmes que pour les hommes. Pour ces derniers, la diminution est même parfois très légère (lorsque l’on se penche sur les seuls fils des mères inactives notamment). Autre enseignement, alors que pour la génération née entre 1941 et 1950 le poids du diplôme était plus important pour les hommes que pour les femmes, la tendance s’inverse au fil des générations : pour les individus nés entre 1959 et 1968, le poids du diplôme est plus élevé pour les hommes. Enfin, il semble de manière générale que la dégradation est plus intense entre les générations 1949-1958 et 1959-1968 : l’essentiel du décrochage s’opère pour les individus nés dans les années 1960.

Quant au poids de l’ascendance paternelle, il augmente de manière assez généralisée (qu’on l’appréhende à partir du niveau de diplôme ou du score de position) pour les deux sexes. En particulier, la position du père semble peu décisive pour les femmes nées dans les années 1940 : ce poids se renforce ensuite au fil des générations au point d’approcher celui observé pour les hommes.

FIG.3.1. Score de position des individus : évolution par sexe et selon la génération des coefficients associés au diplôme de l’individu et aux caractéristiques du père estimés par des régressions linéaires

Mères inactives Diplôme de l’individu

Lecture : à autres caractéristiques contrôlées, le coefficient associé à la modalité « bac+2 » du diplôme de l’individu diminue au fil des générations, pour les deux sexes.

Le « supplément » de position sociale fourni par le fait de détenir un diplôme de niveau bac+2 diminue au fil des générations

Diplôme du père

Lecture : à autres caractéristiques contrôlées, le coefficient associé à la modalité « diplôme du supérieur » du diplôme du père augmente au fil des générations. Le « supplément » de position sociale fourni par le fait d’avoir un père diplômé de l’enseignement supérieur augmente au fil des générations

Note : pour les femmes nées entre 1940 et 1950, le coefficient associé à cette modalité n’est pas

significatif. 0,15 0,2 0,25 0,3 0,35 0,4 1940-1950 1950-1960 1960-1970

2ème ou 3ème cycle univ vs aucun diplôme, hommes 2ème ou 3ème cycle univ vs aucun diplôme, femmes Bac+2 vs aucun diplôme, hommes

Bac+2 vs aucun diplôme, femmes

0,02 0,03 0,04 0,05 0,06 0,07 0,08 1940-1950 1950-1960 1960-1970

Diplôme du supérieur vs aucun diplôme, hommes Diplôme du supérieur vs aucun diplôme, femmes

Ensemble des mères Diplôme de l’individu 0,15 0,2 0,25 0,3 0,35 0,4 1940-1950 1950-1960 1960-1970 2ème ou 3ème cycle univ vs aucun diplôme, hommes 2ème ou 3ème cycle univ vs aucun diplôme, femmes Bac+2 vs aucun diplôme, hommes

Bac+2 vs aucun diplôme, femmes

Diplôme du père 0 0,005 0,01 0,015 0,02 0,025 0,03 0,035 0,04 0,045 0,05 1940-1950 1950-1960 1960-1970 Diplôme du supérieur vs aucun diplôme, hommes Diplôme du supérieur vs aucun diplôme, femmes

Mères actives Diplôme de l’individu 0,150 0,200 0,250 0,300 0,350 0,400 1940-1950 1950-1960 1960-1970 2ème ou 3ème cycle univ vs aucun diplôme, hommes 2ème ou 3ème cycle univ vs aucun diplôme, femmes Bac+2 vs aucun diplôme, hommes

Bac+2 vs aucun diplôme, femmes

Score de position du père

0,12 0,125 0,13 0,135 0,14 0,145 0,15 0,155 0,16 0,165 0,17 1940-1950 1950-1960 1960-1970 Hommes Femmes Source : enquêtes FQP 1985-1993-2003 Champ : hommes et femmes âgés de 35 à 45 ans

Le renforcement du poids de l’ascendance et la diminution corolaire du poids du niveau de diplôme amènent à questionner le degré de méritocratie de la société française.

Blau et Duncan (1967) sont les premiers à démontrer empiriquement l’importance du niveau d’éducation. Le modèle qu’ils construisent montre que le niveau de diplôme est le principal facteur de la mobilité ascendante d’une part, mais aussi de la reproduction du statut de génération en génération d’autre part. Selon eux, deux éléments expliquent les différences de niveau de diplôme entre les individus. Une partie de ces dernières est imputable aux différences d’origine sociale (plus elle est élevée, plus le niveau de diplôme augmente). L’autre partie provient d’un ensemble d’éléments indépendants de l’origine sociale. La partie de la variance expliquée par l’origine sociale contribue à la mobilité ascendante, tandis que la partie due aux éléments indépendants est à la source de la mobilité ascendante. Leurs résultats ont été confirmés aux Etats-Unis (Featherman et Hauser, 1978) puis étendus à d’autres pays (Hope, 1985 ; Hout, 1989 ; Treiman et Ganzeboom, 1990 ; Ishida, 1993).

Le triangle formé par l’origine sociale, le niveau d’éducation et la position sociale des individus est ainsi au cœur des réflexions du sociologue parce qu’il touche à la question du degré de méritocratie des sociétés contemporaines. De ce point de vue, l’évolution vers une société plus méritocratique implique deux phénomènes concomitants. Il faut d’abord que le lien entre origine sociale et niveau de diplôme se relâche au cours du temps, et ensuite, que le lien entre niveau de diplôme et position atteinte augmente. Dans le cas français, les résultats fournis par l’analyse selon la génération de naissance vont dans le sens des conclusions substantielles formulées par Vallet (2004) : certes, le lien entre origine social et niveau d’éducation diminue au cours du temps, mais le lien entre niveau de diplôme et position sociale se desserre également. Si la première proposition va dans le sens d’une méritocratie croissante (réduction des inégalités sociales devant l’école), la seconde va dans le sens inverse (le diplôme deviendrait moins décisif dans le processus d’allocation des places). Un tel résultat aboutit au paradoxe suivant : les individus nés dans les années 1940 faisaient face à d’importantes inégalités sociales devant l’école, mais la position

sociale atteinte était assez étroitement liée à leur niveau de diplôme ; à l’inverse, les individus nés dans les années 1960 bénéficient d’un accès facilité au système scolaire, mais leur investissement scolaire pèse moins lourdement sur leur réussite sociale.

La réduction du lien entre niveau de diplôme et position sociale est en grande partie la conséquence d’une inflation des titres scolaires qui s’accompagne d’une dévaluation de la valeur de ces derniers, car « la structure sociale se déplace moins vite vers le haut que celle des niveaux d’éducation » (Duru-Bellat, 2006, p.25). L’histoire de l’expansion scolaire permet en effet de distinguer deux soubresauts dans l’ouverture de l’école à l’ensemble de la société. Les enfants des classes populaires accèdent en masse au collège dans les années 1960 et 1970 puis au lycée à partir du milieu des années 1980. Loin d’être un processus continu, l’expansion scolaire se caractérise ainsi par deux explosions qui bénéficient successivement aux générations nées dans les années 1940 puis à celles nés à la fin des années 1960 et dans les années 1970 (Chauvel, 1998 ; Thélot et Vallet, 2000). Si la première explosion est absorbée sans heurts par une structure sociale qui se déplace rapidement vers le haut grâce à la diffusion massive du salariat moyen et supérieur, la seconde explosion provoque une dévaluation sensible des titres scolaires, le mouvement d’aspiration vers le haut de la structure sociale s’étant sensiblement ralenti. La dévaluation des diplômes s’accompagne d’un phénomène de déclassement (overeducation) important, processus « ancien, mais qui a atteint depuis une quinzaine d’années l’ensemble des jeunes dotés d’au moins un baccalauréat » (Duru-Bellat, 2006, p.26) et qui conduit une proportion grandissante de jeunes salariés à occuper des emplois pour lesquels ils sont trop qualifiés.

Si certains discours laissent parfois entendre que la société française marcherait lentement vers plus de méritocratie, il semble nécessaire de les nuancer sensiblement : la position sociale atteinte par les individus nés dans les années 1960 est plus étroitement liée à celle de leur père qu’elle ne l’était pour les générations nées vingt ans plus tôt, dans les années 1940.

3.2. Les déterminants du déclassement social

Après avoir mis en évidence quelques déterminants de la position sociale atteinte par les individus, il d’agit désormais de focaliser l’attention sur les déterminants de la mobilité sociale, et plus particulièrement de la mobilité sociale descendante à laquelle sont confrontés un nombre croissant d’individus. Qui sont les déclassés ? Quel est leur parcours ? Quelles sont leurs caractéristiques ? C’est en analysant le devenir professionnel des enfants de cadre que des réponses seront apportées à ces questions, grâce à la comparaison entre ceux qui parviennent à reproduire la position du père, et ceux qui au contraire occupent un emploi d’exécution (employé, ouvrier).

Dans un premier temps, des éléments descriptifs seront apportés pour les enfants de cadre nés dans les années 196055, appartenant à une génération faisant face à une dégradation généralisée de

ses perspectives de mobilité sociale. Dans un second temps, une analyse de régression permettra d’introduire à nouveau la variable génération dans l’analyse.

Dans l’enquête FQP, les 30-45 ans dont le père était gros indépendant, cadre ou exerçant une profession intellectuelle supérieure constituent un sous-échantillon de 2015 individus que nous pouvons ainsi raisonnablement décrire.

Premier enseignement, 40% des enfants de cadres supérieurs reproduisent la position de leur père tandis que 30,5% d’entre eux sont en situation de forte mobilité descendante (24% d’employés et les 6,60% d’ouvriers)56.

55 Pour disposer d’un échantillon de taille suffisante, nous retenons les individus âgés de 30 à 45 ans en 2003, dans

une définition assez large des années 1960 (1958-1973).

56 Nous pourrions argumenter pour classer ceux qui exercent une profession intermédiaire (du moins une partie

d’entre eux) parmi les mobiles descendants. Nous préférons ici nous concentrer sur ceux dont la trajectoire descendante est difficilement discutable puisqu’elle les amène dans des emplois d’exécution.

TAB.3.3. Profession des enfants de CPIS et gros indépendants

Ensemble Hommes Femmes

Fréquence % Fréquence % Fréquence %

Agriculteurs 7 0,4 4 0,4 3 0,3 Artisans, commerçants 69 3,4 53 5,5 16 1,5 CPIS + CE 808 40,1 468 48,2 340 32,6 Prof. Inter.57 515 25,6 161 16,6 354 33,9 Employés 483 24,0 185 19,1 298 28,5 Ouvriers 133 6,6 100 10,3 33 3,2 Total 2015 100 971 100 1044 100 Source : FQP 2003

Champ : enfants de CPIS, âgés de 30 à 45 ans

L’analyse selon le sexe montre que les hommes sont plus nombreux à devenir cadre supérieur à leur tour : près d’un sur deux sont dans ce cas, contre à peine une femme sur trois. A l’inverse, ces dernières occupent beaucoup plus souvent une profession intermédiaire (34% contre 16,6% pour les hommes). Enfin, hommes et femmes deviennent employés ou ouvriers dans une proportion sensiblement identique (29,4% des hommes, 31,7% des femmes), mais les secondes deviennent beaucoup plus souvent employées qu’ouvrières, du fait de la division sexuelle des tâches qui prévaut à l’échelle de la société (voir chapitre précédent).

Une manière de lire ce résultat serait de considérer que les filles de cadres supérieurs de cette génération sont nombreuses à occuper des positions « moyennes » dans la hiérarchie sociale (souvent professions intermédiaires et employées, moins souvent cadres supérieurs que les hommes, très peu souvent ouvrières), de telle sorte que la conclusion serait mitigée : les femmes seraient désavantagées quant à l’accès aux positions sociales élevées, mais protégées des trajectoires vers l’extrémité basse de la structure sociale. Mais dans l’optique qui est la nôtre, si l’on accepte l’idée selon laquelle les emplois d’ouvriers et d’employés ont en commun d’être des emplois d’exécution dont la rémunération ne diffère pas significativement, de sorte que bien souvent la condition d’employé (les emplois de service direct aux particuliers, les employés de

commerce, etc.) se rapproche de celle d’ouvrier58, il apparaît que filles et fils sont concernés par

une mobilité descendante significative dans des proportions très voisines : autour de 30% des enfants de cadres supérieurs rejoignent les classes populaires, devenant employé(e)s ou ouvrier(e)s.

Nous disposons donc de deux sous-échantillons. Le premier est composé des 808 filles et fils de cadres supérieurs qui ont reproduit la position de leur père, alors que le second regroupe les 616 mobiles descendants des deux sexes.