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L’effet de la crise économique : des conditions d’entrée sur le marché du travail déterminantes

Les générations nées au tournant des années 1960 face à la dégradation des

2.3. Déclin de la mobilité structurelle et crise économique

2.3.3. L’effet de la crise économique : des conditions d’entrée sur le marché du travail déterminantes

Les éléments apportés ici sont évidemment connus. Il n’empêche qu’ils sont essentiels à la compréhension de la dégradation des perspectives des générations récentes.

En 1974, le premier choc pétrolier vient brutalement mettre fin aux Trente glorieuses. L’observation de l’évolution annuelle du PIB depuis 1949 est assez saisissante (FIG.2.24).

FIG.2.24. Evolution annuelle du PIB (%). 1949-2003, Francs puis Euros constants

-1 0 1 2 3 4 5 6 7 8 1949 1954 1959 1964 1969 1974 1979 1984 1989 1994 1999 2004 Evolution annuelle du PIB (%)

Source : Insee, annuaire rétrospectif de la France 1948-1988 et INSEE, Séries longues (Insee conjoncture, 2003)

De 1949 au début des années 1970, hormis deux années en dessous des 3% de croissance à la fin des années 195049, la croissance est toujours supérieure à 3%, voire à 4% si l’on excepte les

années 1951 et 1952. Toute la décennie 1960 est particulièrement « glorieuse » avec des taux annuels de croissance souvent supérieurs à 6%, quasiment toujours supérieurs à 5%.

1974 marque une rupture, avant que le second choc pétrolier ne vienne définitivement casser la machine (1979-1980). Les années 1980 marquent l’entrée de plein pied dans la crise avec une croissance qui se traîne à moins de 2%. Malgré deux périodes de brève reprise à la fin des années 1980 et à la fin des années 1990, la période de forte croissance est définitivement terminée.

La principale conséquence de la crise économique est bien l’installation durable du chômage de masse (FIG.2.25). Après les décennies 1950 et 1960 caractérisées par le plein emploi (taux de chômage inférieur à 3%), la France voit son taux de chômage augmenter brusquement après le premier choc pétrolier. La hausse est continue (5% en 1975, 7% en 1980, 11% en 1986) et même si les deux brèves périodes de retour de la croissance à la fin des années 1980 puis 1990 se

49 1957 : crise financière : la Banque de France avance 80 milliards de Francs à l’Etat pour un mois en mai, puis 350

milliards de Francs en juin. Le gouvernement promulgue une loi portant « assainissement économique et financier » (économies budgétaires, impôts nouveaux, modification de l’échelle mobile des salaires ». 1958 verra deux dévaluation successives du franc, l’une en mai (de 30%), l’autre en novembre (de 17,55%).

traduisent par une embellie toute relative (on demeure à un taux de chômage de près de 9%), la barre des 10% est à nouveau franchie en 2004.

FIG.2.25. Evolution du taux de chômage, 1954-2003

0 2 4 6 8 10 12 14 1954 1959 1964 1969 1974 1979 1984 1989 1994 1999 2004 T% chômage

Source : INSEE, annuaire rétrospectif de la France 1948-1988 et INSEE, Séries longues (Insee conjoncture, 2003)

Le constat est brutal : alors que les générations nées dans les années 1940 arrivent sur le marché du travail et font leur entrée dans la vie active dans un pays en pleine croissance, qui ne connaît pas le chômage et qui se caractérise par une diffusion régulière du salariat moyen et supérieur, les générations nées au tournant des années 1960 terminent leurs études et font leur entrée sur le marché du travail en pleine crise économique, font face au chômage de masse et à une évolution beaucoup plus saccadée de la structure sociale. A trente ans, « moment des comptes » (Baudelot et Establet, 2000), les deux générations font face à des situations intrinsèquement différentes. Pour établir de manière plus précise le lien entre les perspectives des générations successives et l’évolution des indicateurs macroéconomiques, nous avons calculé pour chacune d’entre elles l’évolution moyenne du PIB et du taux de chômage lors des cinq années qui suivent la fin de leurs études (FIG.2.26). Il a auparavant fallu calculer l’âge moyen de fin d’études de chaque génération quinquennale : 17 ans pour les générations 1944-1948 et 1949-1953, 18 ans pour les générations 1954-1958 et 1959-1963 et 19 ans pour la génération 1964-1968.

FIG.2.26. Croissance du PIB et taux de chômage à l'entrée sur le marché du travail selon la génération

0 2 4 6 8 10 12 1944- 1948 1949- 1953 1954- 1958 1959- 1963 1964- 1968 Génération

PIB entrée marché du travail

Chômage entrée marché du travail

Inutile ici de revenir sur la situation privilégiée des natifs des années 1940 qui entrent sur le marché du travail alors que les Trente glorieuses battent leur plein. La situation se dégrade pour les individus qui naissent au milieu des années 1950, mais là encore, ce sont bien les natifs du début des années 1960 qui font face à la situation la plus dégradée : lorsqu’elle arrive sur le marché du travail, la croissance n’est que de 1,4% par an. Quant à la génération suivante, elle retrouve, avec une croissance de l’ordre de 3%, une situation comparable à la génération du milieu des années 1950.

En ce qui concerne le taux de chômage, le constat est encore plus simple : plus on avance dans le temps, plus les générations sont confrontées à un taux de chômage élevé : lorsqu’elle entre sur le marché du travail, la génération 1944-1948 trouve un taux de chômage de moins de 2%. Il est de 8% pour la génération 1959-1963 et de 10% pour celle née entre 1964 et 196850.

Le lien est ainsi étroit entre les perspectives des générations et l’état de l’économie à l’arrivée sur le marché du travail. En réalité, les perspectives des générations successives sont déterminées très tôt, dès la fin des études et l’entrée sur le marché du travail. Les conditions économiques qui

50 Ajoutons que nous mentionnons ici le taux de chômage au sein de la population active dans son ensemble. Les

prévalent alors délimitent le champ des possibles, et tout rattrapage éventuel est difficilement envisageable. La génération 1944-1948 a quarante ans au moment où le taux de croissance est le plus faible : elle garde néanmoins la situation la plus favorable à cet âge. A l’inverse, la génération née au début des années soixante a 40 ans au début des années 2000, lorsque la croissance repart et que les nouvelles technologies dopent l’économie : c’est pourtant elle qui connaît à cet âge la situation la plus défavorable. Tout se passe comme si les périodes d’embellies économiques profitaient aux plus jeunes diplômés et n’offraient que peu de débouchés supplémentaires aux salariés plus âgés, quadragénaires. Il y a fort à parier dès lors, que le départ à la retraite progressif des baby-boomers profitera bien davantage aux générations nées dans les années 1970 qu’à leurs cadets de dix ou quinze ans.

Cette importance de la conjoncture économique lors de l’entrée sur le marché du travail n’est pas un résultat français. L’étude remarquable menée aux Etats-Unis par Bernhardt et al., (2001) souligne ainsi que les premières années de la carrière conditionnent très largement le parcours professionnel dans son ensemble : la transition entre la fin des études et le marché du travail, largement influencée par l’état de l’économie, est une période clé dans le cycle de vie. A l’issue d’une analyse minutieuse, Murphy et Welch (1990) estiment ainsi que les deux-tiers de la progression du salaire au cours de la carrière sont imputables à la première décennie de travail. Cette inégalité dans la succession des générations au détriment des natifs du début des années soixante est également observée aux Etats-Unis. Dans leur étude citée plus haut, Bernhardt, Morris, Handcock et Scott décrivent en quoi les chemins suivis par ces deux générations divergent profondément (Divergent Paths). Leur travail empirique repose sur l’exploitation de deux

National Longitudinal Surveys menées respectivement entre 1966 et 1981 puis entre 1979 et 1994

auprès d’individus interrogés chaque année. Les auteurs disposent donc, pour deux générations, d’échantillons de 2500 individus suivis jusqu’à l’approche de la quarantaine et pour lesquels les informations concernant le parcours scolaire et l’histoire professionnelle sont très précises. La première génération entre sur le marché du travail à la fin des années 1960, en plein essor

économique, alors que la seconde doit faire face, au début des années 1980, à la récession économique.

Ils décrivent avec minutie ce qui constitue la différence fondamentale entre les deux générations : si la première est entrée sur un marché du travail régi par les règles du fordisme (centralisation du capital, production de masse, rôle important des syndicats et forte protection des salariés, possibilité de mobilité ascendante en cours de carrière, sécurité de l’emploi, etc.), la seconde fait face à une détérioration des termes du contrat pour le salarié. Pour lutter contre la crise, l’idée se répand selon laquelle les entreprises américaines doivent modifier en profondeur leur manière d’organiser la production : de nouvelles méthodes « managériales » sont mises en place dont la flexibilité est le maître mot. Les auteurs soulignent la manière dont ces grandes mutations de la société américaine et l’émergence de ce « nouveau marché du travail » ont modifiés les « chances de vie » des salariés américains nés au début des années 1960. Les trentenaires des années 1990 ont des salaires plus faibles que leurs aînés de 1970 (la différence annuelle est de $3000) et les inégalités interdéciles sont plus grande en 1995 qu’en 1970. En moyenne, les salariés trentenaires de 1995 ont des salaires inférieurs de 21% à ceux des trentenaires de 1970. En amont, avant l’entrée sur le marché du travail, les trentenaires des années 1990 connaissent une transition entre les études et l’emploi beaucoup plus délicate que leurs aînés : en particulier, leurs études sont plus longues, la nécessité du travail pendant les études s’est répandue et le chômage est devenu un passage presque obligé avant l’accès à l’emploi.

Le tableau dressé dans ce chapitre pour la France ainsi que les travaux réalisés aux Etats-Unis soulignent que les transformations inhérentes aux sphères économique et industrielle et l’avènement de la société « post-industrielle » (Beck, 1992) produisent des conséquences importantes sur les « chances de vie » des générations, au détriment des cohortes natives du début

des années 1960. La situation de ces dernières, au regard des avantages structurels dont ont bénéficié les cohortes du baby-boom, apparaît en effet nettement dégradée. Alors que les baby- boomers ont connu un mouvement collectif d’aspiration vers le haut (on pourrait presque parler de mobilité ascendante collective), les générations nées au tournant des années 1960 font face à un risque accru de mobilité sociale descendante. Les trajectoires vers le bas de la hiérarchie sociale ont cessé de constituer une exception tandis que les perspectives des individus issus des milieux populaires ont cessé de s’éclaircir. L’augmentation légère, mais régulière, de la fluidité sociale observée dans le cas de la France (Vallet, 1999) ne doit pas uniquement laisser penser que l’inégalité des chances sociales diminue lentement. Il faut également souligner que pour les générations qui suivent le baby-boom, ce lent nivellement s’effectue vers le bas.

Même si nous avons montré que la situation se dégradait pour les enfants de toutes les origines sociales, le paysage esquissé dans ce chapitre est volontairement global. Il conduit à considérer les générations dans leur ensemble, à calculer des positions moyennes et à gommer les différences internes. Dans chaque génération, même si les proportions varient, des individus réussissent mieux que d’autres. Même au début des années 2000, certains parviennent à reproduire la position de leur père voire à s’élever au-dessus d’elle, tandis que d’autres glissent vers le bas de la hiérarchie sociale. Qui sont les uns ? Quelles sont les caractéristiques des autres ? En un mot, quels sont les déterminants de la mobilité sociale et plus particulièrement de la mobilité descendante ? C’est à ces questions que cherche à répondre la deuxième partie de cette recherche.