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Concilier mesures continue et catégorielle de la mobilité intergénérationnelle

Définir et mesurer la mobilité sociale

1.3. Comment mesurer la mobilité sociale ?

1.3.2. Concilier mesures continue et catégorielle de la mobilité intergénérationnelle

Nous avons exposé plus haut comment s’opposaient deux types de représentation de la structure sociale, la représentation catégorielle à partir d’une nomenclature des classes sociales et la représentation continue au moyen d’un indice de prestige ou d’un indice socio-économique. A ces deux modes de représentation de la hiérarchie sociale correspondent deux modes de mesure de la mobilité sociale.

La mesure catégorielle de la mobilité sociale s’effectue à partir de la construction d’une table de mobilité sociale, outil de base du sociologue (Hout 1983), qui croise l’origine sociale des individus avec leur position à la date de l’enquête. Plus précisément, la liste exhaustive de toutes les professions n’étant jamais utilisée, les tables de mobilité sociale approchent l’origine et la position

des individus au moyen d’une nomenclature plus ou moins détaillée des catégories socioprofessionnelles. Le sens de la trajectoire intergénérationnelle des individus est alors déterminé par la comparaison de leur catégorie socioprofessionnelle avec celle de leur père. Par conséquent, le présupposé de ces comparaisons est qu’il est possible d’ordonner chacune de ces catégories par rapport à toutes les autres. Les nomenclatures des catégories socioprofessionnelles, en réalité, n’ont aucune visée hiérarchique (Cousteaux, 2004). Dans le cas français de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles par exemple, classer chacune des catégories les unes par rapport aux autres – même dans la nomenclature à six postes – n’a rien d’évident. Le problème le plus vif est constitué par la place des indépendants. Où les classer ? Les artisans sont- ils à placer au-dessus des employés ? Au même niveau que les professions intermédiaires ? Si nombre d’analyses tendent à regrouper les « gros indépendants » (les chefs d’entreprise de dix salariés et plus) avec les cadres et professions intellectuelles supérieures, que faire des petits artisans et des petits commerçants ? Etre agriculteur est-il moins « socialement désirable » qu’être ouvrier ? Ces quelques exemples de questions montrent qu’ordonner exhaustivement toutes les catégories socioprofessionnelles relève rapidement du casse-tête. Le sens des trajectoires entre les pères indépendants et les enfants salariés (et inversement) est périlleux à déterminer. Par ailleurs, même si la hiérarchie parmi les salariés est plus aisée à établir (des ouvriers aux cadres, en passant par les employés puis les professions intermédiaires), des travaux montrent par exemple que la hiérarchie entre employés et ouvriers est poreuse et que la catégorie des employés est extrêmement hétérogène (Chenu, 1990 ; Chenu et Burnod, 2001). D’autres analyses montrent à quel point la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures recèle également de fortes disparités (Thélot, 1982 ; Thélot et de Singly, 1986).

Au total, la table ci-dessous construite à partir du niveau le plus agrégé de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles (six postes) montre que la définition de nombreuses trajectoires intergénérationnelles demeure tâche malaisée.

TAB.1.4. Construction d’une matrice de mobilité sociale Individu Père Agriculteurs Artisans, commerçants et chefs d’entreprise Cadres et professions intellectuelles supérieures Profession

intermédiaire Employés Ouvriers Agriculteurs Immobile Artisans, commerçants et chefs d’entreprise Immobile Cadres et professions intellectuelles supérieures

Immobile Descendant Descendant Descendant

Profession

intermédiaire Ascendant Immobile Descendant Descendant

Employés Ascendant Ascendant Immobile Descendant

Ouvriers Ascendant Ascendant Ascendant Immobile

Au total en effet, sur trente-six mouvements possibles, seuls dix-huit pourraient être relativement facilement qualifiés. Pour la moitié d’entre eux, la question est beaucoup moins évidente et de longs développements ne suffiraient probablement pas à trancher ave certitude le débat.

Cette difficulté d’ordonnancement de toutes les catégories socioprofessionnelles est l’une des raisons pour lesquels certains préfèrent utiliser les indices de prestige ou les indices socioéconomiques qui postulent la continuité de la hiérarchie sociale. Il est vrai que la comparaison de deux scores est plus aisée que l’ordonnancement de deux catégories socioprofessionnelles, de sorte que la logique arithmétique viendrait à bout des tergiversations théoriques du sociologue. Cette méthode présente deux avantages. Tout d’abord, la question de la place des indépendants dans la hiérarchie sociale ne se pose plus (leur score vient se ranger naturellement par rapport au score des autres catégories). La mesure de la mobilité sociale serait- elle alors beaucoup plus évidente ? Il suffit a priori d’un simple calcul, celui de la différence entre

le score de l’individu et celui de son père, pour déterminer le sens de la trajectoire intergénérationnelle. Si le résultat est positif, la mobilité est ascendante, alors que s’il est négatif, elle est descendante. Se pose toutefois l’épineuse question du seuil à partir duquel le sens des trajectoires est évident. Si l’échelle de l’ensemble des scores est ramenée de 0 à 1, à partir de quel seuil le différentiel apparaîtra-t-il comme suffisamment significatif pour que l’on puisse considérer que le mouvement intergénérationnel est réel ?

Le débat entre ces deux types de mesure de la mobilité intergénérationnelle ne se limite évidemment pas au seul comparatif de leurs avantages techniques respectifs. En arrière-plan figurent deux conceptions de la hiérarchie sociale (continue ou discontinue) et chacun opère un choix en fonction de la conception qui lui semble la plus pertinente (Ganzeboom et al., 1992). Les tenants de l’approche par classe soulignent que la mobilité intergénérationnelle étant par nature multidimensionnelle (on peut la mesurer du point de vue de la profession, du revenu, du capital culturel, du prestige social, etc.), une nomenclature par catégories est plus à même de capturer plusieurs de ces dimensions qu’un score unique, qu’il soit construit comme un indice de prestige ou un indice socioéconomique.

Cependant, pour certains, les analyses continues ont des avantages indéniables. Premier argument, les catégories existantes (par exemple les catégories EGP) ne permettent pas toujours de rendre compte de la diversité des professions. Dans le cas de la mobilité intergénérationnelle, Hout et Jackson (1986) ont montré pour l’Irlande que les catégories EGP étaient hétérogènes en termes de chances de mobilité intergénérationnelle. D’autre part, l’utilisation d’une échelle continue se prête davantage à l’analyse multivariée, et permet d’estimer des modèles plus interprétables et réalistes que les analyses en termes de catégories.

Dans la suite, plutôt que de les opposer, nous tenterons de combiner ces deux types de mesure. En effet, dans l’optique de la mesure de flux de mobilité intergénérationnelle et de leur évolution

dans le temps, les deux méthodes peuvent être mobilisées de manière très complémentaire. Si la mesure continue permet de prendre en compte tous les individus et d’obtenir un score synthétique qui favorise la comparaison entre les générations, le recours aux catégories socioprofessionnelles illustre l’indication chiffrée et la rend plus lisible. Ainsi peut-on, à notre sens, concilier mesure continue (à une date donnée, le score moyen de mobilité sociale des enfants de cadres supérieurs vaut tant) et lecture catégorielle (à la même date, tant d’enfants de cadres supérieurs était employés ou ouvriers).

Pour construire une échelle continue et ainsi attribuer un score à chacune des catégories socioprofessionnelles (nomenclature à deux chiffres), nous avons utilisé la méthode du

multdimensional scaling35. Cette méthode appliquée aux enquêtes Emploi de l’Insee permet, à partir

de l’observation de l’homogamie matrimoniale, de construire une table d’attraction – répulsion des catégories socioprofessionnelles : moins les enfants issus de deux catégories socioprofessionnelles distinctes s’unissent, plus ces deux catégories socioprofessionnelles seront éloignées dans l’espace social ainsi délimité. Cet espace social s’organise autour d’un nombre restreint d’axes dont le premier se lit très clairement comme un axe de hiérarchie sociale. Les coordonnées de chacune des catégories socioprofessionnelles sur cet axe constituent le score de position de chacune d’entre elle sur l’échelle continue de hiérarchie sociale.

Etroitement liées au travail de théorisation des pères fondateurs de la sociologie, deux approches s’opposent sur la manière de représenter la structure sociale et par conséquent de mesurer la mobilité intergénérationnelle. L’approche classiste postule la discontinuité de la structure sociale et plaide pour une mesure catégorielle de la mobilité, tandis que l’approche stratificationniste postule la continuité de la hiérarchie sociale et préfère utiliser des scores de mobilité.

35 La construction détaillée des échelles et la méthodologie sont exposées en annexe. Pour une présentation très

En réalité, ces deux approches peuvent s’enrichir mutuellement et se compléter. En combinant mesures continue et catégorielle de la mobilité sociale dans une analyse par âges et par cohortes de naissance, il s’agira dans le chapitre qui suit de mesurer l’évolution des flux de mobilité sociale entre les générations successives.

Chapitre 2

Les générations nées au tournant des