• Aucun résultat trouvé

Les approches continues de la stratification sociale

Définir et mesurer la mobilité sociale

1.2. Comment représenter la structure sociale ?

1.2.1. Les approches continues de la stratification sociale

Pour les tenants de l’approche continue de la stratification sociale, les différences entre les groupes de professions peuvent être résumées en une seule dimension. Ainsi, elles peuvent être utilisées dans les modèles statistiques au moyen d’un paramètre unique. Dans la pratique, il s’agit d’attribuer à chaque profession un score unique : plus ce score est élevé, plus la profession se situe vers le haut de la hiérarchie sociale. Deux types d’indices sont ainsi construits : les indices de prestige, et les indices socioéconomiques., similaires dans l’approche continue et unidimensionnelle de la stratification sociale qu’ils véhiculent, mais différents dans leur mode de construction (Ganzeboom et al., 1992). Les indices de prestige reposent en effet sur des jugements subjectifs : on demande à un échantillon d’individus ou à des « experts » (très souvent,

14 Ne sont mentionnées ici que quelques références, sans souci d’exhaustivité. Bien souvent, les trajectoires

intergénérationnelles sont réduites aux trajectoires entre des professions manuelles et des professions non manuelles. Cette distinction, qui repose sur le clivage entre les cols blancs et les cols bleus, est très présente dans les travaux anglo-saxons. L’ idée sous-jacente est que seuls les passages entre le salariat d’exécution dans les usines et le salariat d’encadrement dans les emplois de bureau témoignent d’une réelle mobilité entre les générations. L’inconvénient principal de ces analyses est de passer sous silence l’intensité des trajectoires intergénérationnelles et d’occulter un grand nombre de trajectoires, certes moins spectaculaires, au sein des emplois d’exécution d’une part, parmi les emplois d’encadrement d’autre part.

des étudiants) de classer les différentes professions sur une échelle de hiérarchie sociale. De tels classements expriment ce que Goldthorpe et Hope ont appelé « la désirabilité sociale des professions » (Goldthorpe et Hope, 1972, 1974). Les échelles de statut socioéconomiques n’impliquent pas de tels jugements subjectifs mais sont construites « comme la somme pondérée du niveau d’éducation moyen et du revenu moyen caractéristiques de chaque profession, parfois corrigée de l’influence de l’âge » (Ganzeboom et al., 1992, p.715).

Les indices de prestige

La construction d’indices de prestige repose donc sur une évaluation subjective de la place des différentes professions dans la hiérarchie sociale. Si l’utilisation de telles échelles est étroitement liée aux débuts de la recherche empirique sur la mobilité sociale, on en retrouve également la trace dans des travaux américains de la première partie du vingtième siècle (Reissman, 1959). Des Etats-Unis, l’utilisation de ces échelles de prestige se diffuse rapidement à de nombreux pays, si bien que les premiers travaux se livrant à une comparaison internationale du prestige des professions voient le jour dans les années 1950 (Inkeles, Rossi, 1956). Au milieu des années 1960, 28 échelles construites dans 24 pays différents sont recensées (Hodge et al., 1966)16.

Les échelles de prestige ont un avantage indéniable dès lors qu’on les utilise pour l’analyse de la mobilité sociale : construites à partir des évaluations subjectives des individus, elles permettent de rendre compte des trajectoires qui sont signifiantes à leurs yeux. Toutefois, une des principales questions suscitées par l’évaluation subjective de la désirabilité sociale des professions concerne la fiabilité des échelles obtenues. Voulant tester la solidité de sa nomenclature des classes sociales, David Glass et son équipe soumettent à un échantillon d’individus chargés de les classer trente intitulés de professions : « le classement moyen ainsi produit est apparu à la fois stable (variant assez peu selon les caractéristiques des personnes interrogées) et très proche du classement fait a

15 Traduction personnelle.

priori, à trois exceptions près, comme pour les farmers, qui avaient été placés dans la catégorie

supérieure et ont dû être reclassés dans la seconde pour se conformer à cette échelle de prestige ». Il est cependant difficile de s’assurer un échantillon d’évaluateurs représentatif de l’ensemble de la population. Ainsi, l’échantillon retenu par l’équipe de David Glass est largement masculin, les professions caractéristiques du haut de la structure sociale y sont surreprésentées : « la première catégorie représente ainsi 24% des hommes, contre 2,9% dans l’échantillon de l’enquête sur la mobilité » (Merllié, 1994, p.187).

Warner et son équipe s’étaient heurtés à la même difficulté : une des principales critiques adressée à leur nomenclature des classes sociales à Yankee City concerne l’identité des « informateurs » invités à donner leur perception de la hiérarchie sociale : d’abord très peu nombreux, ils sont en plus très majoritairement issus des classes moyennes et supérieures. Dès lors, dans quelle mesure la hiérarchie construite par Warner ne correspond-t-elle pas plus à la réalité perçue par les classes favorisées qu’à la réalité saisie par l’ensemble de la population ? L’une des difficultés des analyses en termes d’échelle de prestige tient donc à la composition sociologique de l’échantillon d’informateurs retenus. Chaque groupe social véhiculant sa propre vision de l’ordre social, il est fondamental de construire un échantillon le plus représentatif possible de la société.

L’autre limite des échelles de prestige tient à leur difficile exhaustivité. Puisqu’elles reposent sur des évaluations subjectives fournies par les individus, elle ne permet pas, dans les faits, d’obtenir un classement exhaustif de toutes les professions. Seules les professions aisément identifiables sont facilement classées et situées par les individus. Lorsque David Glass demande aux individus d’établir une hiérarchie entre une trentaine de libellés, il ne capture qu’une partie du champ des professions. A titre d’exemple, la nomenclature des professions utilisée dans le recensement américain de 1950 comporte 270 catégories. L’évaluation subjective de la désirabilité sociale des professions ne peut fournir un rang de classement pour chacune d’entre elles. Cette limite inhérente à la méthode de construction des indices de prestige conduit à une restriction du

champ d’analyse en contraignant le sociologue à l’utilisation d’une nomenclature nécessairement très agrégée.

C’est notamment pour cette raison que Duncan introduit un autre type d’indicateur continu dans son travail pionnier de 1961.

Les indicateurs socioéconomiques

Le Socio-Economic Index (SEI) introduit par Duncan (1961) est construit à partir de données existantes pour chacune des professions : le niveau d’éducation et le niveau de revenu. L’objectif de Duncan est d’obtenir une échelle qui permette de classer chacune des 270 catégories distinguées dans le recensement américain de 1950. Puisqu’il est possible, pour chacune des professions, de calculer les niveaux d’éducation et de revenus moyens, il est possible de les classer de manière exhaustive sur une même échelle de hiérarchie socio-économique. Le score obtenu pour chacune des professions est ainsi le produit des deux éléments fondamentaux qui permettent de déterminer la place des individus dans la stratification sociale (Ganzeboom et al., 1991).

L’introduction des indices socio-économiques se traduit également par une évolution de la problématique générale de la recherche empirique sur la mobilité sociale. Dans leur ouvrage de 1967, Blau et Duncan proposent leur modèle d’acquisition du statut (status attainment model). Dès lors, une partie des analyses visera à rendre compte de l’influence respective du niveau d’éducation et de l’origine sociale dans l’acquisition du statut. Blau et Duncan soulignent notamment le poids de l’éducation dans l’explication de la mobilité ascendante mais aussi de la reproduction du statut de génération en génération (Blau et Duncan, 1967).

Le travail pionnier de Blau et Duncan connaîtra une longue et riche postérité. De tels indices sont construits dans de nombreux pays et permettent un véritable essor de la comparaison internationale, dès le début des années 1970 (Machonin, 1970 ; Jones, 1971). Au total, Treiman et

Ganzeboom (1990) recensent au début des années 1990 vingt-huit articles se livrant à des comparaisons internationales dont dix concernent au moins trois pays.

Ces deux auteurs permettent à la comparaison internationale de franchir un nouveau palier en proposant un « index socio-économique standard » (Standard International Socio-Economic Index of

Occupational Status – ISEI) destiné à favoriser la comparaison entre les pays (Ganzeboom et al.,

1992). Ils effectuent un remarquable travail de recodage et d’harmonisation des données concernant les niveaux d’éducation et de revenu ainsi que les professions dans seize pays. Leur indice est ainsi construit à partir d’un échantillon de près de 74000 hommes exerçant une activité à temps plein.

Le but n’est pas ici de recenser l’ensemble des indices construits depuis les années 1960 dans les différents pays. Il est en revanche important de souligner à quel point ces différents indices donnent des résultats voisins. Faisant le bilan de cinquante-cinq années de recherche sur la stratification sociale menée dans le cadre du Comité de Recherche 28 de l’Association Internationale de Sociologie (ISA), Hout et DiPrete (2006, p.2) font de ce constat leur premier élément de conclusion. Selon eux, « les professions sont classées dans le même ordre dans la plupart des pays et dans le temps ». Dès les années 1970, analysant 85 échelles de prestige ou socio-économiques, Treiman (1977) avait souligné que ces indices ne variaient ni dans le temps ni selon les pays. La corrélation entre les scores obtenus sur les différentes échelles varie entre 0,68 et 0,97, la corrélation moyenne étant supérieure à 0,90.