• Aucun résultat trouvé

Introduire une mesure par âges et par cohortes

Définir et mesurer la mobilité sociale

1.3. Comment mesurer la mobilité sociale ?

1.3.1 Introduire une mesure par âges et par cohortes

Les limites de la mesure classique

La mesure classique de la mobilité intergénérationnelle consiste à comparer l’origine sociale d’un individu – très souvent définie par la profession exercée par son père – et sa position sociale, encore appelée destinée sociale, mesurée par sa propre profession. Elle revêt plusieurs limites et nous en soulignerons deux ici33.

Tout d’abord, premier type de critiques, elle amène à comparer des situations dont la comparabilité même fait problème. Premier écueil, le sens de la trajectoire intergénérationnelle est défini en comparant deux points de repères, le premier pris à un moment donné de la carrière professionnelle du père, et le second à un moment donné de la carrière professionnelle de l’individu. Lorsque la mesure de la profession est effectuée au même moment du cycle de vie (au même âge par exemple), la comparaison terme à terme peut s’effectuer. Las, selon les pays et les enquêtes, les choix retenus peuvent sensiblement différer. Reprenant les éléments recensés par Jackson et Crockett (1964), Dominique Merllié (1994, p.173) montre à quel point le « moment de l’origine » était vague dans les premières enquêtes américaines réalisées à partir de la fin des années 1940, souvent laissé à l’appréciation même de la personne interrogée. Depuis, dans les enquêtes internationales, trois « moments » peuvent être relevés. On peut demander à l’enquêté quelle était la dernière profession exercée par son père (enquête britannique de 1949), ou à un moment précis (quand l’enquêté avait 14 ans dans l’enquête britannique de 1972, ou à sa naissance (enquête suédoise de 1954). Mais le plus souvent, on demande à l’individu de citer la profession qu’exerçait son père au moment où il terminait ses études. C’est notamment le cas en

33 Des critiques plus importantes seraient à formuler, en ce qui concerne la mesure de la mobilité des femmes

notamment (souvent occultées d’une mesure qui ne s’intéresse alors qu’au seuls « fils », en tout cas comparées à leur père et jamais à leur mère.

France où depuis 1964, l’Insee demande aux individus dans les enquêtes FQP quelle était la profession de leur père « à l’époque où vous avez cessé de fréquenter régulièrement l’école ou l’université »34. Même si le choix de ce « moment » constitue un progrès et peut se justifier

sociologiquement (on peut penser que lorsque les enfants terminent leurs études initiales, la position sociale du père commence à être stable, sinon définitive), il laisse néanmoins une grande latitude potentielle dans l’âge des pères à ce moment précis de l’histoire familiale. Cette latitude est évidemment liée à l’âge auquel les pères ont eu leurs enfants et à la durée même des études qu’entreprennent ces derniers. Le tableau ci-dessous propose un exemple fictif.

Age du père à la naissance Age de fin d’études de l’enfant Age du père au « moment de l’origine » 37 22 59 20 19 39 Dans le premier cas, le père est âgé de trente-sept ans à la naissance de son enfant. Si ce dernier termine ses études initiales à 22 ans, le « moment de l’origine » est constitué par la situation professionnelle du père à 59 ans, soit à l’abord de la retraite. Prenons à l’inverse un père âgé de 20 ans à la naissance de son enfant, enfant qui termine ses études à l’âge de 19 ans : le père a donc 39 ans lors du « moment de l’origine », âge auquel la position professionnelle peut théoriquement sensiblement évoluer. Du côté de l’autre terme de la comparaison, le même problème apparaît puisque le « moment de la position » est constitué par la profession de l’individu interrogé au moment de l’enquête. Dans le cas des enquêtes françaises Formation Qualification Professionnelle de l’Insee, l’échantillon est constitué des actifs de tout âge. Même si la plupart des travaux qui cherchent à mesurer la mobilité sociale restreignent leurs analyses aux 40-59 ans, on voit que l’on peut comparer deux points de repères qui interviennent à des moments très différents du cycle de vie (par exemple, la position d’un fils ou d’une fille à 40 ans avec celle de son père à 60 ans).

Par ailleurs, la réunion dans une même catégorie des individus âgés de 40 à 59 ans pose un autre problème, celui de l’écart de génération potentiel parmi les pères. Le tableau qui suit présente un nouvel exemple fictif, reposant sur une hypothèse « moyenne » selon laquelle l’âge du père à la naissance varie en entre 20 et 35 ans.

Date de naissance de

l’individu Age de l’individu en 2003 Age du père à la naissance Année de naissance du père 1944 59 35 1909 1963 40 20 1943 Dans une telle hypothèse, les 40-59 ans en 2003 peuvent avoir un père né entre 1909 et 1943. Dans le premier cas, les pères auront connu la première guerre mondiale, la crise économique de la fin des années 1920, le Front Populaire et auront éventuellement participé à la seconde guerre mondiale. Dans le second cas, les pères sont nés à la fin de la deuxième guerre mondiale et sont les enfants du baby-boom. Les premiers arrivent sur le marché du travail à la fin des années 1920, les seconds pendant les Trente glorieuses. Entre ces deux dates, la structure sociale a profondément changé : des catégories sociales s’amenuisent (les agriculteurs), d’autres apparaissent (le salariat moyen et supérieur lié à la tertiarisation de l’économie) et l’ordonnancement même de ces différentes catégories au sein de la structure sociale se modifie. Les ouvriers et les cadres de 1935 ne sont pas les ouvriers et les cadres de 1970, et être professeur ou instituteur n’a pas la même « valeur » ni la même « désirabilité sociale » à ces deux dates. De même, être agriculteur quand 25% de la population active est composée d’agriculteurs ne revêt pas la même signification (subjectivement, dans le vécu des individus, mais aussi objectivement en termes de rang dans la structure sociale) que lorsque seuls 5% des actifs sont des agriculteurs. En d’autres termes, un tel mode opératoire ne prend pas en compte les bouleversements de la structure sociale.

En un mot, de ce point de vue la mesure classique de la mobilité sociale revêt deux inconvénients. Le premier est le risque potentiel de comparer la situation des individus interrogés avec celle de leur père à des moments très différents de leurs cycles de vie respectifs. Le second

est de comparer des situations qui ne sont pas comparables si l’on place dans le même ensemble des individus dont l’âge est trop différent.

Le second type de critiques opérées à l’encontre de la mesure classique de la mobilité sociale a trait à son caractère « statique » et transversal. En effet, les tables de mobilité sociale sont construites à un moment précis et unique du cycle de vie de la personne interrogée. Cet « effet de coupe dans le temps » (Merllié, 1994, p.67) fige la position des individus à un moment donné de leur carrière et occulte toute possibilité de mobilité professionnelle. C’est le sens des critiques formulées par ceux qui défendent une approche biographique de la mobilité intergénérationnelle. Bertaux (1974) montre par exemple au moyen d’une analyse secondaire des données de l’enquête FQP de 1964 que beaucoup de salariés agricoles devenus par la suite agriculteurs exploitants étaient en réalité des enfants d’agriculteurs exploitants, de sorte qu’en interrogeant les individus à un seul moment de leur carrière, le risque est de conclure trop rapidement à une mobilité descendante alors que le résultat final reproduit la situation du père. Par ailleurs, du côté du versant subjectif, les travaux insistent sur l’importance de cette mobilité intragénérationnelle dans la perception de la mobilité sociale par les individus (Duru-Bellat et Kieffer, 2006).

L’intérêt des diagrammes par âges et par cohortes

L’analyse de la mobilité sociale par âges et cohortes de naissance permet de prendre en compte un certain nombre de critiques développées plus haut. Les diagrammes par âges et par cohortes de naissance constituent de ce point de vue un outil privilégié. Cette technique de représentation a été notamment systématisée par Chauvel (1998a) dans son analyse des inégalités sociales entre les générations. Provenant des travaux des démographes, le diagramme par âges et par cohortes de naissance permet de comparer la situation de différentes générations – ou cohortes – à âge égal. Un tel mode de représentation graphique consiste donc « en la représentation, pour les différentes cohortes (en abscisse), de la valeur d’un indicateur quelconque – pourcentage de

propriétaires de leur logement, taux de suicide, pouvoir d’achat, ou proportion de cadres, peu importe – (en ordonnée) à différents âges de la vie, permettant ainsi de suivre le destin des différentes générations au même âge » (Chauvel, 1998a, p.56).

Le diagramme par âges et par cohortes permet deux types de lectures. La première, verticale, rend compte des effets de la mobilité en cours de carrière dans la mesure où elle rend possible le suivi d’une même génération à des âges différents. La seconde lecture, horizontale, permet de comparer la situation des générations successives au même âge.

Dès lors, dans notre optique, le diagramme par âge et par cohortes revêt trois intérêts principaux. Premier point, en constituant des groupes d’âge beaucoup plus restreints (par exemple des tranches quinquennales), il permet dans une certaine mesure de limiter les écarts de génération parmi les pères. Second avantage, il permet de suivre la biographie d’une génération puisque pour chacune d’entre elles, ce n’est plus un seul mais plusieurs points de repère dont nous disposons. Enfin, troisième intérêt, le diagramme par âges et par cohortes offre un moyen de représentation efficace des dynamiques qui secouent la succession des générations.