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1.2 Le contexte scolaire des élèves en Haïti

1.2.4 La situation diglossique créole-français

Selon Kouloughli (1996) et Youssi (1983), le terme diglossie a été utilisé pour la première fois en 1930 par le linguiste Williams Marçais, en constatant la position marginale du berbère par rapport à l’arabe classique, pour expliquer la situation sociolinguistique du monde arabe. Plus tard, le linguiste américain Charles Ferguson l’a repris dans une analyse en y ajoutant des facteurs d’ordre sociopolitique et structural marquant un rapport de pouvoir entre deux langues coexistant sur un même territoire. Selon ces auteurs, la diglossie désigne dorénavant un phénomène social marqué par la coexistence de deux systèmes linguistiques dans un pays, dont l’un occupe relativement un statut socioculturel supérieur par rapport à l’autre.

D’autres chercheurs, en lien avec la réalité sociolinguistique en Haïti, ont abordé la situation diglossique créole-français, une situation caractérisée dès le début de l’indépendance par une hiérarchisation fonctionnelle de ces deux langues. Selon Hoffmann

(1990), la constitution de 1918 a consacré le statut officiel du français, environ un siècle après l’indépendance. Au plan sociohistorique, comme langue permettant d’accéder aux connaissances, la maîtrise du français a été toujours liée à une sorte de distinction sociale, voire à une assimilation à la culture occidentale. Quant au créole, il a pris naissance dans un contexte de colonisation où tout un peuple luttait pour la reconnaissance de son identité. Il a fallu plus de deux siècles pour qu’il soit officiellement reconnu comme langue en Haïti (Chaudenson, 2002). Donc, ces deux langues ont toujours entretenu un rapport de force témoignant d’une opposition classe- dominée / classe-dominante.

Constituant un riche patrimoine linguistique et historique (Berrouët-Oriol, 2011), aujourd’hui, créole et français sont conjointement utilisés comme langue de communication dans les médias, les insistances juridiques et politiques (Berrouët-Oriol, 2011; Mezilas, 2008). Cependant, dans la vie quotidienne, le créole demeure l’âme du peuple haïtien et dégage des rapports de proximité, tandis que le français maintient son hégémonie comme langue de prestige. Selon Joint (2004), il existe une infime minorité de bilingues en Haïti, environ 80 % de la population est quasiment monolingue créolophone. Le créole lui-même se présente sous diverses formes. Par exemple, le créole parlé par un locuteur de haut statut social en milieu urbain diffère de celui d’un locuteur de faible statut social en milieu rural (Noyau, 2006; Torterat, 2009).

Cette situation de diglossie créole-français se reflète également à l’école où la majorité des cours se fait en français, voire les examens officiels, alors que les enfants des familles défavorisées maîtrisent peu le français. Cette situation a des conséquences néfastes sur les résultats à ces examens. À la suite d’une enquête auprès de 852 élèves de la région de Port- au-Prince, Joint (2004) constate que le créole est utilisé comme langue d’usage et orale dans plus de 90 % des familles. À l’école, toutes les activités pédagogiques susceptibles de les aider à l’acquisition des connaissances sont conçues et pensées dans une langue qui leur est peu familière. L’insécurité linguistique créée par cette situation chez les élèves les rend de plus en plus dépendants dans la réalisation de leurs activités scolaires (Bentolila, 2007). Nombreux sont ceux qui ne parviennent pas à comprendre les activités proposées au point

de pouvoir les réaliser seuls (Saint-Germain, 1997). Les élèves se trouvent parfois dans une parfaite confusion où ils se contentent de répéter des notions apprises sans les avoir bien comprises, ni bien assimilées afin de les réutiliser à bon escient. Dans sa thèse de doctorat, Saint-Germain (1986) souligne qu’il est problématique que le français ne soit pas enseigné comme langue seconde, il semble tout simplement utilisé comme langue d’enseignement. Cette situation pose de plus en plus de problèmes à l’apprentissage des enfants, car pour bien intégrer les notions et les concepts appris à l’école, il est important que l’élève maîtrise la langue dans laquelle il apprend. Par exemple, en contexte de résolution de problème, Trofort (2006) constate que, dans certaines écoles, plus de 80 % d’élèves aux deux premiers cycles de l’enseignement fondamental éprouvent des difficultés à comprendre les données des problèmes.

La qualité de la maîtrise du français par les enseignants est également questionnée (Jean- François, 2006). Cependant, certains enseignants jugent important d’introduire le français dès le début de la scolarisation des élèves pour leur permettre de mieux l’apprendre (G. Romain, 2007). C’est effectivement la logique défendue dans la perspective de la dernière réforme éducative de 1982, lorsqu’elle concevait un enseignement bilingue aux deux premiers cycles de l’école fondamentale. Pour une revalorisation de la langue nationale, le créole a été envisagé à la fois comme langue d’enseignement et langue enseignée. Cependant, la mise en œuvre de cette réforme reste dans l’ensemble problématique et varie d’un établissement scolaire à l’autre. Le ministère de l’éducation constate que, dépendamment du milieu et du personnel scolaire, la langue d’enseignement est exclusivement le français ou, dans de rares cas, presque exclusivement le créole. Par exemple, dans certaines écoles, le créole n’est introduit qu’en 5e année, pour accorder aux élèves une chance égale de réussir cette matière aux examens officiels de 6e année (MENFP, 2007). Au secondaire également, en perspective des examens officiels de 9e année, une heure de créole est intégrée au programme des élèves, durant les trois premières années. En outre, les programmes et manuels scolaires utilisés dans les écoles, sauf quelques grammaires du créole, sont tous rédigés en français. Le créole est ainsi considéré comme une discipline à enseigner et non comme un outil d’apprentissage.

Enfin, il faut souligner que la problématique du français en Haïti est loin d’être juste une question linguistique, c’est un système de valeurs, de privilèges et de distinctions sociales lié à la maitrise des langues depuis la réforme scolaire de 1982. Cette problématique met la population en face des dimensions anthropologiques qui n’ont toutefois pas été considérées dans l’innovation de la réforme. En fait, le problème linguistique a toujours été une question délicate à aborder dans le système scolaire en Haïti. En effet, comme fait social et système symbolique, la langue est un marqueur identitaire (Fortier, 1992). Dans la mentalité de la grande majorité de la population haïtienne, la maîtrise de la langue française demeure, jusqu’à nos jours, un signe de possession d’un capital culturel qui garantirait une plus grande mobilité sociale. Convaincus que l’école reste l’unique lieu d’acquisition de cette langue pour leurs enfants, les parents sont le plus souvent les premiers à s’opposer à la présence du créole en milieu scolaire (Saint-Germain, 1997). Pour eux, la maîtrise du français est garante de la réussite aux examens nationaux qui sanctionnent les fins de cycle d’études, examens conçus et pensés dans cette langue.