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Un site historique : cérémonie et production du documentaire Inuit-Cree Reconciliation

Chapitre 4 Le parc en débats : analyse discursive

4.2 Caractérisation de la rivière Nastapoka à travers les discours

4.2.2 Un site historique : cérémonie et production du documentaire Inuit-Cree Reconciliation

Aux discours prononcés lors des audiences publiques ou dans les médias, s’ajoute celui, substantiel, de la cérémonie de paix orchestrée par les communautés locales à la chute Nastapoka en 2011, de même qu’à la production d’un documentaire associé. Dans le cadre de l’analyse, nous considérons ces actions comme des discours portant plus spécifiquement sur la valeur historique et symbolique du territoire à l’étude. Ces données complètent donc celles exposées plus tôt quant à la position des communautés locales dans la mise en protection de la rivière Nastapoka.

L’État des connaissances (ARK, 2007) avait permis, entre autres travaux de recherche, de documenter l’histoire de l’occupation humaine dans la région par des enquêtes archéologiques et la recherche en archives. À cet effet, la chercheure en anthropologie Toby Morantz a dressé un survol historique

abordant notamment les relations entre les Cris et les Inuit, un passage ayant suscité l’intérêt des populations concernées :

Les rapports d’hostilités (sic) entre les Inuits et les Cris sont mentionnés pour la première fois en 1686, ensuite nommés « chasse aux Esquimaux » par les chefs de postes de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Les attaques étaient lancées par les Cris de Fort Albany et, souvent, par ceux de Fort Moose, situé sur la côte ouest de la baie James. Ces attaques, qui avaient lieu périodiquement, ont été consignées dans les journaux d’Eastmain, mais sans trop de détails. Le voyage de ces Cris au lac Guillaume-Delisle, qui débutait à la fin de mai ou au début de juin, couvrait quelque 800 km (500 miles), avec un arrêt à Eastmain pour effectuer des réserves de poudre et de munitions à la Compagnie de la Baie d’Hudson. Selon de brèves allusions dans les journaux à la Compagnie, il semblerait que les Cris de l’ouest étaient en contrôle de ces rencontres parce qu’ils avaient des mousquets, alors que les Inuits n’en avaient pas, n’effectuant pas encore de traite avec la Compagnie. Il était pratique courante pour les Cris de l’ouest de la baie James de tuer quelques personnes et de rapporter leur scalp au fond de la baie, et parfois de capturer des enfants comme prisonniers. Les Inuits n’étaient pas la seule cible des chasseurs de Fort Albany et de Fort Moose ; nous avons appris qu’il était fréquent pour ces « chasseurs d’Esquimaux » d’attaquer les Cris du nord lorsqu’ils ne trouvaient pas de campements inuits (ARK, 2007 : 157).

Ces résultats semblent étonner les populations impliquées, d’autant plus que cette information historique refait surface au moment où les deux groupes ethniques travaillent en collaboration sur le projet de parc national, situé à mi-chemin de leurs territoires traditionnels. À travers le processus de création du parc et les différentes réunions, cette collaboration est maintes fois saluée par les représentants tant inuit que cris :

John Petagumskum [Cri, Whapmagoostui] also expressed his thoughts by saying he liked the fact that this meeting was happening. He wants to work together in order to ensure a smooth process. He feels that when visitors come to the park as tourists that there should be well-suited guides available with experience and who know the area very well. […] He would also like to stand with the Inuit, and wants the elders to be involved because of their knowledge (ARK, 2008 : 156).

Pour l’auteure de l’Étude d’impact sur l’environnement et le milieu social, commandée par l’ARK (2008), la création d’un parc sur un territoire partagé entre deux nations « sera soit un sujet d’harmonie ou de discorde sociales », nécessitant une définition claire, en amont, du rôle des Cris de la communauté de Whapmagoostui dans les différents aspects de la gouvernance du parc (ARK, 2008 : 107). Selon l’auteure, une saine collaboration est déjà en voie d’être effective, notamment par la participation active de membres de la communauté de Whapmagoostui au Groupe de travail du parc et la prise en compte

On entend plusieurs histoires à propos des relations entre les Cris et les Inuits. Les chercheurs ont trouvé plusieurs aspects négatifs, notamment des conflits et des meurtres. Pourtant, les membres de ces deux communautés racontent plusieurs histoires passées d’entraide et de collaboration. Les aînés prétendent que les Inuits et les Cris doivent entretenir cette relation et travailler ensemble pour que le parc soit une réussite (cité dans

Ibid. : 107).

Cette part de l’histoire « trouvée » par « les chercheurs » semble donc surprendre, et le parc apparaît comme un territoire de collaboration, voire de réconciliation, un espace où il est possible de « travailler ensemble pour que le parc soit une réussite ». Cet esprit de réconciliation est par ailleurs démontré par l’organisation, en 2011, d’une cérémonie de rétablissement de la paix (peacemaking ceremony) pour commémorer le premier récit connu d’une rencontre pacifique entre les deux nations. La tenue de cet événement a attiré l’attention de deux réalisateurs, Zacharias Kunuk et Neil Diamond, pour la production d’un documentaire sur les relations entre les deux peuples. La cérémonie permettait de donner un cadre au documentaire, qui vise dans son ensemble à mieux documenter les épisodes de conflit entre les nations. Le film contribue à donner la version des Cris et des Inuits, alors que la documentation historique portant sur cette période n’existait que dans les archives de la Compagnie de la Baie d’Hudson (Everett-Green, 2013 ; Kunuk et Diamond, 2013). Par le biais d’entrevues avec des aînés de différentes communautés, le documentaire recense donc l’histoire orale pour donner un point de vue différent de ces événements, sous la forme d’un « real indigenous documentary, if that word even applies to a project so grounded in oral culture » (Everett-Green, 2013 : s.p.).

Le film est divisé en deux parties, la première ayant lieu dans les communautés de Whapmagoostui et de Kuujjuarapik où les deux nations sont voisines, mais vivent dans deux municipalités différentes, avec des services étant divisés en deux, soit en fonction des mesures prévues par la CBJNQ – une structure qui est décrite comme ayant un impact sur les relations entre personnes des deux groupes ethniques, puisque leur division s’en voit en quelque sorte institutionnalisée (Kunuk et Diamond, 2013). De plus, le documentaire et les personnes interviewées imputent les relations parfois tendues entre Cris et Inuit aux conflits historiques opposant les deux nations et cultivant un climat d’animosité persistante.

La seconde partie du documentaire se situe à l’embouchure de la rivière Nastapoka, au pied de la chute, où des membres des communautés de Whapmagoostui, Kuujjuarapik, Umiujaq et Inukjuak s’installent afin de célébrer la cérémonie de rétablissement de la paix. Cet événement est inspiré par un récit en particulier, lequel est raconté en ouverture du documentaire :

The Nastapoka River basin is a stunning part of the northern Quebec landscape. It is an area where both Cree and Inuit have lived for a long time. It was also a battleground, where Cree and Inuit fought one another for over a century. Until one historic day in 1770. There are two small bays near where the mouth of the Nastapoka is. One day several Cree were headed there and the Inuit spotted them coming along the shore. I’m not sure where they saw them. They were afraid because at the time they were still fighting with the Cree.

The adult Inuit gave two young boys a sealskin rope and told them to give it to the Cree. They said “Go to them. If you don’t, we won’t live. Try going to them.”

The boys were given the rope. The Cree approached the shore. When they got close the boys went down to the shore. They held the rope to the leader. He felt pity in his heart for them. He took the rope and shook their hands.

“Don’t touch them”, he told the others. The other Inuit came down and they all gathered there. That is the first time they made peace. The Inuit were the first to initiate peace with the Cree (Kunuk et Diamond, 2013).

Le récit est accompagné d’images de la chute Nastapoka et d’une reconstitution des événements par des acteurs, une mise en scène d’ailleurs incluse dans le programme de la cérémonie. Cette illustration permet d’abord d’ancrer le récit dans l’espace, en ajoutant une dimension paysagère aux discours par l’image : le paysage devient un élément indissociable de l’histoire : « It brings to life a chapter of northern history that's scarcely known elsewhere, in the stunningly beautiful places where it occurred » (Everett Green, 2013 : s.p.). D’une certaine façon, la reconstitution et sa production sous la forme d’un documentaire – un support matériel – inscrit le récit oral dans l’histoire de la région. La chute Nastapoka, partie intégrante du récit, se voit elle aussi, par la même occasion, intégrée au récit historique régional. En effet, alors que le paysage est décrit lors des audiences publiques de 2008 pour ses valeurs esthétiques, biophysiques ou pour sa biodiversité, la mise en valeur du récit de la réconciliation des deux peuples se partageant le territoire décrit celui-ci comme un site non plus seulement naturel, mais bien d’une importance culturelle et historique. La cérémonie de rétablissement de la paix prend également la forme d’une commémoration officielle, par la tenue de discours prononcés par des chefs Cri et Inuit, de même que des activités traditionnelles telles que le calumet de la paix ou l’échange de cadeaux symboliques :

I will use this wood as an example. Our ancestors were given a path that they did not choose themselves. When the Inuit and Cree first started to get to know each other, it was not easy and it was very rough and hard. After this event we want to walk through this path where it is smoother. This is why we are putting this flag up, wanting to work together. We will give this flag to the chief of Whapmagoostui, as we say yes to their forgiveness (Weetaluktuk dans Kunuk et Diamond, 2013).

La mise en récit et la commémoration du site peuvent être interprétés comme un processus d’« accrétion symbolique » du paysage (Gagnon, 2019). La réunion de 2011 à l’embouchure de la rivière Nastapoka permettrait, de ce point de vue, de conférer au lieu un statut symbolique par la mise en récit et la commémoration. Le site est ainsi redéfini par la mise en place d’une nouvelle forme de relation au territoire symbolisée par la collaboration, la réconciliation et la paix (Gagnon, 2019 : 58).

En ce sens, le discours confère au site un statut de sacralité : cet événement permet en quelque sorte d’inaugurer le lieu en tant que symbole, non seulement comme un site historique, mais également comme porteur d’un système de valeurs. D’autant plus que l’événement – et les valeurs qui y sont partagées – sont décrits comme importants pour le futur : « I would like to thank the people who have organized this event, this is going to be very important for our children. Our children have to see that there needs to be peace with one another » (Weetaluktuk dans Kunuk et Diamond, 2013).

Rappelons le contexte dans lequel s’inscrivent ces événements. Nous avons identifié la période 2008 à 2012 comme marquée par une augmentation des discours portant sur la rivière Nastapoka, et ce principalement sur la valeur paysagère du site à son embouchure. Or, le Plan directeur provisoire publié en 2008 mentionnait clairement qu’aucun site sacré n’avait pu être identifié lors des enquêtes (MDDEP, 2008a : 17). À cet effet, la cérémonie de 2011 et la sacralisation du site à l’embouchure de la Nastapoka permet de répondre directement à cette affirmation. Motivée par un sentiment de perte – dans ce cas-ci, l’exclusion du site aux limites du parc national et les plans de développement hydroélectrique – la mise en patrimoine se définit par une valorisation par les discours d’un élément associé au passé, reconnu dans le présent comme méritant d’être conservé pour l’avenir. Ainsi, la réunion commémorative de 2011 peut être comprise comme un discours, soit une manière de signifier, visant l’inscription du site de la chute Nastapoka comme un lieu patrimonial, justifiant ainsi sa conservation en l’intégrant aux limites du projet de parc national.

Conclusion

Ce chapitre visait à présenter une analyse exhaustive des discours prononcés lors des audiences publiques tenues à Umiujaq et Whapmagoostui-Kuujuarapik en juin 2008, au cours desquelles trois groupes d’intervenants se sont prononcés, soit les populations locales, les non-bénéficiaires et enfin les groupes scientifiques et environnementaux. La majorité des interventions ont appuyé la création du parc et l’inclusion du bassin versant de la rivière Nastapoka dans ses limites, quoique pour des

considérations différentes. Les audiences publiques de 2008 voient par ailleurs l’apparition d’un argument patrimonial pour l’inclusion de la rivière Nastapoka dans ses limites, argument qui se verra consolidé entre 2008 et 2012 par les discours médiatiques, de même que par la tenue d’une cérémonie de rétablissement de la paix en 2011 au pied de la chute Nastapoka, conférant au site un statut symbolique et historique, un événement que nous interprétons comme un important jalon quant à la construction de la représentation de la rivière Nastapoka comme ayant des valeurs patrimoniales.