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Chapitre 2 Le Nord québécois, le Nunavik et le(s) projet(s) du siècle

2.2 Le projet La Grande : entrée en scène d’opposants sous-estimés

2.2.2 Le projet Grande-Baleine

En 1989, le Premier ministre Robert Bourassa relance l’aménagement de la Baie James en annonçant la reprise des travaux pour la mise en place de la Phase II, un projet nommé Grande-Baleine situé au nord des aménagements de La Grande construits dans les années 1970 (Martin, 2003 ; Canobbio, 2009 ; Desbiens, 2014). Quoique prévu dans la CBJNQ, l’annonce de la reprise des travaux est confrontée à une forte opposition des populations locales crie et inuit de Kuujjuarapik et Whapmagoostui (Martin, 2003 ; Canobbio, 2009). Le contexte avait toutefois considérablement changé entre les années 1970 et le début des années 1990, et l’opinion publique était beaucoup plus sensible aux questions environnementales (Maraud et Desbiens, 2017). Tel que nous l’avons vu plus tôt, les impacts environnementaux des réservoirs du complexe La Grande étaient alors connus et étaient donc susceptibles d’alerter la population mondiale désormais sensibilisée (Martin, 2003 ; Maraud et Desbiens, 2017).

Le mouvement protestataire autochtone a principalement été mené par la nation Crie en la personne de Matthew Coon Come, alors à la tête du Grand Conseil cri (Noël, 1990 ; Dubuc, 1994). L’opposition autochtone portait des arguments relativement semblables à ceux défendus devant le juge Malouf en 1972, soit la dépendance au territoire pour les activités de subsistance et pour la survie du mode de vie traditionnel (Noël, 1990). À ces arguments s’ajoutaient le témoignage des effets négatifs observés autour des réservoirs de La Grande, notamment les problèmes de santé liés à la contamination de l’eau et du poisson au mercure (Canobbio, 2009 ; Desbiens, 2014). L’originalité des protestations contre Grande-Baleine réside toutefois dans l’adaptation des actions au contexte de l’époque : en effet,

orchestrées sur la scène internationale, en s’alliant avec des groupes militants pour l’environnement et en s’adressant au public plutôt qu’aux politiciens ou dirigeants (Martin, 2003 ; Canobbio, 2009 ; Maraud et Desbiens, 2017). Il importe d’ailleurs de mentionner que la construction du projet Grande- Baleine visait en premier lieu l’exportation de l’énergie vers l’État de New-York, aux États-Unis, en prévision d’une augmentation future des besoins en énergie de la population de la province québécoise (Canobbio, 2009). C’est là l’une des principales critiques du projet Grande-Baleine, dont la construction ne sert pas à répondre à un besoin existant, mais crée un surplus énergétique qui est vu par les opposants au projet comme un développement non nécessaire, misant plus sur la croissance que sur la durabilité (Dubuc, 1992). Cet argument est repris par les Cris, dans un débat qui devient rapidement très médiatisé : « Pourquoi dépenser des milliards de dollars pour détruire l’environnement et détruire mon peuple juste pour exporter de l’électricité aux États-Unis? […] Cela n’a aucun sens. C’est du racisme environnemental » (Coon Come cité dans Noël, 1990 : B2).

Ainsi, la majeure partie du débat entourant Grande-Baleine s’est déroulée sur la scène internationale (Noël, 1992 ; Martin, 2003 ; Canobbio, 2009). L’action la plus forte du mouvement d’opposition a été l’expédition en Odeyak, un bateau dont le nom est un hybride entre les mots cri « canot » (ute) et inuktitut « kayak » (qajaq) (Martin, 2003 : 68). Cette expédition d’une quarantaine de personnes cries et inuit débutait à Whapmagoostui-Kuujjuarapik et se terminait à New York le 22 avril 1990, au Jour de la Terre, s’arrêtant entre-temps dans plusieurs villes (Martin, 2003). Ce voyage poursuivait l’objectif d’attirer l’attention des médias et des élus américains, qu’ils invitaient à boycotter l’énergie québécoise (Idem). Poussés par le fort succès médiatique de cette prestation, les manifestations se poursuivent de manière plus soutenue à partir de 1991 : selon les dires de Canobbio (2009 : 190), « le leader cri Matthew Coon-Come déclare la guerre au projet sur le thème du génocide culturel. Grande-Baleine, dans le contexte de crispation constitutionnelle et de revendications autonomistes cries et inuites, est présenté comme la preuve de la domination coloniale de la province francophone sur ses peuples premiers ».

La position des Inuit est plus nuancée. Alors que les leaders cris ont cessé toute forme de négociation avec Hydro-Québec et l’État en refusant totalement le projet, les leaders inuit continuent de collaborer aux études d’avant-projet, signant même une entente de principe avec Hydro-Québec en 1994 (Martin, 2003). En parallèle, les Inuit se joignent aux protestations sur la scène internationale, et « ont toujours donné l’impression de travailler main dans la main avec les Cris » (Martin, 2003 : 80). Selon Martin

(2003), ce double front est mené dans l’idée qu’en maintenant le dialogue avec la société d’État, ceux- ci pourraient tirer un meilleur bénéfice des aménagements et de meilleures compensations. D’autant plus que les campagnes de « communication » menées par Hydro-Québec au Nunavik étaient ponctuées – dans le but probablement d’impressionner leurs interlocuteurs – de voyages en jet privé et en hélicoptère, induisant chez les leaders inuit impliqués la création d’une « nouvelle élite », ce qui incitait probablement les représentants inuit à perpétuer le dialogue (Idem).

De l’autre côté du débat, le gouvernement provincial et Hydro-Québec décrivent l’hydroélectricité comme une solution plus responsable au point environnemental que les hydrocarbures, ce qui justifie son exploitation à grande échelle (Dubuc, 1990 ; Corbeil, 1992). La campagne de protestation menée par les Cris sera comprise comme « une campagne exagérée, biaisée et fausse contre le projet hydroélectrique Grande-Baleine » (Sirros cité dans Noël, 1992 : A2). Ces protestations s’insèrent d’autre part dans un climat politique sensible entre le Québec et les groupes autochtones : la Crise d’Oka de 1990, quelques mois après l’expédition Odeyak, ouvre un climat d’hostilité profonde entre Autochtones et Québécois, tout en levant le voile sur la gestion politique inégale en ce qui a trait aux peuples autochtones (Salée, 2013). À la même époque, un débat constitutionnel s’était établi entre les Québécois, les Canadiens et les Premières Nations qui ébranlait fortement la société québécoise, dont l’identité était en redéfinition dans le sillage de la Révolution tranquille (Canobbio, 2009). Le Québec avait demandé un amendement à la Constitution canadienne afin d’être reconnu comme une « société distincte », ce qui devait être accepté par les Premiers ministres de toutes les provinces. Or, l’échec de l’adoption de cet amendement en 1990, aujourd’hui connu sous le nom de « l’échec de l’Accord du lac Meech », ébranlait cette nouvelle identité en divisant les peuples québécois et autochtones, lesquels revendiquaient également le statut de « société distinctes » à cette époque et qui ont été accusés de saboter les négociations québécoises :

Pour l’opinion publique canadienne, l’action politique des leaders des Premières Nations avait été incontestablement la cause formelle de l’échec de l’Accord du lac Meech. […] Tout en ne s’opposant pas à la reconnaissance du caractère distinct de la société québécoise, cet accord consacrait néanmoins, selon eux, la thèse officielle d’une nation constituée des deux peuples fondateurs, anglais et français. Mais pour les leaders des Premières Nations, la constitution se devait en priorité de déterminer les trois grandes familles de droits fondamentaux des premiers habitants qui devaient être rendus inaliénables par la loi fondamentale : les droits historiques, les droits inhérents au territoire et le droit à l’autodétermination sous la forme d’un troisième niveau gouvernemental (Canobbio, 2009 : 147-148).

Les années 1990 ont également été le théâtre de revendications autochtones à travers le monde, et la scène internationale était sensible aux questions de droit autochtone qui y gagnaient alors une plus grande crédibilité et un poids considérable. Ainsi, les manifestations contre le projet Grande-Baleine ne sont qu’une des occasions utilisées par les groupes autochtones québécois et canadiens pour internationaliser leurs négociations afin d’aller chercher un appui de l’opinion publique, notamment lors de grandes conférences internationales (Idem).

Ainsi, le choix de manifester contre le projet Grande-Baleine aux États-Unis était particulièrement efficace, en ce sens où les discours étaient portés par une opinion publique plus à l’écoute des questions environnementale et de droit autochtone, tout en ébranlant l’image d’un Québec dont l’identité en définition était déjà fragilisée, en s’attaquant aux bases même de ce qui avait favorisé sa mise en place, soit l’hydroélectricité (Desbiens, 2014 ; Gagnon, 2019). C’est du moins l’analyse que propose Martin (2003) :

[E]n exposant à la face du monde entier les velléités colonialistes de l’État québécois moderne, les Autochtones ont offert à la société civile québécoise un miroir d’elle-même. L’image que bien des Québécois ont alors découverte n’était pas celle de la société dont ils rêvaient et qu’ils croyaient construire. Même les leaders des partis souverainistes, pour qui la quête de l’autosuffisance économique allait de pair avec l’autonomie politique, n’étaient pas prêts à transformer leur projet politique émancipateur en un mouvement colonialiste obsolète. Sans compter que la maladresse avec laquelle Québec avait traité les Autochtones produisait une image néfaste susceptible de nuire à leur projet. […] En cela, l’effort que les Inuit et les Cris ont fait […] a contribué à démontrer que le projet québécois n’était pas simplement une erreur mais qu’il appartenait à un paradigme du développement qui était néfaste pour toutes les populations autochtones. Le poursuivre, c’était se ranger du côté de ces États que l’on montre du doigt pour le traitement qu’ils accordent aux Autochtones (Martin, 2003 : 80-81).

À la lumière de cette analyse, il apparaît peu surprenant que le projet ait été laissé de côté en 1994 par le Premier ministre Jacques Parizeau, élu sous la promesse de tenir un référendum sur la souveraineté québécoise (Dubuc, 1994). À l’époque, cette décision avait surpris, surtout par son caractère expéditif, lequel avait été critiqué dans les médias :

Mais, en annonçant cette décision à la volée, en réaction à un rapport environnemental que critiquait Hydro, sans fournir d’éléments justificatifs, le premier ministre Parizeau a donné la fâcheuse impression que sa décision reposait sur des facteurs purement politiques et des considérations référendaires et qu’il tenait surtout à neutraliser l’impact dévastateur pour son option des autochtones du Nord et des écologistes américains. […] Ce projet a une grande valeur symbolique et économique pour les Québécois. Son

abandon revêt donc une importance certaine, qui mérite mieux que quelques phrases lapidaires lors d’une conférence de presse (Dubuc, 1994).

Le projet Grande-Baleine n’avait toutefois pas été complètement abandonné par Parizeau, mais bien « mis sur la glace », ce qui ouvrait la voie à une reprise du projet (Martin, 2003). Le débat semble toutefois avoir eu un impact sur l’opinion publique québécoise relativement aux grands projets d’aménagement hydroélectrique, de même que sur la protection du paysage et des rivières. L’abandon du projet par le premier ministre Parizeau peut également avoir contribué à inscrire la protection du territoire naturel et des cours d’eau dans le plan politique du Parti Québécois, du moins au début des années 2000, alors que, à titre d’exemple, ce parti s’engageait à protéger les rivières : « faire de nos rivières, ces véritables cathédrales d’eau, des lieux de protection, mais aussi des lieux plus accessibles […]. Protéger 15 belles rivières, […] sur lesquelles un jour certains ont voulu construire des barrages […] » (Landry cité dans Breton, 2003).

2.2.2.1 La rivière Nastapoka dans le projet Grande-Baleine

Le projet Grande-Baleine nous permet également, dans le cadre de ce projet de recherche, de poser un premier jalon quant aux discours relatifs à la rivière Nastapoka. En effet, il était initialement prévu que le cours de la Nastapoka soit détourné afin d’augmenter le débit de la rivière Grande-Baleine : à travers les études d’impacts, les représentants d’Hydro-Québec se sont toutefois intéressés à une population de phoques vivant en eau douce, dont l’habitat connu était en amont de la rivière Nastapoka, dans le Lac des Loups-Marins et le Petit-Lac-des-Loups-Marins (Archéotech, 1990). La firme engagée pour mener ces études, Archéotech inc., a organisé des groupes de travail réunissant des chasseurs cris et inuit à Kuujjuarapik-Whapmagoostui, du 8 au 10 février 1990. Les travaux de recherche ont permis de démontrer que la population de phoques communs d’eau douce était unique à la région, ayant probablement été isolée du milieu marin suite au retrait de la mer de Tyrrell causé par le relèvement isostatique dû à la déglaciation. Populaire chez les chasseurs en raison de sa fourrure plus douce que celle des phoques marins vivant dans la Baie d’Hudson, l’espèce a depuis été déclarée « en voie de disparition » par le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada et les chasseurs cris et inuit ont voté d’arrêter de les chasser (COSEPAC) (Archéotech, 1990 ; Bisson, 1991a ; MPO, 2019).

Les conclusions de cette étude, de même que le fort mouvement protestataire par rapport au projet Grande-Baleine, poussent Hydro-Québec à retirer la rivière Nastapoka des plans d’aménagement (Figure 8) (Bisson, 1991b). Cette décision est justifiée par les décideurs d’Hydro-Québec comme permettant de réduire l’impact environnemental du projet, le rendant ainsi « plus acceptable pour les Inuit de la région qui entretiennent une relation particulière avec la rivière Nastapoka » (Rougerie cité dans Bisson, 1991a : A8) ; « Politiquement, pour nous, le fait d’éviter l’utilisation de la Nastapoka ne pourrait être que bénéfique. […] C’est une magnifique rivière, cherchée par les amateurs de nature vierge. Le ministère québécois du Loisir, de la chasse et de la pêche envisage même d’en faire une réserve écologique » (Guertin cité dans Ibid. : A8).

À cet effet, le projet Grande-Baleine et le retrait de la rivière des plans d’aménagement en raison de la présence de phoques communs d’eau douce peuvent être considérés comme des jalons temporels importants quant à la caractérisation de la rivière Nastapoka, marquant en fait l’émergence d’un discours de valorisation patrimoniale.