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Construction d’un argument patrimonial : les principales étapes

Chapitre 5 Discussion : le parc, territoire de représentations

5.2 Synthèse critique des principaux résultats

5.2.1 Construction d’un argument patrimonial : les principales étapes

Concept central de notre analyse, le patrimoine se définit comme la reconnaissance à un objet (culturel, matériel ou immatériel), d’une valeur historique, puis son appropriation par les sociétés comme méritant d’être conservé et mis en valeur pour les générations futures (Berthold, 2012). Ce statut est construit au fil d’un processus nommé la patrimonialisation, lequel a été compris par les chercheurs comme se déclinant en trois phases, soit la caractérisation, la conservation et la mise en valeur (Di Méo, 2008 ; Berthold, 2012 ; Crépin-Bournival, 2015). La caractérisation est d’abord une période au cours de laquelle des connaissances sont acquises sur l’objet d’étude, et où s’organisent peu à peu les discours lui conférant une valeur, un sens ou un statut symbolique. La seconde phase, soit celle de conservation, est la protection formelle de l’objet, dont la valeur patrimoniale est désormais admise par la société. Enfin, la mise en valeur est une phase où, une fois la valeur patrimoniale encadrée et protégée, celle-ci est diffusée à un public plus large, par la voie de l’industrie touristique par exemple.

La rivière Nastapoka, tel que nous l’avons exposé dans les chapitres précédents, a été le théâtre de plusieurs projets d’aménagement au fil du temps. Au début de la période ciblée par notre projet de recherche (1990-2015), il était prévu de dévier son cours pour alimenter la rivière Grande-Baleine, où un imposant projet hydroélectrique devait être construit. Ce projet a toutefois fait face à un mouvement d’opposition très soutenu de la part des populations crie et inuit, en réponse auquel le gouvernement québécois a ordonné la suspension du projet en 1994. Les études d’impacts menées en prévision de Grande-Baleine ont toutefois permis de mieux documenter l’espèce du phoque commun d’eau douce, dont l’habitat aurait été affecté par le projet (Archéotech, 1990). Ces études ont révélé que l’espèce, unique à la région, était potentiellement en danger dans le cas d’un aménagement hydroélectrique : ainsi, dès 1991, Hydro-Québec annonçait une adaptation des plans de Grande-Baleine pour éviter

l’aménagement de la Nastapoka afin d’en préserver la biodiversité (Bisson, 1991a). Ces événements représentent le premier jalon important pour la caractérisation de la valeur de biodiversité de la rivière.

À la même époque, le gouvernement québécois mettait en place une série de mesures pour créer un réseau d’aires protégées au Nord du Québec, à travers lesquelles un premier arrêté ministériel désignait une zone réservée pour un parc en 1992 sur une partie du territoire de l’actuel Parc national Tursujuq (MDDEP, 2008a). Cette zone réservée ne comportait toutefois pas la rivière Nastapoka. La mise en veilleuse du projet Grande-Baleine semble avoir freiné les ambitions du gouvernement québécois de développer les territoires nordiques. Au début des années 2000, l’État annonçait toutefois la mise en place d’une stratégie d’augmentation substantielle de la superficie des aires protégées en territoire québécois, ce qui ramenait la création de parcs nordiques à l’agenda politique. Sur le territoire du parc Tursujuq, alors nommé Parc-des-Lacs-Guillaume-Delisle-et-à-l’Eau-Claire, une zone fut soustraite du territoire réservé pour un parc en 2002 afin d’en évaluer le potentiel minier ; cette zone fut rajoutée en 2004, et les travaux de planification du parc ont débuté plus officiellement en 2006 avec la mise en place d’un comité d’harmonisation composé de représentants des communautés locales.

L’ajout du bassin versant de la rivière Nastapoka à la zone d’étude par le comité d’harmonisation en 2006 a été la première action officielle en vue de sa protection. L’inclusion de cette portion de territoire, motivée principalement par la présence de phoques communs d’eau douce (ARK, 2008), ouvrait la porte à une caractérisation scientifique du territoire en question (ARK, 2007). D’une certaine façon, le tracé de 2006 définissait une superficie « idéale » pour le parc, en établissant une référence beaucoup plus vaste que le territoire prévu par le MDDEP. Le texte du Plan directeur provisoire, publié en 2008, laisse toutefois croire que le MDDEP n’avait jamais réellement eu l’intention de considérer l’entièreté de la zone d’étude telle qu’elle avait été définie en 2006 : une part du débat résidait ainsi dans la superficie utilisée en référence. En effet, le MDDEP proposait officiellement un parc national en 2008 plus large que la zone réservée en 1992 sous la forme d’un arrêté ministériel ; les différents groupes militant pour l’inclusion de la Nastapoka aux limites du parc comparaient toutefois la proposition de parc national avec la zone d’étude de 2006, près de deux fois plus vaste. La superficie du projet de parc pouvait donc être comprise différemment selon le cadre de référence que le locuteur choisissait d’adopter, soit ambitieux en comparant avec la zone de 1992, ou décevant comparé à celle de 2006.

Ensuite, la tenue d’audiences publiques en 2008 marque un autre jalon important dans le processus de caractérisation de la rivière Nastapoka. Ces audiences ont été tenues aux villages d’Umiujaq et de Kuujjuarapik afin de discuter du projet de parc proposé par le MDDEP à travers le Plan directeur

provisoire. Au cours de ces audiences, des groupes d’intérêt de différents milieux se sont ajoutés à la

voix des populations locales pour demander l’inclusion de la totalité du bassin versant de la rivière Nastapoka aux limites du parc national. Les arguments et les intérêts étaient diversifiés, mais cette demande d’agrandissement du projet de parc est apparue aux observateurs comme portée par un bloc homogène (Adams, 2009 ; Bibaud et Grenier, 2012 ; Grammond et al., 2012). La majorité des intervenants aux audiences publiques demandaient ainsi, finalement, la même chose.

Les audiences publiques ont par ailleurs marqué un changement dans les thématiques observées dans les discours médiatiques. En effet, le « potentiel hydroélectrique » n’était plus, à partir de cette date, amené de manière positive dans les discours, mais a été remplacé par la valeur de biodiversité, laquelle avait été prépondérante dans les discours des groupes scientifiques et environnementaux dans les mémoires remis aux audiences, et dont les phoques communs d’eau douce sont la figure principale. À partir de 2008, la thématique du paysage apparaissait, et contribuait à établir ce qui se rapprochait de plus en plus d’un argumentaire patrimonial. Ensuite, de 2008 à 2013, une période de négociations s’est installée. Les discours portant sur la valeur de biodiversité du bassin versant de la rivière Nastapoka sont demeurés les plus nombreux ; cette époque est toutefois marquée par une augmentation des discours de patrimoine tenus entre autres par la communauté scientifique (Bibaud et Grenier, 2012), de même que sur la valeur esthétique du paysage à laquelle a été attribuée une importance de plus en plus grande (Joliet, 2012).

En 2011, la tenue d’une cérémonie de rétablissement de la paix au pied de la chute Nastapoka est un événement hautement symbolique, qui a eu pour effet d’ancrer ce site dans le récit historique de la région. Cet événement représente, selon notre analyse, le jalon temporel le plus important de la phase de caractérisation. En ce sens, la cérémonie peut être interprétée comme une action discursive ayant eu une influence sur les représentations de cette parcelle du territoire, désormais symbolisée comme un site historique portant des valeurs de paix, de réconciliation et de collaboration entre les deux nations crie et inuit. Cette cérémonie était par ailleurs issue de la « découverte » par certains chercheurs d’histoires de conflits entre les deux nations présentes sur le territoire, à travers des études menées dans le cadre de l’État des connaissances, un recensement d’études scientifiques sur le

territoire du parc national prévu (ARK, 2007). Or, ces études ont été publiées dans un contexte où la création du Parc national Tursujuq permettait une collaboration entre des membres des communautés inuit et crie, toutes deux utilisatrices du territoire visé par le parc. La collaboration était vécue comme positive et saluée : la création d’un parc national en territoire partagé permettait, de cette façon, d’instaurer une meilleure cohabitation entre les deux communautés. L’appropriation de ces récits historiques et la mise en place d’une cérémonie formelle peut donc être comprise comme une volonté d’officialiser en quelque sorte cette collaboration, en l’associant avec un paysage symbolique, renforçant par la même occasion l’argument selon lequel l’embouchure de la Nastapoka devrait être considérée comme un site d’importance pour les populations locales et, donc, protégée par les limites du parc national. La cérémonie peut donc être considérée comme une action forte du processus de patrimonialisation de la rivière Nastapoka et plus spécifiquement du site à son embouchure : cet acte commémoratif associait le paysage à un système de valeurs et un récit historique, lui signifiant par le fait même une valeur symbolique, voire de sacralité.

Enfin, en 2012, l’annonce de la création du Parc national Tursujuq incluant la quasi-totalité du bassin versant de la rivière Nastapoka marque le dernier jalon temporel dans ce processus de patrimonialisation de la rivière Nastapoka, et correspond avec la seconde phase, soit celle de conservation. À partir de cette date, les discours lus dans les médias portaient principalement la thématique de la valeur esthétique du paysage dans une logique plus descriptive qu’argumentaire. L’inauguration officielle du parc national en 2013 établit pour sa part le début de la phase de mise en valeur, de laquelle nous ne pouvons traiter dans cette analyse puisqu’elle s’est mise en place très récemment.