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Lois provinciales et intérêt du Québec pour la création d’aires protégées

Chapitre 3 Processus de création d’un parc national au Nunavik

3.1 Processus formel de création du parc national : aperçu

3.1.1 Lois provinciales et intérêt du Québec pour la création d’aires protégées

Au Québec, les parcs nationaux sont encadrés principalement par deux lois : la Loi sur les Parcs, datant de 1977, et la Loi sur la conservation du patrimoine naturel, adoptée en 2002. À ces lois s’ajoute la Stratégie québécoise sur les aires protégées, par laquelle le gouvernement provincial s’engageait en 1999 à « augmenter, d’ici l’an 2005, la superficie en aires protégées, de manière à atteindre une représentation de l’ordre de 8 % du territoire du Québec » (Québec, 1999 : 10). Enfin, le Plan Nord, publié en 2011, vise la désignation de 50% du territoire nordique (nord du 49e parallèle) « à des fins autres qu’industrielles », et la protection de 20% de celui-ci sous la forme d’aires protégées (Québec, 2015).

La Loi sur les Parcs de 1977 a été adoptée, selon Crépin-Bournival (2015), afin de préciser la définition et le statut des parcs nationaux au Québec, au terme d’un débat entourant l’aménagement hydroélectrique de la rivière Jacques-Cartier, alors que celle-ci était incluse dans le Parc des Laurentides. Selon cette loi, un parc est défini comme suit :

[U]n parc national dont l’objectif prioritaire est d’assurer la conservation et la protection permanente de territoires représentatifs des régions naturelles du Québec ou de sites naturels à caractère exceptionnel, notamment en raison de leur diversité biologique, tout en les rendant accessibles au public pour des fins d’éducation et de récréation extensive (Gouvernement du Québec, Loi sur les Parcs, 1977, Section I Art. 1).

La « récréation extensive » se définit pour sa part comme « un type de récréation caractérisée par une faible densité d’utilisation du territoire et par l’exigence d’équipements peu élaborés » (Idem), c’est-à- dire que les activités excluent toute forme d’exploitation telles que la chasse, le piégeage, de même que les activités forestières, minières, de production d’énergie, ou encore l’aménagement industriel tel que « passage d’oléoduc, de gazoduc et de ligne de transport d’énergie » (Idem). Dans le cas d’installations déjà existantes au moment de la création du parc, l’entretien de ces équipements industriels est permis.

À l’instar des standards internationaux définis par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), la définition adoptée en 1977 par le Québec se base sur deux objectifs, soit la mise en réserves de sites « représentatifs » et l’accessibilité de ces territoires à la population pour des fins récréatives (Dudley, 2008 : 19). Les sites dits représentatifs réfèrent au Cadre écologique de référence

du Québec, un document cartographique divisant le Québec en 13 provinces, puis 80 régions

naturelles (Figure 9) selon une classification basée sur des « niveaux de perception écologique de l’espace » (MELCC, 2019 : s.p.).

La Loi sur les Parcs établit également la démarche générale à suivre pour la création d’un parc national au Québec, vulgarisé par Grammond et al. :

L’article 4 de la Loi [sur les Parcs] prévoit la procédure de création d’un parc. Le gouvernement doit d’abord publier dans les journaux de la région concernée un avis de son intention de créer un parc. Toute personne s’y opposant dispose d’un délai de 60 jours pour faire valoir son point de vue. Une audience publique doit ensuite être tenue […]. Enfin, le gouvernement peut formellement prendre le décret qui crée le parc et établit ses limites. Il faut cependant souligner le fait que ce processus de consultation prévu dans la Loi ne vise pas spécifiquement les peuples autochtones et ne vise pas à mettre en œuvre l’obligation de consulter les Autochtones établie par la Cour suprême en 2004 dans l’arrêt Nation haïda (Grammond et al., 2012 : 22).

Par ailleurs, au-delà de l’objectif de représentativité, le Cadre d’orientation en vue d’une stratégie

québécoise sur les aires protégées ajoute en 1999 la notion de superficie dans la démarche de

plus en plus importante sur les territoires naturels, de même que par une volonté du Québec de « respecter ses engagements internationaux et atteindre les hauts standards environnementaux reconnus » (Québec, 1999 : 3). À cette époque, une superficie équivalant à environ 2,8% du territoire provincial était désignée comme une aire protégée, alors que la moyenne mondiale était, en 1996, de 8,8% (Ibid. : 7). Le Québec enregistrait donc un net retard à l’échelle internationale. La mise en œuvre d’une stratégie provinciale impliquait une augmentation significative de la superficie d’aires protégées, ce qui était accueilli défavorablement par certains groupes d’intérêt, notamment par l’Association minière du Québec (AMQ) :

L'exploration de façon continue, c'est le seul moyen de découvrir les gisements, et c'est pour ça qu'on a besoin d'accéder au plus grand territoire. Mais, nous, on a aussi besoin de certitude: un, on peut accéder au territoire; deux, en cas de découverte, on peut exploiter ce qu'on a trouvé. Alors, si les importantes étendues de territoire sont soustraites à ces jalonnements ou à l'accès de l'industrie minière pour explorer et, éventuellement, exploiter, nous courons naturellement vers la mort, O.K., si je peux m'exprimer ainsi. […]. Comme l'industrie minière joue un rôle premier au développement socioéconomique des régions, cette décision du ministère de l'Environnement, elle connaîtra d'importantes répercussions aussi sociales et économiques. (Tolgyesi dans Québec, 2002 : s.p.).

Les discours opposés à la mise en place d’aires protégées se basent la plupart du temps sur des arguments de prospérité socio-économique (Crépin-Bournival, 2015). La création d’emplois associée à l’exploitation industrielle du territoire se voit en quelque sorte compromise par la mise en réserve de territoires naturels. En l’occurrence, à l’occasion des travaux parlementaires sur le projet de loi sur la conservation du patrimoine naturel (2002), l’AMQ reçoit l’appui de David Whissell, député d’Argenteuil pour le Parti libéral du Québec, alors à l’opposition officielle : « Oui, le Québec se doit d'augmenter les aires protégées, mais il ne faut pas le faire non plus à des endroits stratégiques où le développement minier peut se faire » (Whissell dans Québec, 2002 : s.p.). Ce député deviendra en effet Ministre du Travail sous le gouvernement Charest, l’année suivante (ANQ, 2019).

Les orientations adoptées par le gouvernement provincial, en plus d’objectifs en superficie du territoire, ont contribué à l’adoption de la Loi sur la conservation du patrimoine naturel en 2002. Cette loi définit d’abord les « aires protégées » d’une manière plus large que celle du parc national élaborée dans la

Loi sur les Parcs en 1977 : « un territoire, en milieu terrestre ou aquatique, géographiquement délimité,

dont l’encadrement juridique et l’administration visent spécifiquement à assurer la protection et le maintien de la diversité biologique et des ressources naturelles et culturelles associées »

définition plus large permet au Québec de diversifier les types d’aires protégées pouvant être mises en place sur le territoire québécois. La loi intègre, par exemple, les « paysages humanisés », lesquels ont été formés par les activités humaines au fil du temps ; de l’autre côté du spectre, la Loi prévoit également la mise en place de « réserves écologiques », soit des parcelles de territoire ayant subi un impact négligeable de la présence humaine et mises en place pour être conservées « le plus intégralement possible », c’est-à-dire par un contrôle d’accès strict (Idem). En élargissant la définition d’aires protégées, le gouvernement se dote par la Loi sur la conservation du patrimoine naturel d’une certaine souplesse quant au niveau de protection prescrit, facilitant par le fait même l’atteinte des objectifs établis en termes de superficie.

La publication du Cadre d’orientation en vue d’une stratégie québécoise sur les aires protégées (1999), puis l’adoption de la Loi sur la conservation du patrimoine naturel (2002), de même que les engagements du gouvernement à augmenter à 8% la superficie d’aires protégées sur le territoire du Québec avant 2005 sont des mesures mises en place entre 1999 et 2002, sous différents gouvernements du Parti Québécois (ANQ, 2019). L’arrivée au pouvoir du Parti Libéral en 2003, dirigé par Jean Charest sous l’engagement de « placer le Québec sur la voie du progrès économique et social et pour relever les défis de [son] époque » (Charest, 2003 : s.p.) semble ralentir les actions politiques de mise en place d’aires protégées. En effet, en 2008, 4,91% du territoire provincial est protégé, et l’objectif de 8% préalablement fixé à 2005 est repoussé à mars 2008 (ARK, 2008 ; Québec, 2008). Il serait toutefois simpliste de voir dans ce ralentissement un manque d’intérêt de la part du gouvernement en place, puisque certaines actions ont tout de même été mises en place pour l’atteinte des objectifs, tel qu’en témoigne Line Beauchamp, alors Ministre de l’Environnement et des Parcs :

Écoutez, on n'a pas consacré beaucoup de temps au dossier des aires protégées, et pourtant c'est un dossier majeur […]. Vraiment, je veux juste qu'on réalise ensemble, là, que, dans le dossier des aires protégées, en 100 ans, on va avoir atteint même pas tout à fait 5 %. […] Donc, je voulais juste vous relater ça en disant: On va atteindre les objectifs, on est très confiants, mais c'est un travail gigantesque, vraiment (Beauchamp dans Québec, 2008 : s.p.).

La création d’aires protégées, quoique ralentie, semble retrouver une place plus importante dans les actions gouvernementales avec la publication du Plan Nord en 2011, lequel s’engageait à soustraire 50% du territoire nordique du développement industriel. Cette superficie se détaille plus spécifiquement par la création d’aires protégées sur 20% du territoire, « dont au moins 12% en forêt boréale » et un 30% dit « résiduel » sur lequel un mécanisme d’affectation, non défini, doit être « vou[é] à la protection

de l’environnement à la sauvegarde de la biodiversité et à la mise en valeur de divers types de développement » (Québec, 2015 : 32). L’affectation du territoire prévue par le Plan Nord, et notamment sur le point des aires protégées, a été largement critiqué pour son manque de précision (Berteaux, 2013 ; Rogel, 2015 ; Simard, 2017).

Ouf! Il est possible de démêler ces chiffres, mais cela ne fait qu’illustrer la vision superficielle du Plan. La mise à l’abri du développement industriel de la moitié du territoire est une idée qui a été soufflée à l’oreille de Jean Charest par les organismes internationaux de conservation, en particulier le Pew Charitable Trust. Appliquée à un vaste territoire presque vierge et peu peuplé, l’idée semblait réalisable et séduisante; elle a été adoptée sans discussion.

La cible de 20% du territoire en aires protégées contribue à l’atteinte globale de cet objectif, mais elle découle en fait d’une autre logique. Le Québec veut se conformer à la cible de protection de la Convention internationale sur la biodiversité, soit 17% du territoire terrestre en 2020 (cible dite de Nagoya). En mettant la barre à 20% pour le territoire du Plan Nord qui couvre les trois quarts du Québec, on devrait atteindre – c’est mathématique – la cible de Nagoya ou arriver tout près (Rogel, 2015 : s.p.).

De fait, le Plan Nord est considéré comme priorisant en premier lieu le développement minier, dans un contexte où les prix des métaux étaient élevés, « sans véritablement insuffler une réelle dynamique de développement dans le nord québécois » (Simard, 2017 : 286). La création d’aires protégées peut donc apparaître comme une mesure visant à rendre ces développements industriels plus acceptables, tout en accélérant la création de grandes superficies d’aires protégées pour atteindre les objectifs internationaux en la matière (Grammond et al., 2012 ; Simard, 2017). C’est du moins l’analyse qu’en font Grammond et al. :

Le projet du parc Tursujuq et, de manière générale, la création de parcs au Nunavik découlent d’intérêts partiellement convergents de plusieurs acteurs majeurs de la gouvernance nordique. Le gouvernement du Québec poursuit plusieurs objectifs en créant des parcs. La Loi sur les parcs souligne certains d’entre eux. Il s’agit d’abord d’assurer la conservation des sites naturels exceptionnels. Symbolique à première vue, cet objectif n’est pas dépourvu de dimensions politiques. En effet, le Québec s’est engagé à protéger 12%5 de son territoire à titre d’« aires protégées », un concept qui comprend divers statuts de territoire, dont celui de parc national […]. La création de parcs au Nunavik lui permet d’améliorer son bilan en la matière et de se présenter comme un chef de file de la protection de l’environnement, sans devoir faire face aux difficiles arbitrages qui seraient nécessaires afin de préserver un territoire d’une superficie semblable dans le sud du Québec, là où les utilisations potentielles du territoire sont plus nombreuses et plus intensives (Grammond et al., 2012 : 22).

Le projet de parc des Lacs-Guillaume-Delisle-et-à-l’Eau-Claire (aujourd’hui le Parc national Tursujuq), vu sa superficie, s’intègre particulièrement bien dans cette perspective. Par ailleurs, Grammond et al. soulignent un intérêt, pour le Québec, de créer des parcs pour justifier symboliquement « [l]a légitimité de l’appartenance du Nunavik au Québec » (Ibid. : 23). Dans le cas du projet de parc, la question territoriale est problématique notamment au lac Guillaume-Delisle : en effet, lors de l’inclusion de la péninsule d’Ungava au Québec, la frontière provinciale a été établie à la rive. C’est donc la ligne de l’eau de la baie d’Hudson, variable selon les marées, qui définit la limite entre le Nunavik et le Nunavut dans ce secteur. Le lac Guillaume-Delisle est ouvert sur la baie d’Hudson par un étroit passage, le Tursujuq (le Goulet), ainsi le statut de l’étendue d’eau et des îles que l’on y trouve était toujours à définir en 2008. Le gouvernement fédéral réclamait cette parcelle de territoire comme faisant partie du Nunavut, puisqu’atteinte par les marées ; le Québec la considérait toutefois comme faisant partie du territoire provincial. L’installation d’un parc national pouvait donc s’avérer une action concrète pour occuper stratégiquement cet espace discuté, d’autant plus que ce secteur était défini comme important pour les populations locales (ARK, 2008). En posant une action d’aménagement sur le territoire autour du lac Guillaume-Delisle, le Québec pouvait donc à la fois « raffermir les liens entre le Nunavik et le Québec méridional » (Grammond et al., 2008 : 23) et officialiser l’appartenance québécoise du lac Guillaume-Delisle et de ses îles.