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Convention de la Baie-James et du Nord québécois

Chapitre 2 Le Nord québécois, le Nunavik et le(s) projet(s) du siècle

2.2 Le projet La Grande : entrée en scène d’opposants sous-estimés

2.2.1 Convention de la Baie-James et du Nord québécois

Quoique le jugement d’Albert Malouf n’ait été effectif que pendant une semaine, celui-ci est toutefois considéré comme historique du fait que les droits des peuples autochtones sur le territoire avaient été reconnus par le système de justice occidental, ce qui créait un précédent, modifiant considérablement les rapports politiques au Québec nordique :

Le choc du projet de la Baie-James, c’est l’entrée en scène d’un nouvel acteur qui ne quittera plus le roman géographique nordique québécois : l’autochtone, l’Indien cri de la Baie-James, l’Inuk des rivages arctiques. Cet acteur, en l’espace de quelques mois, va rompre avec l’immobilité du temps nordique, en formalisant des revendications considérables, territoriales, culturelles, économiques, en formant une élite politique assistée d’avocats et en déclarant défendre une autre vision du Nord (Canobbio, 2009 : 16).

Le jugement a par ailleurs été vécu par les représentants cris et inuit comme « un accomplissement époustouflant » (Nungak, 2017 : 89). Malgré la poursuite des travaux à la Baie James, ce jugement crée un précédent et ouvre la voie à toute une série de négociations entre les différents paliers

gouvernementaux, Hydro-Québec et ses sociétés de développement, ainsi que les regroupements cri et inuit, menant finalement à la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) en 1975.

Considérée comme le « premier traité moderne » au Canada, la CBJNQ est avant tout un plan de développement territorial et d’affectation des terres, prévoyant par ailleurs le transfert de certains pouvoirs législatifs aux groupes autochtones régionaux, de même qu’une série de redevances en contrepartie du développement effectué par le gouvernement provincial (Martin, 2003 ; Desbiens, 2014). Les dispositions prévues reposent sur deux principes directeurs : le premier dicte que « le Québec a besoin d’utiliser ses ressources naturelles », et le second, que « nous devons reconnaître les besoins des autochtones […] dont la culture et le mode de vie diffèrent de la culture et du mode de vie des autres Québécois » (Québec, 1998 : xx). Ainsi, le territoire de la CBJNQ, d’une superficie de 1 079 262 km² (Simard, 2017), est divisé en trois catégories (Figure 7). Les terres de catégorie I, sur 1,3% du territoire, sont réservées à l’usage exclusif des Autochtones : ce sont les zones où les villages sont installés. Entourant ces terres, dans une sorte de zone tampon, 14,4% du territoire forme les terres de catégories II, terres publiques sur lesquelles les populations gardent un droit exclusif pour les activités de prélèvement (chasse, pêche, piégeage). Enfin, la grande majorité du territoire (84,3%) est de catégorie III, soit des terres publiques sur lesquelles les populations n’ont pas de droit particulier (Québec, 1998).

Au Nunavik, la CBJNQ prévoit également une redistribution des pouvoirs législatifs vers les régions, ce qui mène à la création de l’Administration régionale Kativik (ARK) pour la gestion administrative des municipalités et de certains services tels que l’éducation (commission scolaire Kativik), la santé et les services sociaux. La gestion de la compensation financière accordée par Hydro-Québec en contrepartie du développement a quant à elle été mandatée à la Société Makivik, en vue de son réinvestissement dans le développement socio-économique de la région. Selon Martin (2001), ces nouvelles instances administratives ont toutefois pour effet d’amplifier le phénomène de dédoublement des services déjà en place avec l’installation de services provinciaux dans les années 1960.

Ce phénomène est observable plus intensément à Whapmagoostui-Kuujjuarapik, où, exceptionnellement, la cohabitation de deux communautés (crie et inuit) ajoute aux services fédéral et provincial ceux des administrations crie et inuit : « deux écoles […], deux corps de police […], un conseil de bande cri et une municipalité inuit » (Martin, 2001 : 79). Le grand nombre de services mis en place contribue toutefois à créer des emplois locaux ; de fait, malgré sa désignation comme « région-ressource » par le gouvernement du Québec, la région administrative du Nord-du-Québec (Eeyou-Istchee et Nunavik) occupait en 2017 le deuxième rang quant à la proportion d’emplois dans le secteur tertiaire (services), tout juste après la région de Montréal (Girard, 2018 : 41).

La CBJNQ traite de sujets assez variés, de l’exploitation des ressources par le Québec à la protection du mode de vie traditionnel. Par les moyens et les mesures mis en place, cette entente permet aux Cris et aux Inuits (de même qu’aux Naskapis, indirectement), de vivre leur propre Révolution tranquille, selon Martin (2003) et Desbiens (2014). Elle ouvre par ailleurs la voie à toute une série d’ententes complémentaires, les plus connues étant la Paix des Braves et l’entente Sanarrutik, ententes de développement économique en partenariat « de Nation à Nation » signées en 2002 par Québec avec les Cris et les Inuit respectivement, et visant un développement collaboratif des régions (George, 2002 ; Desbiens, 2014). Quoiqu’elle soit effective sur l’ensemble de la région, la CBJNQ n’a pas été unanimement consensuelle chez les Nunavimmiut, rejetée par plusieurs communautés puisque ne laissant selon eux pas assez d’autonomie aux Inuit. Une critique importante porte également sur les négociations, vues comme inégales puisqu’opposant un groupe de très jeunes leaders autochtones à des politiciens, plus nombreux et plus expérimentés (Martin, 2003 ; Nungak, 2017). Certaines communautés du Nunavik, notamment Puvirnituq, n’ont toujours pas ratifié la CBJNQ (Martin, 2003 ; Simard, 2017).

La négociation de la CBJNQ nécessitant naturellement la désignation d’un groupe de porte-paroles Inuit, une période de discorde profonde a divisé les deux groupes de leaders en place : le premier, basé à Puvirnituq, était à l’origine du mouvement des coopératives du Nouveau-Québec et militait pour la création d’un gouvernement autonome inuit. Le second, dont les leaders étaient originaires de Kuujjuaq, proposait plutôt de négocier avec les gouvernements en s’unissant dans l’« Association des Inuits du Nord du Québec » à la manière des autres peuples autochtones au Canada (Canobbio, 2009 ; Nungak, 2017). L’opposition de ces deux groupes a mené à de houleux débats, non seulement entre

les leaders, mais également au sein même des familles d’Inuit, marquant toujours aujourd’hui comme une période de « véritable traumatisme collectif » (Hervé, 2014 : 147).

À mon avis, 1975 fut l’année la plus marquante dans l’esprit des Inuit. La Convention de la Baie James et du Nord québécois fut signée le 11 novembre, et ce jour-là, le peuple du Nord québécois fut divisé, les partisans de la Convention d’un côté, ses opposants de l’autre. Ils se sont ainsi séparés en raison de forces extérieures et à cause d’enjeux sur lesquels ils n’avaient aucun pouvoir. Les conflits éclatèrent même au sein des familles, père contre fils, mère contre fille, frères contre frères. Même les enfants singeaient leurs parents et se chamaillaient entre eux. Les moments les plus terribles survenaient lorsque les gens buvaient ensemble (surtout les jeunes gens). Une bagarre verbale éclatait, et les gens en venaient parfois aux coups. C’était une période très tendue. (Qumaq, 2010 : 118-119).