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Chronologie de l’intervention étatique au Nunavik

Chapitre 2 Le Nord québécois, le Nunavik et le(s) projet(s) du siècle

2.1 Chronologie de l’intervention étatique au Nunavik

L’intervention gouvernementale au Nord du Québec s’établit assez tardivement, malgré la présence dès le XVIIe siècle de baleiniers, de missionnaires et de commerçants de fourrure dans les communautés nordiques (Martin, 2003). Le gouvernement canadien s’y établit à partir du début du XXe siècle, et ce graduellement (Morantz, 2013), n’agissant véritablement qu’après la Seconde Guerre mondiale en réaction à des épisodes de famine engendrés par une chute massive du prix des fourrures (Martin, 2003 ; Canobbio ; 2009 ; Qumaq, 2010 ; Morantz, 2013). En raison de leur éloignement, les Inuit n’étaient pas visés par la Loi sur les Indiens, une loi fédérale qui plaçait les autres groupes autochtones sous tutelle, en foi de quoi le gouvernement canadien ne fournissait donc pas de services en Arctique (Morantz, 2013). La présence de missionnaires et de postes de traite avait toutefois contribué, petit à petit, à changer le mode de vie des Inuit qui devenaient de plus en plus dépendants des produits du Sud (Qumaq, 2010 ; Morantz, 2013).

Autrefois nomades, les Inuit s’établissent en effet progressivement autour des postes de traite et des missions, profitant d’une relative prospérité avec la vente des fourrures et la consommation de produits du Sud, et en viennent à modifier peu à peu leur mode de vie (Morantz, 2013). Toutefois, l’État canadien désapprouve cette situation par crainte de devoir légiférer sur cette population, alors que les diverses communautés autochtones présentes sur le territoire représentaient déjà une charge économique pour le gouvernement (Idem). Les premières politiques fédérales visaient donc un « retour à la terre », poursuivant le double objectif de limiter les coûts liés à une mise en tutelle et d’occuper le territoire canadien pour en légitimer les frontières, par la mise en place de mesures telles que le déplacement de familles vers le nord (Martin, 2003 ; Canobbio, 2009). La vitalité du marché des fourrures, l’adhésion graduelle des Inuit au christianisme et la modification des habitudes de vie, influencées entre autres par le déclin des troupeaux du caribou, accélèrent le processus de sédentarisation des Inuit (Morantz, 2013). En étant toutefois soumis aux aléas de l’économie mondiale, la crise économique de 1929 et la chute du prix des fourrures marquent le début d’une période de famine et d’extrême pauvreté (Qumaq, 2010 ; Morantz, 2013). Cette situation amène le gouvernement fédéral à intervenir dans les années 1950 en changeant de stratégie, misant plutôt sur la mise en tutelle des populations et des mesures visant l’assimilation et la sédentarisation des Inuit (Morantz, 2013).

Ainsi, à partir des années 1950, les politiques du gouvernement fédéral, qualifiées par Morantz (2013 : 168) de « colonialisme bureaucratique », marquent la fin du mode de vie nomade tout en suscitant une série d’événements aujourd’hui compris comme traumatisants pour les populations locales (Qumaq, 2010 ; Morantz, 2013). À titre d’exemple, la construction de bases militaires au cours de la Guerre Froide contribue à créer des emplois salariés, introduisant l’alcool dans les villages nordiques par la même occasion. Enfin, l’aide sociale, des épidémies dévastatrices de tuberculose, puis l’introduction du système scolaire et des écoles résidentielles ont, entre autres, poussé les familles à se sédentariser définitivement (Martin, 2003 ; Canobbio, 2009 ; Qumaq, 2010 ; Morantz, 2013).

2.1.1 La Révolution tranquille et le Nord du Québec

Les premières interventions québécoises s’insèrent dans ce contexte de bouleversements sociaux, au début des années 1960. Quoique la région nordique, alors nommée « Terre de Rupert », soit annexée aux frontières provinciales en 1912, le gouvernement québécois ne commence à s’intéresser à ce territoire qu’à partir des années 1960 (Canobbio, 2009 ; Desbiens, 2014). Selon Canobbio (2009), c’est l’arrivée en politique de Jean Lesage en 1955, associée au début de la Révolution tranquille, qui

marque la présence québécoise chez les Inuit du Québec. En 1964, René Lévesque tient une réunion officielle avec les leaders de chaque communauté, introduisant le Québec et ses intentions d’améliorer les conditions de vie au Nord (Qumaq, 2010 ; Nungak, 2017).

La Révolution tranquille est une période de changement dans la gestion gouvernementale québécoise, appelant à une identité plus forte et à une appropriation du territoire provincial par ses habitants francophones. C’est d’ailleurs à cette époque que les Canadiens français adoptent une identité nationale francophone, que l’on appellera québécoise (Fortin, 2011). Ce mouvement dit néo-national s’appuie en effet sur la construction d’une société, « la formation d’une communauté dite nationale qui s’identifiait à l’espace de la province plutôt qu’à l’ensemble du territoire canadien » (Desbiens, 2014 : 38). Quoique le mouvement identitaire associé à la Révolution tranquille est aujourd’hui compris par les historiens comme ayant été amorcé depuis au moins un siècle au Québec (Linteau, 1999), cette période de changement rapide et profond était définie par un « nouveau nationalisme » très fort, permettant aux francophones du Québec de développer un discours identitaire qui se divisait pour la première fois du clergé et de la tradition :

Le gouvernement Lesage réalise la réconciliation que n'avait pas su faire Godbout entre la quête de modernité et les aspirations nationales. Une telle réconciliation est possible parce que le nouveau nationalisme qui se manifeste alors, à la fois moderniste et conquérant, rompt avec le nationalisme traditionaliste constamment sur la défensive. Ce nouveau nationalisme a une telle puissance de mobilisation qu'il deviendra le vecteur principal des transformations de la société québécoise (Linteau, 1999 : 86).

Cette affirmation culturelle d’une nation québécoise devenait économique par le contrôle de ses ressources naturelles et de son territoire, justifiant un intérêt plus grand envers la région nordique, de même que les efforts mis en place par l’équipe libérale de Jean Lesage pour nationaliser l’hydroélectricité (Linteau, 1999 ; Desbiens, 2014). La nationalisation de l’énergie et la construction de grands barrages sont des actions fortes de la Révolution tranquille, permettant l’affirmation de la nation québécoise dans la modernité, notamment par le développement d’une expertise en ingénierie et par la prise de contrôle nationale des ressources, une promesse de s’intégrer dans la modernité et de devenir « Maîtres chez nous » selon le slogan électoral désormais célèbre de l’équipe Lesage (Canobbio, 2009 ; Desbiens, 2014). L’hydroélectricité représente en effet à cette époque la principale ressource par laquelle les Québécois prévoient accéder à une certaine prospérité économique, et devient emblématique du mouvement identitaire, voire un « bien commun au service de la seule dignité nationale québécoise » (Mercier et Ritchtot, 1997 : 140). L’énergie avait jusqu’alors été contrôlée par

des compagnies étrangères anglophones, et la compagnie Hydro-Québec, créée en 1944 suite à l’expropriation de la Montreal Light, Heat & Power, devient une société d’État en 1963, acquérant du même coup la douzaine de compagnies privées productrices d’électricité (Ibid.).

Concrètement, pour les Inuit du Nunavik, la Révolution tranquille et l’arrivée de l’administration québécoise au Nunavik a surtout résulté en un « dédoublement des services fédéraux et provinciaux » (Martin, 2001 : 78). En effet, la création de la Direction générale du Nouveau-Québec (DGNQ) en 1963 répond directement à la volonté du gouvernement provincial d’assurer une présence politique et administrative sur ses territoires nordiques, en s’insérant dans une série d’actions entreprises rapidement par Québec pour affirmer sa gestion sur le territoire, notamment en revisitant la cartographie et en traduisant les toponymes des villages et des éléments du territoire en français (Nungak 2017). Si l’objectif géostratégique de la mise en place de services provinciaux au Nunavik est indéniable, les fins de cette entreprise semblent entrer en conflit direct avec les valeurs portées par les discours de la Révolution tranquille, notamment l’autodétermination et la décolonisation, puisque le Québec adopte rapidement une attitude colonialiste envers les territoires du Nord et les peuples autochtones qui y vivent (Berdoulay et Sénécal, 1993 ; Linteau, 1999 ; Desbiens, 2014). Tel qu’en témoigne Nungak (2017), cette époque est décrite de façon assez aigre par les Inuit québécois, qui se moquent des toponymes imprononçables et de la mise en place d’un second palier de services, en surnommant d’ailleurs la DGNQ « Don’t Go Near Quebec » (Nungak, 2017 : 24).

Ainsi, les discours québécois de la Révolution tranquille reposent leur argumentaire néo-nationaliste sur les notions d’autodétermination et d’identité culturelle (Linteau, 1989), notions qui, paradoxalement, sont également portées par les peuples autochtones dans leurs revendications territoriales et culturelles (Canobbio, 2009). Alors que les Québécois ne peuvent s’affirmer comme un peuple autochtone, l’utilisation des mêmes arguments deviendra éventuellement un vecteur de malaise entre le gouvernement provincial et les peuples autochtones, notamment dans le cas de la gestion des ressources en territoire revendiqué (Desbiens, 2014). Selon Canobbio (2009), cette dichotomie a été comprise rapidement par René Lévesque, qui traitera avec une grande prudence la notion d’autodétermination avec les peuples autochtones, l’adhésion de ces populations à la nation québécoise étant primordiale pour la réalisation du projet d’autonomie économique et de contrôle des ressources. La construction identitaire du Québec devait en effet nécessairement inclure les régions

éloignées, alors que celles-ci n’étaient pas peuplées par des québécois francophones, mais par des populations autochtones sous juridiction fédérale (Canobbio, 2009).