• Aucun résultat trouvé

Du gaspillage au joyau : patrimonialisation de la rivière Nastapoka, Nunavik (1990-2015)

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Du gaspillage au joyau : patrimonialisation de la rivière Nastapoka, Nunavik (1990-2015)"

Copied!
167
0
0

Texte intégral

(1)

Du gaspillage au joyau :

patrimonialisation de la rivière

Nastapoka, Nunavik (1990-2015)

Mémoire

Arielle Frenette

Maîtrise en sciences géographiques - avec mémoire

Maître en sciences géographiques (M. Sc. géogr.)

(2)

Du gaspillage au joyau

Patrimonialisation de la rivière Nastapoka, Nunavik (1990-2015)

Mémoire

Arielle Frenette

Sous la direction de :

Étienne Berthold, directeur de recherche

Najat Bhiry, codirectrice de recherche

(3)

Résumé

Le Nord québécois est aujourd’hui largement considéré par les chercheurs comme un territoire de représentations construites par une série de discours parfois contradictoires. La représentation territoriale se définit comme le sens donné à un territoire ou à un élément du territoire : l’étude de la géographie des représentations revêt donc une importance particulière dans le contexte actuel où les territoires nordiques québécois sont de plus en plus aménagés. Quelles représentations du territoire sous-tendent la mise en protection d’espaces naturels au Nunavik? Par l’étude de cas de l’inclusion du bassin versant de la rivière Nastapoka aux limites du Parc national Tursujuq, nous utilisons ici le concept de patrimoine afin de documenter les représentations du territoire nordique. En effet, en définissant le patrimoine comme un objet reconnu par la société comme ayant une valeur méritant d’être conservée, le patrimoine naturel peut être compris comme une forme de représentation territoriale. Par cette étude de cas, nous cherchons à répondre à la question suivante : est-ce que (et comment, le cas échéant) une représentation du territoire peut influencer les processus de mise en valeur du patrimoine?

Nous procédons par une analyse de contenu appliquée aux discours pour caractériser, d’un point de vue critique, le processus de mise en patrimoine de la rivière Nastapoka, de 1990 à 2015. Nous avons identifié trois groupes d’acteurs ayant contribué au débat, soit la population locale (Umiujaq), l’État québécois, ainsi que les groupes scientifiques et environnementalistes. Les résultats suggèrent que le territoire de la rivière Nastapoka est représenté par les résidents d’Umiujaq comme essentiel à la pratique du mode de vie traditionnel, alors que les groupes scientifiques et environnementaux portent une représentation d’un écosystème vulnérable. Enfin, les différents plans d’aménagement proposés par le gouvernement du Québec démontrent une conception des aires protégées comme des espaces résiduels au développement des ressources, selon notre analyse.

Mots-clés : Patrimoine naturel ; Représentations territoriales ; Rivière Nastapoka ; Parc national

(4)

Abstract

Today, researchers widely consider Northern Quebec as being a “territory of representations” built by a series of sometimes contradictory discourses. Territorial representation is defined as the meaning given to a territory or landscape by society. Studying representations in geography is thus a significant approach in the current context in which Quebec's northern territories (Nunavik) are increasingly targeted by development. What territorial representations underlie the protection of natural areas in Nunavik? This research project is based on a case study of the inclusion of the Nastapoka River watershed within the boundaries of Tursujuq National Park. We use the concept of heritage to document representations of the northern territory. Indeed, by defining heritage as an object recognized by society as having a value worth preserving, natural heritage can be understood as a form of territorial representation. Through this case study, we seek to answer the following question: can (and how, if at all) a representation of the territory influence heritage construction processes?

We proceed through discourse analysis to characterize, from a critical perspective, the Nastapoka River heritage construction process from 1990 to 2015. We identified three main groups of stakeholders participating in the debates, namely the local population (Umiujaq), the Quebec government, as well as scientific and environmental groups. Results suggest that the Nastapoka River area is represented by the residents of Umiujaq as essential to the practice of a traditional way of life, while scientific and environmental groups view this territory as a vulnerable ecosystem. Finally, the various plans proposed by the Government of Quebec demonstrate that protected areas are understood by the state planners as a compensation for resource development.

Keywords: Natural heritage; Territorial representations; Nastapoka River; Tursujuq National Park;

(5)

Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ... iii

Table des matières ... iv

Liste des figures ... vi

Liste des tableaux ... vii

Liste des abréviations et des sigles ... viii

Remerciements ... x

Introduction ... 1

Chapitre 1 Cadre théorique et conceptuel ... 4

Introduction ... 4 1.1 Problématique ... 4 1.2 Objectifs et hypothèse ... 9 1.3 Site d’étude ... 10 1.4 Cadre théorique ... 12 1.5 Cadre conceptuel ... 15

1.5.1 La représentation : concepts afférents et véhicules ... 15

1.5.2 Patrimoine ... 17

1.5.3 Développement durable ... 21

1.6 Méthodologie ... 23

1.6.1 Source et collecte des données ... 23

1.6.2 Mode de traitement des données ... 24

1.6.3 Portée et limites des données ... 26

Conclusion ... 27

Chapitre 2 Le Nord québécois, le Nunavik et le(s) projet(s) du siècle ... 28

Introduction ... 28

2.1 Chronologie de l’intervention étatique au Nunavik ... 28

2.1.1 La Révolution tranquille et le Nord du Québec ... 29

2.2 Le projet La Grande : entrée en scène d’opposants sous-estimés... 32

2.2.1 Convention de la Baie-James et du Nord québécois ... 33

2.2.2 Le projet Grande-Baleine ... 37

2.3 Le Nunavik aujourd’hui : aperçu ... 43

2.4 Inuit Nunavimmiut : construction d’une identité régionale ... 44

(6)

Conclusion ... 49

Chapitre 3 Processus de création d’un parc national au Nunavik ... 50

Introduction ... 50

3.1 Processus formel de création du parc national : aperçu ... 50

3.1.1 Lois provinciales et intérêt du Québec pour la création d’aires protégées ... 50

3.1.2 Réglementation spécifique au Nunavik ... 56

3.2 Évolution des limites du territoire réservé pour un parc ... 57

3.3 Publication du Plan directeur provisoire ... 65

3.4 Accueil du projet dans la communauté ... 69

Conclusion ... 75

Chapitre 4 Le parc en débats : analyse discursive ... 76

Introduction ... 76

4.1 Audiences publiques de juin 2008 ... 76

4.1.1 Populations locales crie et inuit ... 77

4.1.2 Citoyens non bénéficiaires ... 89

4.1.3 Organismes scientifiques et environnementaux ... 91

4.1.4 Hydro-Québec ... 110

4.2 Caractérisation de la rivière Nastapoka à travers les discours ... 112

4.2.1 L’aménagement de la rivière Nastapoka dans les médias ... 114

4.2.2 Un site historique : cérémonie et production du documentaire Inuit-Cree Reconciliation ... 116

Conclusion ... 120

Chapitre 5 Discussion : le parc, territoire de représentations ... 122

5.1 Rappel des grandes articulations du travail ... 122

5.1.1 Retour sur l’hypothèse ... 123

5.2 Synthèse critique des principaux résultats ... 125

5.2.1 Construction d’un argument patrimonial : les principales étapes ... 125

5.2.2 Jeu d’acteurs : intérêts, compromis et représentations ... 128

5.2.3 Quelle compréhension du patrimoine naturel en territoire autochtone à l’ère des changements climatiques ? ... 137

Conclusion ... 141

(7)

Liste des figures

Figure 1 : Les délimitations et les sous-régions du nord québécois (Tiré de Simard, 2017 : 267). Avec la

permission de l'auteur. ... 5

Figure 2 : Évolution des frontières du Québec selon le territoire actuel ... 6

Figure 3 : Situation du Parc national Tursujuq dans la province de Québec ... 11

Figure 4 : Bassin versant de la rivière Nastapoka par rapport au Parc national Tursujuq ... 12

Figure 5 : La lecture de l'espace en géographie sociale (Molina et al., 2007 : 319) ... 14

Figure 6 : La démarche méthodologique selon Molina et al. (2007 : 320) ... 25

Figure 7 : Division des terres du Nunavik selon la CBJNQ (Makivik et al., 2014 : 7) ... 35

Figure 8 : Exclusion de la rivière Nastapoka des plans d'aménagement de Grande-Baleine (Hydro-Québec, 1993) ... 42

Figure 9 : Provinces et régions naturelles du Québec (Québec, 1999 : s.p.)... 51

Figure 10 : Évolution du territoire réservé pour un parc, 1992-2013 ... 58

Figure 11 : Proposition d'aménagement par le MNRF, 2011 (ARK, 2012 : s.p.) ... 62

Figure 12 : Proposition finale pour les limites du Parc national Tursujuq (MDDEP, 2012 : 7) ... 63

Figure 13 : Sommaire des modifications et exclusions apportées au territoire réservé pour un parc et liées au développement économique ... 64

Figure 14 : Aires d'intérêt pour le parc (1-Rivière Nastapoka et littoral ; 2-Lac Guillaume-Delisle ; 3-Lac à l'Eau Claire ; 4-Petit lac des Loups Marins et lac des Loups Marins) (ARK, 2007 : 173) ... 67

Figure 15 : Situation du Parc national Tursujuq par rapport aux terres de catégorie I et II ... 71

Figure 16 : Carte présentée par Nature Québec au MDDEP dans le cadre des audiences publiques, juin 2008 (NQ, 2008a : 6) ... 103

Figure 17 : Annexe photographique illustrant le paysage à la rivière Nastapoka (Garand, 2008b) ... 106

Figure 18 : Annexe photographique illustrant la faune observée (Garand, 2008b) ... 109

Figure 19 : Projet d'aménagement hydroélectrique de la Nastapoka par rapport au parc national des Lacs-Guillaume-Delisle-et-à-l'Eau-Claire, 2006 (HQ, 2008 : 8) ... 113

Figure 20 : Nombre d’articles médiatiques selon l'année (2001-2017) ... 114

Figure 21 : Couverture médiatique selon la thématique, par nombre d’articles selon l’année (2001-2017) ... 115

(8)

Liste des tableaux

Tableau 1 : Résultats des votes pour la création du Parc national Tursujuq, Kuujjuarapik et Umiujaq (avril 2012) ... 74

(9)

Liste des abréviations et des sigles

AMQ : Association minière du Québec

ANQ : Assemblée nationale du Québec

APNQL : Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador ARC : Administration régionale crie

ARK : Administration régionale Kativik CBH : Compagnie de la Baie d’Hudson

CBJNQ : Convention de la Baie James et du Nord québécois CCEK : Comité consultatif de l’environnement de Kativik CCNSA : Centre de collaboration nationale de santé autochtone CEN : Centre d’études nordiques

DGNQ : Direction générale du Nouveau-Québec

FCNQ : Fédération des coopératives du Nouveau-Québec

GIEC : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat IBC : Initiative boréale canadienne

ICAN : Inuit Citizen’s Assembly of Nunavik

MDDEP : Ministère du développement durable, de l’environnement et des parcs MELCC : Ministère de l’environnement et de la lutte contre les changements climatiques MERN : Ministère de l’énergie et des ressources naturelles

MNRF : Ministère des forêts, de la faune et des parcs

RNCREQ : Regroupement national des conseils régionaux de l’environnement du Québec SNAP : Société pour la nature et les parcs du Canada

(10)

Quelque part Dans le Nutshimit Quelque part La grandeur De la Terre JOSÉPHINE BACON

(11)

Remerciements

Je tiens d’abord à remercier mon directeur de recherche, Étienne Berthold, pour son appui et la confiance qu’il m’a exprimée à travers ce projet et les nombreux autres que nous avons réalisés ensemble et à travers lesquels j’ai appris énormément. Je remercie également ma codirectrice, Najat Bhiry, pour son ouverture, son appui et son assiduité tout au long du projet, ainsi que Caroline Desbiens, évaluatrice, pour ses judicieux conseils et suggestions de lecture. Enfin, je tiens à souligner la participation de Michel Allard au projet, dont l’enthousiasme et les connaissances ont été une source de grand réconfort.

Un merci tout spécial à la communauté d’Umiujaq pour leur accueil chaleureux et leur partage. Mon expérience parmi eux n’aurait pas été si agréable sans l’amitié d’Annie Kasudlak, de Michel Harcc-Morissette, de Bobby Alec Tooktoo, et de Charlie Kumarluk, Jessie Aragutak et leur fille Glory, qui m’ont fait découvrir leur magnifique territoire.

Ce projet n’aurait pas été possible sans l’appui constant de ma famille et de mes amis, qui ont grandement contribué par leur présence, leur écoute et leur humour à rendre ces dernières années aussi agréables qu’elles ont pu être enrichissantes.

Je tiens également à souligner ma gratitude à toute l’équipe des iGéo et de l’UGI, avec qui j’ai pu cheminer professionnellement à travers des expériences instructives et dont je sors grandie. Merci à Matthew Hatvany, Marie-Pierre Guy-Dorion et Maxwell Bouchard pour la confiance qu’ils m’ont accordée tout au long de cette aventure en m’accueillant dans leur équipe, ainsi qu’à Pauline Pic et aux nombreux bénévoles pour leur aide inestimable.

Enfin, ce projet a reçu le soutien financier et logistique du Centre d’études nordiques, de l’Institut Hydro-Québec en environnement, développement et société (Institut EDS), de même que du Fonds de recherche du Québec Société et culture (FRQSC) et du programme Sentinelle Nord. Cet appui a été d’une grande aide pour la réalisation de ce mémoire et je tiens à remercier les organismes pour leur confiance.

(12)

Introduction

En 2019, un groupe d’experts de l’ONU sur la biodiversité reconnaissait aux groupes autochtones de la planète un rôle de « gardiens assiégés de la nature mondiale » (Agence France-Presse, 2019 : s.p.), dans le cadre d’un rapport alarmant portant sur le déclin de la biodiversité et des écosystèmes. Les auteurs de ce rapport notent que les territoires autochtones, moins soumis au développement, sont les mieux conservés ; ils concluent à la nécessité de reconnaître les droits des peuples autochtones, sous peine de perdre ces gardiens de la nature et leurs territoires, lesquels font face à une pression de plus en plus forte du développement industriel.

Force est de constater qu’à l’échelle internationale, la question des changements climatiques s’impose comme un nouveau paradigme du développement et de l’aménagement du territoire, induisant une implication de plus en plus grande des peuples autochtones dans les débats (Maraud et Desbiens, 2017). Le mythe de l’Indien écologique, à travers lequel l’Autochtone est perçu comme un « Bon

sauvage qui vit en harmonie avec la nature » (Ibid. : 75) est l’image romantique idéalisée portée par

les occidentaux sur l’Autochtonie, largement déployée dans cette situation. Au cours des dernières décennies, le mythe de l’Indien écologique a toutefois été repris par les Autochtones eux-mêmes, et s’est vu instrumentalisé dans les débats d’aménagement du territoire, où les notions de spiritualité et de patrimoine rencontrent celles du développement industriel (voir Radio-Canada, 2018).

Au Québec, la publication du Plan Nord en 2011 a été fortement critiquée par les groupes autochtones (APNQL, 2011) comme scientifiques (Asselin et Hébert, 2011 ; Rivard et al., 2011 ; Gombay, 2013) et environnementaux (Nadeau, 2011), notamment sur le point de la prise en compte des visions autochtones du territoire et l’inclusion des communautés locales dans les projets de développement. Le Plan Nord prévoyait l’accélération du développement industriel surtout minier, de même que la mise en réserve de 50% du territoire pour le préserver de ce développement – une mesure également critiquée pour son manque de précision (Berteaux, 2013). Le point de la création des aires protégées a toutefois été relativement peu évoqué par la littérature scientifique, ce qui ouvrait la voie à un projet de recherche qui, s’il portait effectivement sur les pratiques aménagistes de l’État en territoire nordique autochtone, différait de la littérature existante portant le plus souvent sur le développement industriel (Mercier et Richtot, 1997 ; Martin, 2001 ; Simard, 2012 ; Desbiens, 2014 ; Cameron, 2015 ; Gagnon, 2019). À cet effet, l’inauguration du parc national Tursujuq, le « plus grand parc de l’est de l’Amérique

(13)

point de départ pour un projet de recherche dans le cadre de ce mémoire de maîtrise ; d’autant plus que le projet de parc était en discussion depuis près d’une trentaine d’années (Bibaud et Grenier, 2012).

Une revue de littérature préliminaire a en effet laissé entrevoir un débat riche en discours (Grammond et al., 2012). Le cas spécifique de la rivière Nastapoka, visée par Hydro-Québec pour son potentiel hydroélectrique, puis incluse dans le parc national, s’est imposé comme un site d’étude particulièrement intéressant pour ce projet de recherche. Les témoignages relatant son inclusion étaient, à première vue, prometteurs pour l’étude d’une belle réussite de collaboration. À titre d’exemple, la rivière Nastapoka est abordée à quelques reprises dans les témoignages recueillis dans le Parnasimautik (Makivik et al., 2014). Ce document est produit par les Inuit du Nunavik, qui, en réponse à ce Plan Nord, ont réagi en menant une vaste campagne de consultation des communautés afin de produire un texte présentant leur vision du développement (Arteau et Hébert, 2011 ; Makivik et

al., 2014). Un extrait en particulier attire l’attention :

Working together we were able to have the Nastapoka River included in the Tursujuq Park. The Nastapoka is now protected from industrial development. United we can make sure that development respects what is important to us (Participant de Puvirnituq cité dans Makivik et al., 2014 : 163).

Une première lecture des témoignages porte en effet à considérer l’inclusion de la rivière Nastapoka au sein des limites du Parc national Tursujuq comme un récit d’entraide et de succès, finalement, pour tous les Nunavimmiut. Les débats étaient par ailleurs prometteurs d’une abondance de sources à analyser, déjà abordés en partie par les chercheurs, mais de manière somme toute superficielle (Joliet, 2011 ; 2012 ; Bibaud et Grenier, 2012 ; Grammond et al., 2012). Nous avons donc entrepris un projet visant à documenter ces événements, que nous avons rapidement compris comme une histoire de réussite – peut-être un peu naïvement. Le projet a été construit sur les représentations territoriales pouvant être confrontées entre le gouvernement québécois et les Nunavimmiut, en centrant l’analyse sur le concept de patrimoine naturel. Nous avons donc formulé la question suivante :

Quelles représentations du territoire sous-tendent la mise en protection d’espaces naturels au Nunavik? Est-ce que (et comment, le cas échéant) une représentation du territoire peut influencer les processus de mise en valeur du patrimoine ?

(14)

L’hypothèse de recherche était que l’État voyait le territoire nordique d’une façon utilitariste, alors que les Inuit d’Umiujaq (le village le plus près du parc) y voyaient plutôt un espace d’ancestralité lié à la pratique d’activités traditionnelles. Afin de répondre à ces questions, ce mémoire a été construit en cinq chapitres.

Premièrement, nous présentons la problématique du projet de recherche et définissons les cadres théorique et conceptuel à travers lesquels nous analysons les résultats, de même que la méthodologie employée pour la collecte et le traitement des données. Les résultats sont présentés en trois chapitres. Le chapitre 2 dresse un survol historique pour mieux comprendre le contexte dans lequel se sont déployés les événements à l’étude. Au chapitre 3, nous décrivons les étapes formelles de la création d’un parc au Nunavik, soit le cadre législatif et politique. Ce même chapitre présente également le cheminement du projet de parc national, en amont des consultations publiques, en posant un regard sur les discours de la population d’Umiujaq par rapport au projet. Enfin, le quatrième chapitre présente, le plus exhaustivement possible, les discours prononcés aux audiences publiques tenues en 2008 par le MDDEP à Umiujaq et à Kuujjuarapik. Nous y présentons également les principaux discours de la période 2008-2013, laquelle coïncide avec une période de négociations entre les audiences publiques (2008) et l’inauguration officielle du parc (2013). Finalement, nous proposons au chapitre 5 notre interprétation des résultats présentés.

(15)

Chapitre 1 Cadre théorique et conceptuel

Introduction

Ce premier chapitre vise à préciser les bases théoriques du projet, en incluant une problématique détaillée, la question, l’hypothèse et les objectifs de recherche. Nous situons le site d’étude, ainsi que le cadre théorique et conceptuel sur lesquels se base l’étude. Enfin, la section méthodologie détaille les modes de collecte et de traitement des données.

1.1 Problématique

Le « Nord » québécois est considéré aujourd’hui par les chercheurs comme un territoire de représentations, un espace de l’imaginaire construit par une série de discours parfois contradictoires (Collignon, 2003 ; Chartier, 2008; Canobbio, 2009). Son éloignement, son isolement, son étendue et son exotisme frappant l’imaginaire, le Nord est pour les uns un territoire mythique, aux limites de l’écoumène ; pour les autres, c’est plutôt une terre de ressources, qu’elles soient nourricières, ou qu’elles forment un potentiel de développement économique ouvert à l’exploitation (Collignon, 2003 ; Dorais, 2008 ; Canobbio, 2009 ; Arteau et Hébert, 2011 ; Rivard et al., 2011 ; Milot et Larivière, 2012 ; Duhaime et al., 2013).

La représentation1 d’un Nord désert, inhospitalier, impropre à la vie humaine est la plus puissante, prévalant toujours aujourd’hui (Collignon, 2003 ; Canobbio, 2009 ; Duhaime et al., 2013). Cette représentation est fortement diffusée par la culture populaire, tel que le mentionne Collignon (2003):

Dans notre imaginaire, l’Arctique inuit est celui de Nanook l’Esquimau: une immensité déserte et glacée, un espace figé dans le froid et la neige, un environnement sans arbres habité par des hommes ingénieux, dotés d’un sens de l’humour aussi solide que leur résistance physique. La banquise s’impose immédiatement à notre esprit pour dire le milieu insolite dans lequel vivent “les hommes du pôle” et le diktat que des conditions extrêmes leur font vivre (Collignon, 2003 : 35).

Cette représentation s’arrime avec celle d’une terra nullius, ou terra incognita, telle qu’elle apparaît sur les cartes de la Nouvelle-France, une terre inhabitée, ou tellement peu densément peuplée que les personnes qui y vivent, quelques « peuplades étranges » (Duhaime et al., 2013 : 478) sont trop peu nombreuses pour être prises en compte (Desbiens, 2014). Toutefois, ce territoire se définit d’abord

(16)

selon Dorais comme étant celui des Inuit qui le percevraient comme « une terre d’abondance où il fait bon vivre, plutôt que comme un désert froid et sombre impropre à l’existence humaine » (Dorais,

Figure 1 : Les délimitations et les sous-régions du nord québécois (Tiré de Simard, 2017 : 267). Avec la permission de l'auteur.

(17)

2008 : 10). C’est un territoire vécu, nommé et nourricier pour ceux qui le connaissent, mais pouvant s’avérer dangereux lorsque méconnu (Dorais, 2008 ; Arteau et Hébert, 2011).

D’un point de vue géographique, ce « Nord » est toutefois difficile à délimiter, tel que démontré par Simard (2017) sur la Figure 1. Selon le contexte, le Nord peut être défini en fonction de la latitude, des conditions biophysiques ou climatiques, en suivant la limite des arbres par exemple : un chevauchement de ces critères amène toutefois un certain flou quant à la définition du « Nord ». Les frontières, parce qu’elles sont tracées par des humains, sont toujours une forme de représentation sociale (Klein et Lasserre, 2011) ; la définition du Nord n’y fait pas exception. Au Québec, les limites du « Nord » ont évolué dans le temps, le territoire de la province se dessinant au fil de lois fédérales d’extension des frontières du Québec. Ainsi, la région de la Terre de Rupert couvrant le nord de l’Abitibi-Témiscamingue et une partie de la région de la Baie-James est annexée en 1898, puis la péninsule de l’Ungava en 1912 (Figure 2). L’évolution des frontières nordiques est associée, selon certains chercheurs, à une représentation du Nord québécois comme une promesse de richesses, une ultime

(18)

frontière et un bassin d’infinies ressources (Morissonneau, 1979 ; Canobbio, 2009 ; Desbiens, 2014 ; Duhaime et al., 2013). Pour les Québécois, la conquête du Nord et de ses ressources rappelle les exploits du mythique colon défricheur, pionnier bâtisseur de l’identité canadienne franco-catholique puis de l’identité québécoise, selon l’époque (Morissonneau, 1979 ; Canobbio, 2009 ; Desbiens, 2014).

Le « Nouveau-Québec » est ainsi intégré aux limites du territoire québécois en 1912, redéfinissant la limite québécoise nordique, le « front pionnier » jusqu’alors défini par les régions de l’Abitibi-Témiscamingue et des Laurentides (Morissonneau, 1979 ; Hamelin, 1995 ; Desbiens, 2014 ; Canobbio, 2009). Ce n’est toutefois qu’à partir des années 1960, dans un mouvement d’autonomisation du gouvernement québécois par rapport à l’administration fédérale, que cette région (aujourd’hui Eeyou-Itschee et Nunavik) commence réellement à être considérée dans les politiques provinciales (Canobbio, 2009 ; Desbiens, 2014). Cet immense territoire devient une « Terre promise » pour les Québécois méridionaux à la fin des années 1960 ; et c’est dans cet ordre d’idées que le Premier ministre Robert Bourassa annonce en 1971 le « projet du siècle », soit un titanesque plan de développement hydroélectrique des rivières de la Baie James (Martin, 2003 ; Canobbio, 2009 ; Desbiens, 2014). Ce mégaprojet, dont il sera plus amplement question au chapitre 2 de ce mémoire, allait permettre non seulement de développer les ressources du territoire québécois, mais également d’y affirmer la présence et l’identité des Québécois, tout en témoignant de l’immensité et de la richesse de ce territoire (Desbiens, 2014). Le « projet du siècle » de Bourassa se basait sur la représentation d’une terra nullius, une terre vide (Canobbio, 2009 ; Desbiens, 2014). La construction de cet immense projet hydroélectrique excluait totalement les Cris et les Inuit qui habitent sur le territoire. Ceux-ci s’y sont opposés par la voie des tribunaux, obtenant un gain de cause partiel qui allait obliger le gouvernement québécois à négocier une entente (Desbiens, 2014).

C’est ainsi qu’en 1975, les Cris et les Inuit signaient la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) avec le gouvernement québécois (Québec, 1998). Cet « accord historique », bien qu’il ne fasse pas l’unanimité, a eu pour effet de bouleverser la vie politique des Inuit du Québec (Martin, 2003 : 39 ; Qumaq, 2010). Dans le mouvement d’une plus grande autonomie de gestion, les Inuit du Nouveau-Québec ont nommé leur territoire « Nunavik » dans les années 1980 (Dorais, 2008) et ont pris en charge une partie de l’administration régionale et municipale en créant un ensemble d’institutions administratives régionales, dont il sera plus amplement question au chapitre 2. Ainsi, bien que l’autonomie de gestion par les Inuit demeure relativement limitée, la CBJNQ a permis d’intégrer –

(19)

du moins minimalement – leurs intérêts dans les affaires publiques (Martin, 2003 ; Canobbio, 2009). La CBJNQ, créant un précédent entre le gouvernement québécois et les Nunavimmiut (Inuit du Nunavik), a par ailleurs rendu possible la signature de nouvelles ententes formelles, dont la plus importante est l’entente Sanarrutik, signée en 2002 (Makivik et al., 2014). Établie dans un contexte collaboratif entre les administrations québécoise et nunavimmiut, l’entente Sanarrutik consiste en un plan de développement économique et communautaire, prévoyant la mise en valeur des industries minière, hydroélectrique et touristique de manière à favoriser le bien-être et l’accès à l’emploi pour les communautés locales (Makivik et al., 2014).

Si un changement de vision s’opère inexorablement dans les affaires régionales, il semble toutefois que les décisions politiques au sud du Québec s’appuient toujours d’une représentation territoriale du Nord comme une terre de ressources à exploiter. De fait, l’annonce en 2011 d’un « Plan Nord » par le gouvernement libéral québécois n’est pas sans rappeler le « projet du siècle » de Bourassa annoncé 40 ans auparavant (Canobbio, 2009 ; Arteau et Hébert, 2011 ; Rivard et al., 2011 ; Halley et Mercier, 2012 ; Simard, 2012 ; Duhaime et al., 2013). S’appliquant aux territoires au nord du 49e parallèle, le Plan Nord visait en premier lieu un accès facilité aux ressources surtout minières, de même que la protection de 50% des territoires naturels (Duhaime et al., 2013). Dans sa première version (2011), le Plan Nord a été grandement critiqué, sur le plan notamment de la place prépondérante de l’industrie privée et du développement économique, au profit des dynamiques sociales et environnementales (Duhaime et al, 2013). La protection de la moitié du territoire naturel a également été reçue avec prudence par les scientifiques et les environnementalistes en raison du caractère résiduel de ces aires protégées qui, sans procédure de nomination, risquent de ne s’appliquer qu’aux parcelles de territoire ne représentant pas d’intérêt d’exploitation (Berteaux, 2013).

Cette rapide chronologie des projets et politique d’aménagement au Québec nordique démontre que ce territoire est de plus en plus ciblé par la planification de l’aménagement du territoire. Les controverses et conflits qui entourent ces projets révèlent pour leur part les compréhensions contradictoires pouvant être issues d’un même territoire : il appert donc, dans ce contexte, que l’étude de la géographie des représentations revêt une importance particulière (Bailly, 1989).

Afin de mieux cerner cette question complexe, ce projet de recherche sera basé sur une étude de cas portant sur le débat de l'inclusion de la rivière Nastapoka et de son bassin versant aux limites du Parc national Tursujuq, situé dans la section sud-ouest du Nunavik, qui a donné lieu à plusieurs

(20)

consultations et débats publics. L’inauguration en 2012 du Parc national Tursujuq incluant la Nastapoka contribue à la soustraire d'un développement hydroélectrique, tout en élargissant le territoire conservé sur une immense superficie de plus de 27 000 km² (Bibaud et Grenier, 2012 ; Martin, 2012 ; Montpetit, 2015a). Ce territoire d’étude s’avère intéressant, puisque les divers projets s’y rattachant, et ce à différentes époques, permettent de documenter l’opposition entre des projets de développement industriel à celui d’une aire protégée. Par ailleurs, la diversité d’acteurs en jeu et les discours divergents qu’ils ont tenus dans le cadre des consultations publiques démontrent de la pluralité des représentations associées à cette parcelle de territoire (Grammond et al., 2012).

D’abord incluse dans les plans du mégaprojet Grande-Baleine dont il sera plus amplement question au chapitre 2, la rivière Nastapoka et son bassin versant sont visés par des projets de conservation dès le début des années 1990 en raison de leur intérêt écologique (Bisson, 1991a ; 1991b). Puis, dans le sillage des débats entourant la création du Parc national Tursujuq, on assiste à l’émergence d’un discours sur la valeur esthétique du lieu : cet argument patrimonial servira de pierre d’assise des débats sur les limites du parc, s’insérant dans un mouvement de patrimonialisation à l’échelle régionale appuyant, selon Canobbio (2009), les populations locales pour asseoir leurs revendications territoriales. Par cette étude de cas, nous cherchons à répondre aux questions suivantes :

Quelles représentations du territoire sous-tendent la mise en protection d’espaces naturels au Nunavik? Est-ce que (et comment, le cas échéant) une représentation du territoire peut influencer les processus de mise en valeur du patrimoine ?

1.2 Objectifs et hypothèse

L’objectif principal de ce projet de recherche est de documenter les représentations de l’espace naturel nordique québécois et les processus de mise en valeur patrimoniale s’y rattachant. Les objectifs spécifiques consistent à (1) documenter les relations récentes entre les Inuit Nunavimmiut et le gouvernement québécois quant à l’aménagement du territoire nordique ; (2) contribuer à une meilleure compréhension de la mise en protection des territoires nordiques au Québec dans le contexte de l’entente Sanarrutik et du Plan Nord ; et (3) caractériser le processus ayant mené la rivière Nastapoka à acquérir une valeur patrimoniale.

(21)

utilitariste du territoire est véhiculée par l’État (gouvernement du Québec), alors que les populations locales y attachent plutôt une valeur d’ancestralité associée au mode de vie traditionnel.

1.3 Site d’étude

Le territoire à l’étude est situé dans la région du Nunavik, au nord du 55e parallèle québécois. Cette région issue de la CBJNQ fait partie de la région administrative du Nord-du-Québec et s’étend au-delà du réseau routier provincial (Figure 3). Aux 14 villages répartis le long des côtes de la Baie d’Hudson, de la Baie d’Ungava et du Détroit d’Hudson, s’ajoutent la réserve de la Première Nation Crie de Whapmagoostui et des terres de chasse et de trappe exclusives de la Première Nation Naskapi, de même qu’une partie du Nitassinan, le territoire innu revendiqué (non définitif). Les 12 090 personnes résidant au Nunavik en 2011 représentaient 0,15% de la population québécoise, sur un territoire couvrant le tiers de la province (417 148 km²). Une grande majorité des résidents de la région (89,1% en 2011) est d’origine inuit. La population inuit du Nunavik se distingue par ailleurs comme la région de l’Inuit Nunangat (territoire Inuit) où la connaissance de la langue inuit est la plus importante, puisque 99% des Nunavimmiut affirmaient en 2011 pouvoir soutenir une conversation en inuktitut, par rapport à 83% des résidents pour l’ensemble de l’Inuit Nunangat (Duhaime et al., 2015). La question socio-économique du Nunavik sera plus amplement abordée à la section 2.3 de ce mémoire.

Plus spécifiquement, ce projet de recherche porte sur le bassin versant de la rivière Nastapoka et son inclusion au sein des limites du Parc national Tursujuq, ainsi que sur le village d’Umiujaq, en raison de sa proximité – voire de son enclavement – au territoire du parc (Figure 4). Ce village, inauguré en 1986, comptait 444 résidents en 2011 dont 93,6% sont Inuit, composant une population très homogène quant à la composition ethnique (Duhaime et al, 2015). La situation historique et sociale du village d’Umiujaq sera plus amplement discutée à la section 2.5 de ce mémoire.

(22)
(23)

1.4 Cadre théorique

En admettant d’emblée que le Nord est un territoire de représentations, ce mémoire s’insère dans une épistémologie constructiviste de la recherche en sciences humaines, selon laquelle tout élément qui existe doit être compris à travers les yeux de la personne qui l’observe, et ne peut ainsi être considéré que comme une construction sociale (Molina et al., 2007 ; Lévy et Lussault, 2013). Le constructivisme considère que les éléments du réel ne sont pas directement accessibles pour les personnes (les êtres sociaux), puisque celles-ci sont influencées par leur propre vision des choses – leur propre ensemble de représentations –, qu’elles soient individuelles ou collectives. En d’autres termes, tout ce qui existe ne peut qu’être socialement construit, puisqu’un élément du réel n’existe réellement qu’à partir du moment où une personne prend connaissance de son existence, et ce, à travers son filtre socialement

(24)

construit de représentations (Lévy et Lussault, 2013). Le construit est défini par Lévy et Lussault (2013) comme « un artefact, le résultat d’opérations constructives », alors que « la connaissance qu’un individu peut construire d’une « réalité » est avant tout, celle de sa propre expérience de la réalité » (Lévy et Lussault, 2013 : 224).

En définissant la notion de représentation comme l’idée que l’on a d’un élément donné en fonction des référents que l’on possède, nous la comprenons comme une construction sociale. Cette compréhension des représentations de l’espace dans une épistémologie constructiviste est bien reprise par Lévy et Lussault (2013) :

Toutes les représentations de l’espace sont des constructions sociales : constructions, car la représentation procède d’un processus d’énonciation, un acte créatif, qui marque une distance entre la chose représentée et sa représentation, ce qui la distingue de la perception, liée à l’expérience immédiate d’une situation ; sociales, car si la représentation est celle d’un individu, elle est liée à la culture et à la société de celui-ci (Lévy et Lussault, 2013 : 868).

En adoptant cette position, nous visons dans ce projet de recherche à mieux comprendre les représentations associées au territoire à l’étude, en admettant que chacune des représentations en cause est un produit construit. Ce sont donc les représentations du territoire qui sont ici l’objet d’étude, puisque, comme l’indique Chartier, « il n’est pas de pratique ni de structure qui ne soit produite par les représentations, contradictoires et affrontées, par lesquelles les individus et les groupes donnent un sens au monde qui est le leur » (Chartier, 1998 : 72). Afin de comprendre ces représentations, nous procédons en relatant des pratiques et des discours, qui revêtent un double rôle de véhicule de ces représentations (existantes), tout en servant de base aux représentations dans leur processus de construction. Ainsi, tel qu’illustré à la Figure 5, les formes physiques (les éléments du territoire) sont comprises à travers les représentations, qui, elles, influenceront les pratiques – pratiques qui, pour leur part, auront un effet à la fois sur les représentations et sur les formes physiques. Les différentes « sphères » doivent donc être comprises comme indissociables et mutuellement liées.

Ce projet de recherche s’inscrit par ailleurs dans le domaine de la géographie sociale, qui « place l’[H]omme au cœur de son questionnement » (Molina et al., 2007 : 317). Nous cherchons d’abord à comprendre l’interaction entre la société et le milieu en reprenant la vision de Raffestin, dictant que « [l]’objet de la géographie humaine n’est pas pour nous l’espace mais la pratique et la connaissance que les [humains] ont de cette réalité que nous appelons espace » (Raffestin, 1980 : 244 cité dans

(25)

Ibid. : 331). À travers ce mémoire, nous adopterons l’approche de certains travaux de Chartier (2008)

et de Canobbio (2009) sur les représentations du territoire nordique, tout en intégrant les principes de « géographie des représentations » défendus par Bourdieu (1980) et Bailly (1989), entre autres. En effet, selon ces auteurs, « [i]l ne peut exister une seule vision d’un lieu » (Bailly, 1989 : 54), et il importe « d’inclure dans le réel la représentation du réel, ou plus exactement la lutte des représentations, au sens d’images mentales, mais aussi de manifestations sociales destinées à manipuler ces images mentales » (Bourdieu, 1980 : 65). La notion de représentation territoriale appliquée au contexte nordique est par ailleurs bien définie par Canobbio (2009) :

La représentation territoriale est un objet géographique qui possède une véritable construction dont la texture historique est souvent complexe et qui, au cœur de l’enjeu géopolitique, sert de fondement à des revendications territoriales contraires. Un même territoire peut alors devenir l’enjeu d’ambitions antagonistes parce qu’il est nourri de représentations différenciées (Canobbio, 2009 : 21).

Ainsi, nous approchons le territoire d’étude comme une « polysémie [d’]espaces vécus » (Bailly, 1989 : 56), en analysant non le territoire réel, mais bien les multiples représentations qui s’y rattachent, et en cherchant à démystifier le processus de construction duquel elles sont issues.

(26)

1.5 Cadre conceptuel

1.5.1 La représentation : concepts afférents et véhicules

La notion de représentation sert de base théorique à ce projet de recherche, dans la définition explicitée ci-haut. Afin d’éviter les répétitions, celle-ci ne sera pas définie une seconde fois, mais plutôt brièvement différenciée, en premier lieu, de quelques notions afférentes telles que la perception, le mythe et la culture ; nous définissons en second lieu l’énoncé, le discours et l’argument, ses principaux véhicules, tels que nous les traiterons dans ce mémoire.

1.5.1.1 Perception, mythe, culture

Si la représentation est le produit d’une construction, la perception est une réaction beaucoup plus directe à un phénomène donné ; les perceptions sont la réaction immédiate, sensorielle, d’une personne à un stimuli externe, et l’ensemble de perceptions d’un individu en vient à « constitue[r] sa représentation intérieure (…) du monde de son expérience » (Lévy et Lussault, 2013 : 759). En d’autres termes, les représentations (stables) sont construites sur un ensemble de perceptions (immédiates).

Par « mythe », nous entendons « un système de représentations collectives » (Lévy et Lussault, 2013 : 701), compris comme un « élément structurant des sociétés et des cultures » (Ibid. : 702). Au Québec, par exemple, Morissonneau (1979) a exposé un certain nombre de mythes de la société québécoise occidentale, des représentations ayant influencé la formation d’une identité nationale. De même, selon Duhaime et al., (2013) le mythe du Nord est à considérer comme une image révélatrice de la société qui l’a construit :

Ces images apparues successivement, amalgamées dans l’imaginaire national en un mythe du Nord, sont des représentations, c’est- à-dire une reproduction par des symboles – mots images, objets, impressions – qui permet de cerner la réalité, d’en exposer la genèse, d’en expliquer la raison d’être, d’en juger l’importance… Mais elles ne sont pas la réalité qu’elles représentent : elles sont partielles, déformantes, fallacieuses même, elles n’en disent pas tout. Néanmoins, le mythe reste le produit des sociétés qui le construisent, le nourrissent, l’utilisent et, en cela, il est révélateur des sociétés elles-mêmes. L’image de la vacuité du Nord révèle l’ignorance géographique de la société qui lui donne naissance et elle ment sur la réalité puisque – nous le savons bien maintenant – le Nord est un continent, et un continent habité (Duhaime et al., 2013 : 479-480).

Les mythes, puisqu’ils sont collectifs, sont encore plus stables et durables que les représentations – ces deux concepts sont toutefois intimement liés, l’un étant certainement alimenté par l’autre et

(27)

vice-Les représentations sont ainsi construites par un ensemble de perceptions vécues par les individus, puis, collectivement, forment les mythes, des perceptions plus durables, à l’échelle d’une société. Les représentations individuelles d’une personne sont-elles dues à sa culture ? Toujours d’un point de vue constructiviste, la notion de culture peut être considérée comme une construction sociale, dont la définition laisse place à des débats politiques et à la discrimination à l’intérieur même des communautés (Searles, 2006 ; Wachowich, 2006). La notion de culture peut concerner un groupe ou une société distincte, au sens de « communauté » ou de « peuple », dont les membres seraient liés par des traditions, des croyances ou une historicité semblable, sans être nécessairement attachés par une proximité spatiale : on parlera alors de culture québécoise occidentale, de culture inuit, ou même de peuples autochtones au sens défini par les Nations Unies dans la Déclaration des Nations Unies

sur les droits des peuples autochtones (2007). Selon Boas (1940), la culture est « un processus

historique transmis de manière inconsciente de génération en génération, qui oriente les idées et affects des individus », un « phénomène mental » guidé par les idées et les intérêts d’un groupe de personnes, soit une manière de comprendre le monde, cognitivement comme affectivement (cité dans Meyran, 2009 : 197).

La notion de culture sous-entend donc un classement de personnes, en fonction de certains éléments historiques communs. En admettant que la culture soit une notion socialement construite à partir d’un présent donné et basé sur des éléments du passé, nous référons à la notion de culture, dans le cadre de ce mémoire, comme une classification socialement construite des personnes, selon un système de référents communs, un « rapport au Monde » partagé par les membres d’un groupe donné (Lévy et Lussault, 2013 : 238).

1.5.1.2 L’énoncé et le discours

Ces différentes formes de représentations sont véhiculées par les différentes formes de discours. Selon Foucault (1969), les énoncés, « des ensembles de signes », sont à la base de ce qu’il nomme la « performance linguistique », ou l’action d’énoncer dans le but d’être compris ; ceux-ci peuvent prendre plusieurs formes, et, groupés ensemble, forment des « formations discursives » (1969 : 158-160). Le discours est quant à lui défini comme « un ensemble d’énoncés en tant qu’ils relèvent de la même formation discursive […] ; il est constitué d’un nombre limité d’énoncés pour lesquels on peut définir un ensemble de conditions d’existence » (Ibid. : 161). Ainsi, le discours n’est pas vu par Foucault (1969) comme strictement linguistique, mais bien comme un ensemble de sens – les énoncés (pouvant

(28)

prendre la forme d’une image, d’une phrase, etc.), partagés par un « sujet parlant », regroupés entre eux (la formation discursive), dans un « discours » indissociable de sa « pratique discursive », soit un « ensemble de règles anonymes, historiques, toujours déterminées dans le temps et l’espace qui ont défini à une époque donnée […] les conditions d’exercice de la fonction énonciative » (Ibid. : 162).

Par ailleurs, en référant au cadre épistémologique de ce travail de recherche, nous comprenons ici le discours comme un véhicule des représentations du « sujet parlant », lequel ne peut être étudié qu’en prenant compte son contexte propre. Foucault (1969) précise que le discours « est constitué d’un nombre limité d’énoncés pour lesquels on peut définir un ensemble de conditions d’existence » (Ibid. : 161). Seignour (2011), dans le même ordre d’idées, place le sujet parlant et ses représentations au centre de l’analyse :

Le sujet parlant est, selon nous, un sujet « situé », au sens sartrien, dont les actes langagiers sont influencés par le contexte dans lequel il évolue et qu’il contribue également à créer. Créateur d’une réalité sociale qu’il vise à faire partager, le locuteur est parallèlement « pris » par ses propres représentations. Ainsi, le rapport qu’il entretient avec sa propre production langagière est dialectique. (Seignour, 2011 : 32).

En admettant ainsi que le locuteur est « pris par ses propres représentations », Seignour (2011) considère le discours comme un objet d’influence et de persuasion, mais en éloignant l’idée que le sujet parlant ne soit mû par « une conception instrumentale et béhavioriste ». Les discours sont donc indissociables du contexte social du locuteur qui les prononce, mais également du contexte dans lequel celui-ci les émet, de même – et surtout – qu’au sujet visé par ces discours. Le contexte comprend ainsi non seulement le public, mais également les « énoncés qui le précèdent et qui le suivent » (Ibid. : 33). Il importe donc, pour ce projet de recherche, de différencier l’énoncé discursif et argumentatif : par « discours », nous entendons un ensemble d’énoncés ayant, en effet, un effet de persuasion, mais n’ayant pas été formulés dans l’unique but de convaincre. L’argument a quant à lui pour but de générer « l’adhésion aux prémisses » (Pereleman, 1983 cité dans Ibid. : 31).

1.5.2 Patrimoine

La notion de patrimoine réfère d’abord, selon Berthold (2012), à celle d’héritage, « un bien transmis de père en fils » (2012 : 1). Une seconde définition, établie plus récemment, considère le patrimoine comme « tout objet ou ensemble, matériel ou immatériel, reconnu et approprié collectivement pour sa valeur de témoignage et de mémoire historique et méritant d’être protégé, conservé et mis en valeur »

(29)

(Québec, 2000 : 50 cité dans Berthold, 2012 : 1). Le patrimoine peut être culturel, naturel ou immatériel, en référant par exemple à des œuvres d’art, un site naturel, ou encore une langue.

La valeur patrimoniale d’un objet ou d’un ensemble est toutefois indissociable du processus par lequel la valeur de celui-ci est reconnue et revendiquée : en effet, le patrimoine est une signification donnée par des acteurs du présent à un élément du passé. Ce processus de « construction de sens », ou de « patrimonialisation » est donc inhérent à l’étude du patrimoine ; un objet ou un ensemble n’est patrimonial que parce qu’il est vu et accepté comme tel par une société (Berthold, 2012 : 9-11 ; Lévy et Lussault, 2013). La mise en valeur du patrimoine sous-entend par ailleurs un choix subjectif, fortement idéologique et implicitement influencé par les valeurs locales et temporelles (Di Méo, 2008 ; Berdoulay et Soubeyran, 2013 ; Lévy et Lussault, 2013 ; Gagnon, 2019). Ainsi, nous considérons le patrimoine comme indissociable des contextes dans lesquels s’est façonnée sa construction. En ce sens, la valeur patrimoniale n’existe pas a priori et peut donc se définir comme une représentation, puisque le patrimoine n’est pas l’objet lui-même, mais bien l’idée que l’on se fait de cet objet et de la valeur qui lui est attribuée (Berdoulay et Soubeyran, 2013 ; Crépin-Bournival, 2015).

La mise en patrimoine, qu’elle soit culturelle, naturelle ou immatérielle, sous-entend par ailleurs la conservation à l’identique, dans un état de fixité immuable, d’un élément témoignant du passé qu’on souhaite conserver au plus conforme possible à l’idée admise de son état passé, au plus « authentique » (Lévy et Lussault, 2013). Les études plus critiques du patrimoine voient toutefois une certaine contradiction dans le fait de conserver comme « authentique » des objets sélectionnés, soumis à un tri subjectif et relayant ainsi les objets non choisis à l’oubli (Gagnon, 2019). Au terme de ce processus de (re)construction d’un passé « choisi » et matérialisé sous la forme d’un authentique socialement admis, le patrimoine peut donc être considéré comme une instrumentalisation sociale et politique – voire économique – de la mémoire en fonction des intérêts de différents acteurs impliqués (Lévy et Lussault, 2013).

1.5.2.1 Les trois phases de la patrimonialisation

Le processus de construction du patrimoine, nommé patrimonialisation, a été analysé par les chercheurs selon un modèle suivant trois phases distinctives : la caractérisation, la conservation et la mise en valeur (Di Méo, 2008 ; Berthold, 2012 ; Crépin-Bournival, 2015). La première phase, la caractérisation, consiste en la construction de la valeur patrimoniale de l’objet par sa sélection, la

(30)

mobilisation des différents acteurs et groupes d’acteurs et l’acquisition d’une documentation appuyant les discours de patrimoine (Di Méo, 2008 ; Berthold, 2012 ; Crépin-Bournival, 2015).

Suite à cette phase, une fois la valeur patrimoniale de l’objet socialement admise par le plus grand nombre d’acteurs, la seconde phase de patrimonialisation est celle de conservation. Celle-ci se définit par la mise en place de procédés formels visant la mise en protection de l’objet caractérisé et l’encadrement officiel de sa valeur patrimoniale (Berthold, 2012 ; Crépin-Bournival, 2015).

Enfin, la troisième phase de patrimonialisation est celle de mise en valeur. À cette étape, l’objet est officiellement protégé et sa valeur est diffusée à un public plus large, le plus souvent par l’industrie touristique (Lévy et Lussault, 2013 ; Crépin-Bournival, 2015 ; Gagnon, 2019).

Dans le cadre de ce mémoire, nous porterons notre intérêt plus spécifiquement sur les deux premières phases de patrimonialisation, en fonction de la protection relativement récente du site d’étude (2013).

1.5.2.2 Patrimoine naturel

Selon certains auteurs, la notion de patrimoine culturel apparaît dans un contexte de crainte d’une « perte » d’objets du passé, crainte face à laquelle des mesures de conservation se sont imposés en réaction à des guerres, à l’abandon, voire aux « dangers et menaces engendrés par l’industrialisation, l’urbanisation et les menaces qui en sont solidaires » (Héritier et Guichard-Anguis, 2008 ; Berdoulay et Soubeyran, 2013 ; Merlin et Choay, 2015 : 536). Dans le contexte occidental du XXe siècle où cette crainte de « perte » a été largement appliquée à la nature et à l’environnement, le patrimoine a trouvé une certaine résonnance dans les milieux naturels, tel qu’en témoignent Héritier et Guichard-Anguis (2008) :

[I]l nous semble qu’il en va en partie de même face à la « nature » devant l’irréversibilité affichée de la détérioration de l’environnement– les deux termes n’étant pas synonymes. En conséquence, à l’inquiétude de la disparition des civilisations répond de manière plus ou moins confuse, celle de la disparition de l’homme sur la terre (sic). Pourquoi et comment serait-il menacé de disparaître ? Les deux décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale apportent quelques arguments : citons à titre d’exemple, la croissance de la population mondiale dont tout l’Occident s’inquiète à la suite de l’ouvrage de P. Erlich en 1968 intitulé The population bomb annonçant les effets catastrophiques de la croissance démographique sur la planète, auxquels les famines des années 1970 et 1980 ont apporté une fausse illustration (Héritier et Giuchard-Anguis, 2008 : 1).

(31)

L’intégration des territoires naturels au concept de patrimoine coïncide ainsi, selon la plupart des auteurs, à un contexte d’abord d’intensification du développement urbain et industriel, puis d’un changement de valeurs de plus en plus orienté vers les problématiques écologiques et environnementales (Héritier et Guichard-Anguis, 2008 ; Berdoulay et Soubeyran, 2013 ; Lévy et Lussault, 2013 ; Crépin-Bournival, 2015 ; Merlin et Choay, 2015).

Sites ou zones plus vastes, le patrimoine naturel était d’abord, bien sûr, ce qu’il fallait préserver des logiques destructrices et uniformisatrices de la modernisation, voire ce qui pouvait fournir ponctuellement de possibles aires de jeu et de loisirs pour l’homme moderne. […] La nature, conquise et transformée en ressource pour la société industrielle, est repoussée aux marges de l’écoumène. L’action aménagiste se réduit essentiellement à en patrimonialiser des bribes comme des quasi-reliques d’un monde révolu. (Berdoulay et Soubeyran, 2013 : 372).

Le concept de patrimoine revêtant toutefois, tel que mentionné précédemment, un rôle d’héritage, un bien transmis au fil des générations, le concept de patrimoine naturel apparaît contradictoire (Héritier et Guichard-Anguis, 2008). Toutefois, la mise en patrimoine de la nature reflète une représentation de la nature (par les sociétés occidentales) comme un objet culturel, un bien anthropisé dont la matérialisation, par la construction (mentale) de « monuments naturels », reflète les valeurs de la société qui la protège (Héritier et Guichard-Anguis, 2008 ; Sgard, 2008 ; Crépin-Bournival, 2015). D’une certaine façon, les espaces naturels peuvent remplir un rôle de mémoire, témoignant d’un état paysager préalable à l’aménagement par les humains, donc dans un état « sauvage » passé (Crépin-Bournival, 2015). La désignation d’éléments de la nature selon un vocabulaire muséal et architectural témoigne par ailleurs de cette transformation des espaces naturels en héritage matériel ayant une vocation de mémoire : « [l]’utilisation du terme de monument pour désigner certains lieux ou certains sites qui étaient définis selon leur caractère « pittoresque » ou « naturel » montre clairement leur ancrage anthropologique mais aussi le rôle qu’ils jouent désormais dans la compréhension des sociétés » (Héritier et Guichard-Anguis, 2008 : 4).

La mise en valeur du patrimoine naturel implique nécessairement une pratique d’aménagement, passant par la désignation d’un site en fonction de critères subjectifs, pour en faire des « musées de la nature » (Merlin et Choay, 2013 : 537). La mise en valeur, puis la mise en tourisme du patrimoine naturel est ainsi soumise au même processus de patrimonialisation que le patrimoine culturel, explicité ci-haut (Duval, 2008). Le patrimoine naturel, tel que nous le comprenons et l’analyserons dans ce mémoire, se rapporte plus largement à la valeur que les humains attribuent à l’espace naturel, au

(32)

paysage ou à un élément du paysage. À ce titre, le patrimoine naturel est une forme de représentation territoriale socialement construite ; les discours portant sur la valeur patrimoniale du territoire reflètent ainsi des représentations du territoire.

1.5.3 Développement durable

Le rapport Brundtland introduisait le développement durable en 1987, en réponse aux préoccupations environnementales qui commençaient alors à inquiéter les décideurs. Le concept vise à « harmoniser le développement économique et social avec la préservation de la biosphère, [a]ssurer les besoins de la population actuelle sans compromettre l’existence des générations futures » (Merlin et Choay, 2015 : 246), en d’autres termes « un développement respectueux des ressources naturelles et des écosystèmes, qui garantisse l’efficacité économique sans perdre de vue les finalités sociales » (Brunel, 2012 : 75). Cette définition s’apparente selon Brunel (2012) à une « simple interprétation de l’intérêt général (…), une formule ″à la mode″, mise à toutes les sauces » (Ibid. : 70). De la même façon, Pestre (2011) considère le concept comme « un ″slogan″, au sens très vague mais constamment repris, un lieu commun fonctionnant comme une norme nouvelle et englobante, un leitmotiv au sens élastique dont chacun se revendique mais qu’il peut interpréter assez librement » (Pestre, 2011 : 34). Ainsi, le développement durable est un concept assez général, alliant le bien-être social et économique des personnes d’aujourd’hui et de demain à la préservation de l’environnement.

Dans le cadre de ce mémoire, nous adoptons volontairement une définition large du concept de développement durable, soit celle ayant été énoncée par Bruntland en 1987 dans son rapport Notre

avenir à tous, dictant que le développement durable signifie « répondre aux besoins du présent sans

compromettre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire les leurs » (Bruntland, 1988 : 14). La même définition est adoptée par le Gouvernement du Québec dans la Loi sur le développement durable (LDD), qui ajoute que « [l]e développement durable s’appuie sur une vision à long terme qui prend en compte le caractère indissociable des dimensions environnementale, sociale et économique des activités de développement » (Gouvernement du Québec, Loi sur le Développement durable, 2006, c. 3, a. 2).

Ce concept comporte deux notions principales : celle de « développement » et celle de « durabilité ». La mise en commun de ces deux notions, comme l’indique Pestre (2011), semble grandement contradictoire :

(33)

La notion de développement durable est donc un oxymore, un oxymore qui a été utile au moment du rapport Brundtland pour dire l’importance de tenir ensemble questions sociales, questions de développement et questions environnementales, qui est utile en lui-même dans de nombreuses situations, qui est utile par les institutions qu’il permet de secréter, mais un oxymore tout de même puisqu’il masque ou feint d’ignorer la complexité des situations, les tensions inévitables propres à tout univers social. Dans cet oxymore […], la tension principale semble être entre développement, qui renvoie au rattrapage du Sud mais aussi à la poursuite du progrès industriel et de consommation du Nord, et durabilité environnementale (sustainability), dont on peut craindre qu’elle ne fasse pas symbiose évidente avec le premier (Pestre, 2011 : 34).

Ainsi, si la notion de développement renvoie à celle de croissance, la notion de durabilité appelle à la réserve, voire à l’arrêt du développement. Cette notion se rapporte à une certaine temporalité du bien commun, à « une vision de long terme de l’intérêt général », personnifiée par « les générations futures » dans la définition de Bruntland (Bruntland, 1988 : 14 ; Brunel, 2012 : 55). La durabilité est la partie idéaliste du concept de développement durable, qui « présuppose […] des valeurs, une certaine appréciation de ce qu’est la vie bonne en société et pour la Terre » (Pestre, 2011 : 32).

Enfin, le concept de développement durable a été grandement critiqué, notamment en raison du caractère polysémique des notions qui le composent, de même que pour l’utilisation de ce concept, largement repris par les institutions et les médias. Selon Pestre (2011), le développement durable « se donne comme un principe du Bien repris par tout un chacun, certes vague et souple, mais que personne ne peut aisément contester sans risque de délégitimation rapide ». Repris par ailleurs par « les entreprises et les politiques », il peut toutefois « exister un grand fossé des promesses aux réalisations, des mots aux choses » (Pestre, 2011 : 34).

Une seconde critique récurrente de ce concept porte sur la bonne intégration des différents principes, alors que le « développement durable » est souvent utilisé principalement – voire seulement – pour son principe environnemental (Manirabona et Tchotourian, 2010 ; Pestre, 2011 ; Brunel, 2012). Toutefois, selon Manirabona et Tchotourian (2010), « seule une appréciation de toutes les dimensions du développement durable se révèle être le moyen d'assurer […] un développement permettant de répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité, pour les générations futures, de satisfaire les leurs » (2010 : 29).

(34)

1.6 Méthodologie

1.6.1 Source et collecte des données

Pour répondre à l’objectif principal de ce projet de recherche, soit de documenter les représentations de l’espace naturel nordique québécois et les processus de mise en valeur patrimoniale s’y rattachant, des données primaires et secondaires ont été récoltées.

Les deux premiers objectifs spécifiques portant sur le contexte régional plus général, la plus grande partie des données recueillies proviennent de sources secondaires, tels que des articles scientifiques, des thèses ou des mémoires, des ouvrages de référence, des autobiographies ou des films documentaires. Certaines sources primaires ont également appuyé l’analyse, notamment des textes de lois, des rapports ou plans gouvernementaux, des ententes et conventions, ainsi que des articles de presse. Tous les documents utilisés étaient disponibles en ligne, en libre-accès ou via les bases de données de la bibliothèque de l’Université Laval.

Le troisième objectif spécifique de ce projet de recherche étant de caractériser le processus ayant mené la rivière Nastapoka à acquérir une valeur patrimoniale, et ce, en procédant par l’analyse de discours, un plus grand nombre de sources primaires a été requis. Nous avons donc effectué en 2017 une revue de presse exhaustive sur les thèmes « Grande-Baleine » et « Nastapoka » via le logiciel

Eurêka afin de documenter la couverture médiatique francophone portant sur l’étude de cas, puis sur

le site Internet de Nunatsiaq News pour intégrer l’actualité d’un point de vue plus local.

En juillet 2018, un séjour de terrain a été effectué par l’auteure afin de consulter les archives au bureau du Parc national Tursujuq (Umiujaq), ainsi qu’à Kuujjuaq, à la bibliothèque scientifique de la société Makivik et aux bureaux administratifs de Parcs Nunavik à l’Administration régionale Kativik (ARK). Lors de ce même séjour de terrain, des excursions au Parc national Tursujuq – au Lac Guillaume-Delisle et à la chute Nastapoka notamment – ont permis de relever une série d’observations in situ. Les documents récoltés en archives sont des publications et des rapports disponibles au public, mais qui ne sont pas disponibles en ligne ou en bibliothèque. Nous avons cherché notamment les mémoires, les rapports d’audiences publiques, les procès-verbaux de réunions, les plans provisoires d’aménagement, ainsi que les différentes études d’impact en lien avec la rivière Nastapoka, du projet Grande-Baleine aux négociations de conservation. Plusieurs documents comportant des cartes

(35)

géographiques, des documents de correspondance (lettres et courriels), de même que des relevés photographiques, nous ont également été remis par la direction des Parcs Nunavik directement.

Enfin, un certain nombre de personnes ont été consultées à titre d’experts, sous forme d’entrevues informelles et ce, à la fin de la collecte de données. Ces experts ont été ciblés par le rôle qu’ils ont joué (ou qu’ils jouent toujours) dans les négociations pour la protection de la rivière Nastapoka. Ces personnes ne seront pas citées dans ce projet de recherche. À titre d’experts mais également de témoins, nous nous sommes référés à eux afin d’éclaircir certains éléments manquants ou pour mieux contextualiser les discours et les acteurs qui les ont tenus. Le recours à des experts à un stade avancé du projet poursuit par ailleurs l’objectif de contrer les limites des différentes sources argumentaires. En effet, chaque document consulté – qu’il soit une publication gouvernementale ou un rapport de consultation – porte le poids des représentations de son auteur, tel que mentionné plus tôt.

Le recours à un plus grand nombre d’entrevues – avec la population notamment – n’a pas semblé nécessaire à la complétion de ce projet de recherche, en raison de l’accessibilité à des enquêtes déjà effectuées auprès de la population d’Umiujaq (Martin, 2001 ; Joliet, 2012), de même que par l’accès à plusieurs procès verbaux et comptes-rendus.

1.6.2 Mode de traitement des données

En cohérence avec le cadre théorique de ce projet de recherche, à travers lequel nous cherchons à analyser, d’un point de vue critique, le rôle des représentations territoriales dans les pratiques d’aménagement du territoire et plus précisément dans sa mise en patrimoine, nous procédons à une analyse de contenu appliquée aux discours, telle que proposée (entre autres) par Molina et al., (2007) et Seignour (2011). Ces auteurs proposent une analyse de la dialectique entre les représentations et les pratiques (Figure 6). La dialectique est définie par Molina et al. (2007) comme l’espace dynamique à travers lequel « le vécu [se] construit », et l’analyse de cette dynamique permettrait « d’éclairer la complexité des mécanismes de construction des rapports à l’espace » (2007 : 318).

En considérant les discours comme un véhicule des représentations (Foucault, 1969), nous admettons que le discours laisse transparaître non seulement les représentations du locuteur, mais contribue également à influencer les représentations de son auditoire : « un discours ne se contente pas de décrire un réel qui lui préexiste mais construit la représentation du réel que le locuteur souhaite faire partager par son allocutaire. Il en résulte que pour la plupart des spécialistes du langage, énoncer un

(36)

discours, c’est vouloir agir sur autrui. Le discours a ainsi un objectif performatif : c’est un acte volontariste d’influence » (Seignour, 2011 : 31). Dans cet ordre d’idées, l’analyse de discours implique nécessairement de situer non seulement le locuteur et l’auditoire auquel il s’adresse, mais également le contexte à travers lequel ce discours est émis. Dans le cadre de notre analyse, nous comprenons le discours comme tout acte permettant d’émettre une idée et de la faire comprendre ; celui-ci peut donc prendre plusieurs formes, notamment des phrases (écrites ou prononcées oralement), mais également des images telles que des photographies (Molina et al., 2007 ; Joliet, 2012).

Ainsi, l’analyse de discours constitue en un premier temps en une lecture critique de l’énoncé ; dans un deuxième temps, celui-ci est mis en contexte en fonction du locuteur (qui ?), de l’audience à laquelle celui-ci s’adresse (à qui ?), du contexte dans lequel il s’insère (où, quand ?), des moyens employés pour être compris (comment ?) et enfin des intérêts qu’il véhicule (pourquoi ?).

Vu les différentes formes et langues que prennent les discours que nous avons recueillis, un logiciel de codage informatique n’a pas été utilisé pour l’analyse. Quoique permettant de traiter un grand nombre d’informations en limitant la subjectivité par l’emploi de méthodes quantitatives, ces logiciels n’ont pas semblé adaptés aux données ni au type d’analyse retenu pour ce projet de recherche.

Références

Documents relatifs

In particular, by integrat- ing the contributions of the global and analytical approaches, we expect (1) to augment global approaches with metrics based on semantically rich

The study was guided by following these general steps: obtaining order to conduct the study from the department of English which allowed me to take permission from (

Un parc national est un projet occidental de territoire qui réside dans la création d’un écrin de paysage spécifique: «Des parcs pour protéger les beautés

L’épopée ovidienne des formes est aussi une épopée de la parole humaine, racontée à travers le devenir de celle-ci dans la transformation physique ; cela fait

Keeping the instructions of the swap on tree version, we also reorder each node of the lower branch with its counterpart in the upper branch; more precisely, ∀i ∈ [0, ⌊N/2⌋ −

Dans le même ordre d’idées, dans le cadre du développement des données scientifiques en lien avec la morphologie dérivationnelle et son implication dans la lecture chez les

À Paris, l’inuktitut Langue Seconde et la linguistique inuit sont enseignés dans le cadre d’un cursus pluriannuel et diplômant de l’Inalco (Université Sorbonne Paris Cité).

3 - Comprendre les principales propriétés qui caractérisent l’information génétique: diversité de structure, capacité de se répliquer, capacité de muter et traduction