• Aucun résultat trouvé

La reconnaissance de l’éthos professionnel à partir d’un engagement dans la pratique

3- Signaux de reconnaissance

En s’appuyant sur Ricœur, Jorro envisage l’éthos professionnel autour de deux dimensions (générique et singulière) qui accompagnent la subjectivation de l’agir : idem permet de se reconnaître dans une façon d’être stabilisée ; l’identité-ipse atteste d’une identité professionnelle singulière inscrite dans un double mouvement de reconnaissance : de soi par soi et de soi par autrui.

3-1 Le concept d’ipséité ou la subjectivation de l’agir

L’ipséité marque la conscience réflexive du sujet capable. « Se reconnaître soi-même » engage ainsi trois capacités (pouvoir dire, pouvoir faire, pouvoir se raconter) qui impliquent : la caractérisation de l’action par les capacités dont elles constituent l’effectuation, le détour de la réflexion sous l’angle des expériences considérées, la reconnaissance de soi comme point de jonction entre la reconnaissance-attestation et la reconnaissance mutuelle.

Dans « pouvoir se raconter » l’identité personnelle se projette comme identité narrative. Cela implique une mise en intrigue qui contribue à rendre intelligible un ensemble hétérogène d’intentions et de causes. Le récit permet à l’acteur de reconfigurer ses attentes en fonction des modèles d’intrigue proposés. L’identité personnelle se définit alors comme une identité narrative entre la cohérence que confère la mise en intrigue et les discordances qui surviennent dans l’action racontée.

109 L’identité narrative révèle sa fragilité dans la confrontation avec autrui en témoignant de la dialectique identité/altérité qui la constitue. La professionnalisation des acteurs est ainsi marquée par la relation étroite qu’elle entretient avec les dynamiques identitaires qu’elle suscite, elle éclaire le vécu psychologique (et affectif) des acteurs ainsi que leurs façons de se projeter dans un métier.

La subjectivation de l’agir témoigne de la possibilité pour l’acteur de faire valoir un imaginaire personnel ; quand il se reconnaît dans ce qu’il fait, l’acteur est en mesure d’énoncer les motifs de son action et de mettre en lien ses expériences. L’activité subjectivante suppose un retour réflexif qui soutient l’analyse du positionnement de soi dans l’activité. Cette activité sujectivante accompagne la possibilité d’exprimer un projet de Soi pour soi : « Un projet identitaire voulu par le sujet lui-même. Il donne sens à son existence et signification à sa vie et lui sert d’anticipation et de projection de son Soi » (Kaddouri, 2002, p. 36). Ce projet requiert trois conditions : le rapport du sujet à l’égard de lui-même, la représentation du futur Soi possible, l’intention de faire advenir le Soi futur représenté. La reconnaissance de soi par soi se caractérise ainsi par une activité subjectivante qui constitue pour Jorro (2011b) un critère de professionnalité émergente. L’acteur apprécie son propre positionnement professionnel et saisit la nature de son engagement en lui donnant sens.

3-2 Reconnaissance de soi par autrui et reconnaissance mutuelle

La reconnaissance de soi par autrui en situation de travail dépend des interactions avec les professionnels, de l’intégration dans un espace de travail, de la clarification des missions (Jorro, 2011b). Le projet de soi pour autrui correspond à : « Un projet identitaire voulu pour le sujet par quelqu’un d’autre que lui-même… (il) exprime la manière dont l’émetteur se représente le sujet et le type de rapport qu’il cherche à établir avec lui » (Kaddouri, ibid). La reconnaissance professionnelle des coordinateurs se révèle plus particulièrement à travers les communautés auxquelles ils participent. Ces communautés de pairs portent en elles des compétences accessibles et mobilisables qui permettent la traduction de savoirs complexes.

110 Selon De Ketele (2011), la reconnaissance de l’éthos professionnel s’organise à l’articulation de trois mondes (privé, professionnel et institutionnel) dont les interactions engagent des principes de reconnaissance mutuelle permettant l’accès à : « une expérience effective, quoique symbolique, de reconnaissance mutuelle, sur le modèle du don cérémoniel réciproque » (ibid, p. 243). Cette reconnaissance mutuelle repose, pour les coordinateurs, sur une « traversée des contextes » qui s’inscrit dans un environnement complexe propice aux reconfigurations de sens.

3-3Reconnaissance polycontextuelle et Boundary crossing

Les travaux d’Engeström, Engeström et Kärkkäinen (1995) s’intéressent aux relations entre les communautés de pratique et la façon dont les professionnels se déplacent dans les contextes. Cette approche rend compte d’une vision dans laquelle l’expertise engagée repose moins sur une logique verticale que sur une logique horizontale (réseaux) qui se déploie à l’égard de plusieurs communautés de pratique simultanément. Les artefacts de médiation favorisent l’intégration de l’acteur dans plusieurs contextes à travers des réseaux d’apprentissage. Ces objets frontaliers favorisent la mise en rapport de plusieurs micro-univers sociaux qui, en dépassant les frontières institutionnelles, invitent à penser l’expertise comme un mode de résolution ouvert aux évolutions organisationnelles.

Akkerman et Bakker (2011) montrent que la traversée des contextes s’inscrit dans une ambiguïté fondamentale puisque les interactions entre des systèmes culturels différents sont susceptibles de créer autant de difficultés qu’ils offrent des occasions d’établir des modes de coopération. Les objets-frontières permettent alors de créer des liens entre les contextes en favorisant la confrontation des points de vue qu’ils suscitent. La traversée des contextes produit des effets sur les apprentissages en contribuant à l’émergence de nouvelles compréhensions et en participant au développement identitaire des acteurs à travers l’offre de nouvelles perspectives institutionnelles (changement de pratiques). Les objets circulent entre les différents espaces à travers des allers-retours qui reposent sur des logiques de traduction.

111 Ces logiques s’organisent selon quatre mécanismes :

- L’identification permet de définir une pratique à la lumière d’une autre, en délimitant ce en quoi elle lui diffère. L’identification, sur un plan institutionnel, peut venir légitimer la coexistence de plusieurs champs de pratiques concurrentiels. Sur un plan individuel, elle implique une forme d’unité dans son activité.

- La coordination repose sur une communication à partir d’opérations de traduction permettant d’aligner les perspectives des parties prenantes. Le rôle des objets-frontières et de leur ritualisation permet de créer une forme de continuité.

- La réflexion accompagne un ‘changement de regard’ porté les uns sur les autres ; une autre façon d’envisager les choses dans la confrontation des points de vue. - La transformation comme résultat d’un processus de Boundary crossing engage le développement de nouvelles perspectives d’action à partir des ruptures initiales créées dans la confrontation des différents espaces. La création de nouveaux objets permet alors de repenser les routines et les procédures à l’œuvre.

Cette approche de la traversée des contextes permet de mettre en évidence, à travers d’une part l’identification et l’alignement de perspectives (Wenger, 2005) et à travers d’autre part la réflexion et la transformation (Mezirow, 2001), la nature des apprentissages engagés par les coordinateurs à l’interface de plusieurs communautés de pratique (centre social, activité ASL, communauté émergente). Si la notion de frontière marque une discontinuité dans l’action, elle suggère aussi une forme de continuité qui permet de considérer que les contextes peuvent s’avérer pertinents les uns pour les autres à condition de les envisager sous un angle particulier (Saussez, 2014). Le franchissement des contextes qui implique au minimum deux systèmes d’activité engage des modalités d’interaction qui peuvent être complémentaires ou contradictoires. Les coordinateurs engagés dans deux « systèmes » normés de façon différente sont invités à traverser les frontières pour se positionner dans la communauté émergente et valoriser une forme singulière d’éthos professionnel.

La reconnaissance de cet éthos engage le versant axiologique de l’identité professionnelle à partir de trois processus (incorporation, engagement, projection).

112 Ces processus impliquent à la fois les apprentissages, l’accomplissement du soi professionnel et le désir de métier ; ils ont servi de support à l’analyse de l’éthos professionnel des coordinateurs placés en situation d’accompagnement de bénévoles.

II- Rendre visible les processus constitutifs de l’éthos professionnel

Pour Jorro (2010), la reconnaissance de l’éthos professionnel repose sur l’imbrication de trois processus : l’incorporation-répercussion de savoirs de normes et de valeurs, l’engagement, l’anticipation. Ces processus permettent de repérer les dimensions constitutives d’une identité axiologique dans l’action (1). Partant de cette modélisation, nous y ajouterons le support du design d’apprentissage (Wenger, 2005) pour accéder à la reconnaissance d’un engagement dans la pratique (2).