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2. Contexte de l’étude et problématique

2.1 Contexte légal de la protection de la jeunesse et statistiques sur les signalements

2.1.6 Signalements d’enfants de groupes culturels minoritaires

2.1.6.1 Avant-propos sur la terminologie. Sur le plan culturel, la population québécoise est

composée d’une grande diversité de personnes qui représentent des centaines de communautés culturelles (Ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, 2012) et autochtones (Secrétariat aux affaires autochtones, 2011). Ces groupes culturels sont minoritaires au sens numérique du terme, car la majorité de la population, soit plus de 70 %, est formée de

descendant(e)s de la population fondatrice française (Bouchard, 2011). Cette thèse s’inscrit dans ce contexte social où il existe un groupe culturel majoritaire et plusieurs groupes culturels minoritaires.

Dans la littérature, lorsqu’il s’agit de nommer les groupes qui représentent la diversité culturelle, il existe plusieurs termes différents qui varient selon les époques, les pays et les préférences des auteurs (American Psychological Association, 2010). Généralement, les études empiriques emploient les catégories ou termes utilisés dans les recensements : au Canada, les « minorités visibles » et « immigrants » sont souvent les termes utilisés alors qu’aux États-Unis, « White », « Black », « Hispanic » ou « Latino » sont ceux privilégiés (Goldmann, 2007).

Dans cette étude, le terme de « groupes culturels minoritaires » est choisi puisqu’elle ne s’intéresse pas à un groupe culturel en particulier, mais bien aux façons de composer avec les différences dans un contexte où il existe une grande diversité culturelle. Afin de représenter la diversité culturelle, tous les groupes culturels, soient les communautés autochtones ainsi que les communautés culturelles, immigrantes ou non immigrantes, désignées ou non de « minorités visibles »1, sont incluses dans cette représentation de « groupes culturels minoritaires ». Toutefois, lorsqu’il s’agit de faire état des résultats issus d’autres études, les termes comme « groupes ethnoculturels», « race » ou « ethnie » utilisés par les auteur(e)s de ces études sont réutilisés dans cette thèse afin de ne pas s’éloigner de l’idée originale.

2.1.6.2 Disproportions des groupes culturels minoritaires. La « disproportion » est le terme

généralement utilisé lorsqu’un groupe culturel ne représente pas le même poids démographique qu’il occupe dans la population générale; la disproportion peut prendre la forme d’une surreprésentation ou d’une sous-représentation (Fluke, Kromrei, & Baumann, 2008; Shaw, Putnam-Horstein, Magruder & Needell, 2008).

1 Les minorités visibles correspondent à la définition que l'on trouve dans la Loi sur l'équité en matière d'emploi. Il s'agit

de personnes, autres que les Autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n'ont pas la peau blanche. Il s'agit de Chinois, de Sud-Asiatiques, de Noirs, de Philippins, de Latino-Américains, d'Asiatiques du Sud-Est, d'Arabes, d'Asiatiques occidentaux, de Japonais, de Coréens et d'autres minorités visibles et de minorités visibles multiples. (Statistique Canada, 2013).

La plupart des études ayant examiné la présence de disproportions de certains groupes culturels minoritaires dans les statistiques des services de protection de la jeunesse ont été réalisées principalement aux États-Unis. Quelques une ont documenté sa présence à l’étape initiale, c’est-à- dire à l’étape de la réception des signalements, particulièrement pour le groupe d’enfants d’origine afro-américaine (Fluke, Yuan, Hedderson, & Curtis, 2003; Lu et al., 2004).

Au Canada, il existe moins d’études sur cette question. Dans une étude canadienne ayant réalisé des analyses secondaires sur les données de l’ÉIC-2003, les résultats montrent que le groupe des enfants autochtones est le plus fortement surreprésenté, suivi par celui des enfants noirs puis celui des enfants latinos (Lavergne, Dufour, Trocmé, & Larrivée, 2008). Cependant, cette étude n’a pas examiné sa présence à la première étape du processus de la protection de la jeunesse, soit à l’étape de réception et de traitement des signalements. En somme, d’autres études sont nécessaires pour faire la lumière sur la présence ou non d’une surreprésentation des enfants de groupes culturels minoritaires dans le nombre de signalements reçus et traités par les services canadiens de protection de l’enfance.

Au Québec, deux études ont la particularité de s’être penchées sur ce phénomène de la disproportion de certains groupes culturels minoritaires à l’étape du signalement. Une étude réalisée à Montréal auprès de 100 jeunes d’origine haïtienne et de 100 jeunes du groupe culturel majoritaire indique que les jeunes d’origine haïtienne seraient 2,17 fois plus susceptibles d’être signalés à la protection de la jeunesse que ceux du groupe culturel majoritaire (Bernard & McAll, 2004). Selon cette même étude, la proportion des signalements venant des autorités scolaires est de l’ordre de 32 % pour les jeunes d’origine haïtienne alors que pour les autres jeunes, cette proportion est de 16 %. Cette étude souligne que le personnel scolaire est une importante source de signalements concernant les jeunes de ce groupe culturel minoritaire. Dans cette étude qui comporte aussi un volet qualitatif réalisé auprès du personnel intervenant en protection de la jeunesse, nommé « praticiens » par les chercheurs, il y est souligné que « les institutions scolaires contribueraient à ce phénomène, selon les praticiens, parce que, d’une part, elles semblent être portés à signaler les jeunes Haïtiens aux moindres indices de sévices corporels […] » (p. 121).

Une autre étude québécoise produite dans la région de Montréal s’est intéressée à la question de la disproportion de certains groupes ethnoculturels en examinant les différentes étapes du processus d’intervention de la protection de la jeunesse, dont l’étape de réception des signalements incluant ceux qui n’ont pas été retenus (Lavergne, Dufour, Sarniento, & Descôteau, 2009). Les analyses ont porté sur les données de 3 918 enfants de 0 à 17 ans répartis dans l’un des regroupements ethnoculturels suivants : (a) le groupe des enfants caucasiens (n = 1 659); (b) le groupe des enfants noirs provenant des Antilles et de l’Afrique (n = 457); et (c) le groupe des enfants représentant d’autres minorités (n = 495), c’est-à-dire les Asiatiques du Sud et de l’Est, les Philippins, les Japonais, les Arabes, et les Latino-Américains. Les comparaisons entre ces trois groupes montrent que les enfants noirs sont presque deux fois plus susceptibles d’être signalés à la protection de la jeunesse, ce qui concorde d’ailleurs avec l’étude québécoise de Bernard et McAll (2004) et des études étatsuniennes (Fluke et al., 2003; Lu et al., 2004). Il est toutefois discutable d’utiliser de telles variables qui regroupent des enfants représentant des groupes culturels minoritaires dont les réalités socioculturelles et économiques ne sont pas forcément comparables; la réalité et les besoins des enfants noirs de deuxième génération d’immigrant(e)s d’origine jamaïcaine sont probablement différents de ceux des enfants noirs réfugiés d’origine congolaise, même s’ils partagent une caractéristique commune comme la couleur de la peau.

En somme, des études québécoises et américaines suggèrent que la disproportion serait particulièrement prononcée à l’entrée du processus d’intervention de la protection de la jeunesse, soit à l’étape de la réception et du traitement du signalement, une présence qui suscite plusieurs questionnements. Pour interpréter ce constat, différentes explications sont avancées dans la littérature, dont trois plus fréquemment évoquées. Une première explication suggère que la pauvreté serait le principal facteur explicatif de la présence de disproportion raciale. Les familles de groupes culturels minoritaires étant bien souvent plus pauvres que celles du groupe culturel majoritaire, leurs besoins étant plus importants que ceux des mieux nantis, ces enfants seraient conséquemment perçus comme plus à risque. Des résultats d’études soutiennent d’ailleurs cette explication en obtenant des résultats qui montrent qu’une fois la variable socioéconomique prise en compte dans les modèles statistiques, aucune disproportion raciale n’est observée (Dettlaff, Rivaux, Baumann, Fluke, Rycraft, & James, 2011; Drake, Lee, & Jonson-Reid, 2009).

Une deuxième explication avancée est la possibilité que les enfants de certains groupes culturels minoritaires soient davantage touchés par la maltraitance. Selon une importante étude réalisée à l’échelle nationale étatsunienne, des différences significatives indiquent que les taux concernant les enfants noirs sont plus élevés que ceux concernant les enfants blancs (Sedlak, Mettenburg, Grene, & Li, 2010; Sedlak, McPherson, & Das, 2010). Cette étude, nommée « National Incidence Study (NIS) », est réalisée périodiquement sur les données colligées auprès de personnes qui travaillent étroitement auprès des enfants ainsi que des données provenant des services de protection de l’enfance; ces résultats sont obtenus dans le dernier cycle de cette étude alors que les trois cycles antérieurs ne révélaient aucune différence significative. Les chercheurs expliquent ce résultat par des changements dans les méthodes utilisées, plus particulièrement par le fait que les variables socioéconomiques aient été contrôlées différemment selon les cycles.

Pour expliquer la présence de disproportions des groupes culturels minoritaires dans les statistiques de la protection de la jeunesse, une troisième explication stipule qu’elle pourrait être produite par des biais dans le traitement des situations qui concernent ces enfants (Child Welfare Information Gateway, 2011). Cette explication est aussi avancée par Dufour, Hassan et Lavergne (2012) pour expliquer la présence d’une surreprésentation de la proportion des enfants noirs à la première étape du processus d’intervention de la protection de la jeunesse au Québec; ces chercheuses soulignent que cette disproportion serait attribuable à « la subjectivité intervenant dans la prise de décision » (p. 149), en particulier à « la présence de biais ethniques et au manque de sensibilité aux réalités ethnoculturelles chez les déclarants professionnels situés en amont du système de protection » (p. 150); selon cette explication, ces personnes auraient donc tendance à signaler à tort les situations impliquant les enfants de groupes culturels minoritaires. Aux États-Unis, cette explication est soutenue par les résultats de quelques études qualitatives. Par exemple, dans une étude réalisée auprès de personnes ayant des rôles clés au sein de leur communauté, le manque de sensibilité culturelle comme possible cause de la disproportion raciale est une opinion souvent évoquée par les personnes participantes (Dettlaff & Rycraft, 2008). Dans le même ordre d’idées, selon le personnel des services de protection de l’enfance, le traitement différentiel dont sont victimes les groupes culturels minoritaires se manifesterait par le sur signalement des enfants issus de ces groupes (Chibnall, Dutch, Jones-Harden, Brown, Gourdine, Smith, et al., 2003). En somme, pour expliquer les disproportions de certains groupes culturels minoritaires à l’étape des

signalements, il existe plusieurs explications avancées dans la littérature dont certaines sont appuyées par des études empiriques.