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4. Résultats et discussion

4.2 Première partie : Processus décisionnels et facteurs psychologiques impliqués dans la

4.2.6 Influence de l’équipe-école

Dans les situations examinées dans cette étude, la plupart des décisions n’ont pas été prises uniquement sur une base individuelle. Fréquemment, l’équipe-école composée généralement de la direction ou la direction adjointe de l’école est impliquée dans cette décision. L’équipe-école peut inclure d’autres membres du personnel scolaire, en particulier la technicienne en éducation spécialisée et l’enseignante de l’enfant concerné par la situation.

Ces différentes personnes peuvent être impliquées à un moment ou à un autre de la prise de décision : certaines personnes peuvent être impliquées seulement dans un processus alors que d’autres peuvent l’être dans l’autre. Par exemple, il est possible qu’une enseignante observe des indices de maltraitance mais qu’elle ne soit pas impliquée pour juger s’il faut signaler la situation à la protection de la jeunesse; comme dans la situation de Benjamin au cours de laquelle la participante a reçu le dévoilement de l’enfant qu’elle a ensuite confié à ses collègues à l’interne mais sans avoir participé à la décision de signaler immédiatement la situation. L’inverse est aussi possible, c’est-à- dire qu’un membre du personnel scolaire n’observe pas d’indices de maltraitance, mais qu’il participe activement avec l’équipe-école à juger si la situation est matière à signalement; comme dans la situation de François où la participante s’est fait rapporter par d’autres membres du personnel scolaire un incident qui a fait l’objet d’une prise de décision dans laquelle elle a contribué à juger s’il y avait matière à signalement.

La direction des écoles semble donc avoir un rôle déterminant, surtout pour les personnes incertaines de la décision à prendre, comme c’est le cas pour cette participante moins expérimentée.

Situation d’Helena

Puis étant donné que c'était la première fois que ça m’arrivait [d’avoir à prendre une décision de signaler ou non] puis que probablement que la directrice a fait appel à la DPJ très souvent là, je me suis dit : « Je vais aller m'informer auprès d'elle. ». Donc je suis allée en fin de journée lui mentionner la situation et aussitôt, elle m'a confirmée qu'il y avait quelque chose, de façon à ne pas attendre avec le problème, puis à rester prise toute seule là- dedans sans savoir quoi faire. Je me suis dit que deux têtes valent mieux qu'une !

Une participante a souligné qu’elle consulte toujours la direction pour confirmer les indices de maltraitance observés ainsi que pour compléter ses observations au besoin.

Situation de Salif

La directrice est pas mal au courant de tout. Je lui en avais parlé. Je suis allée la voir aussi parce qu’elle aurait pu savoir des choses que je ne savais pas parce que même des fois la directrice a un contact avec les parents qu’on n’est pas nécessairement au courant, pour différentes raisons. Je lui ai demandé son avis aussi.

Dans la majorité des situations examinées, la direction ou la direction adjointe de leur école a été sollicitée à un moment ou à un autre de la prise de décision. Dans quelques rares cas, des participantes mentionnent l’avoir seulement avisée qu’un signalement a été ou sera fait, et ce, sans formellement l’avoir consultée pour prendre cette décision.

Parmi les écoles participantes, il semble que dans un milieu scolaire en particulier, le fait d’inclure la direction dans la prise de décision soit une règle implicite du milieu, comme l’explique une participante qui occupe une fonction de direction dans cette école.

Situation de Yuri et Yulia

Bien en fait, ce n’est pas une règle écrite, c’est plus une culture qu’on a développée ici à l’école. Quand les enseignantes voient qu’il y a des enfants avec des attitudes, des approches particulières qui font appel à un doute sur le plan de la protection de la jeunesse, elles viennent m’en parler ou elles en parlent à l’éducatrice spécialisée : « Qu’est-ce que tu penses que je devrais faire, qu’est-ce que je dois dire, jusqu’où je vais ». Et là on se donne un plan de match entre nous autres, pour se dire : « Bien là tel enfant, questionne donc la mère sur tel aspect, vérifie donc telle chose ». Parce que des fois, les enfants nous rapportent des choses, admettons qu’un enfant me dit : « Ma mère m’a donné une claque hier pour telle affaire ». Puis, on le questionne pour voir si c’est juste une petite taloche derrière la tête, si c’est une petite tape sur les fesses, c’est quoi exactement. Puis voir est-ce que c’est un motif raisonnable de signalement.

Dans certaines situations, des participantes ont rapporté avoir changé leur évaluation de la situation sous l’influence de leurs collègues. Par exemple, dans les extraits suivants, la participante explique qu’elle a consulté l’infirmière de l’école et que cette dernière l’a amenée à voir différemment la situation de Carl.

Situation de Carl

J'en ai parlé à l'infirmière puis l'infirmière m'a dit : « Non. Ça ne va pas. ». Alors elle s'est informée auprès de sa supérieure. Et elle a dit : « Non. » […] Ce que me disait l'infirmière c’est « là, c'est un cas de signalement ça. ». J'ai dit : « Hein? » Je n’aurais jamais pensé à ça parce que dans le fond c'est lui qui a l'autorité de l'enfant. Mais, ce dont on se rend compte c'est que dans le fond il ne protège pas son fils. […] Parce que moi, si l'infirmière n'était pas intervenue, je me disais : « Regarde, c'est son problème là. Il nous chicanait de le laisser tranquille ». Mais c'est parce qu'elle m'a dit : « Tu as une responsabilité. Lui, s'il n'est pas assez mature, toi il faut que tu protèges cet enfant-là. Il faut le protéger. »

Ainsi, les personnes peuvent se valider en équipe et peuvent aussi exercer une influence sur la prise de décision. Un peu plus tard au cours de l’entrevue, la participante explique que pour elle, la problématique relative à cette situation fait appel à une expertise qu’elle ne détient pas.

Situation de Carl

C'est l'infirmière qui me l'a dit et j'ai dit : « Oui, tu as raison. ». Mais ça ne m'était pas venu […] Parce qu'elle en voit plus que nous. Moi je ne suis pas dans le milieu hospitalier et la négligence au niveau hospitalier, je ne suis pas habituée à ça. Au niveau médical, je ne suis pas habituée. […] Alors là, l'infirmière me faisait des pressions en me disant que : « Là, j'ai parlé avec ma supérieure puis il faut que tu signales à la DPJ. Alors moi j'ai dit : «Pourquoi moi? Pourquoi pas toi? ». Alors là elle m'a dit : « Bien c'est toi qui a la responsabilité dans l'école. »

En contexte de prise de décision en équipe, il semble exister une interrogation à savoir à qui incombe la responsabilité de faire le signalement. Selon l’infirmière, c’est la direction qui devrait s’en charger parce qu’elle a une responsabilité directe envers l’enfant. Selon la direction, c’est l’infirmière qui devrait s’en charger puisque c’est elle qui a l’expertise dans le domaine et qui s’est d’abord positionnée par rapport au besoin de signaler une telle situation. Il convient de remarquer que cette situation était toujours en cours de prise de décision au moment de l’entrevue et que la situation n’avait toujours pas été signalée.

Par ailleurs, la prise de décision en équipe n’est pas toujours rapportée comme étant une expérience positive, notamment lorsque survient un manque de consensus entre les membres de l’équipe-école.

Situation de Xavier

Pour elle [une collègue à l’interne], ce n’était pas assez. C’était quelqu’un qui n’aimait pas se mouiller justement. Vraiment là! Puis j’étais plus jeune, j’avais moins d’expérience puis tout ça. Puis elle me disait : « Bien je prends des notes. Je pense que ce n’est pas assez. Je ne pense pas que c’est un cas de DPJ vraiment. Puis, bien il y a quand même quelqu’un qui s’occupe de lui à la maison. ». Tu sais… elle … pas qu’elle banalisait mais elle avait beaucoup de… Elle, elle allait plus vers « Tu sais, c’est correct là. ». Elle ramenait ça dans le bon côté. Moi je restais vraiment avec un malaise. Mais elle, ça la dérangeait beaucoup moins. Ce qui la dérangeait, c’était la mère puis ses comportements. Mais, par rapport à l’enfant, bien ce n’était pas à elle justement qu’il disait ces choses-là. Même quand je lui en parlais, elle disait : « Oui mais là il était en crise. ». Alors elle me faisait un peu douter aussi là! […] Ça m’a mise encore plus dans le doute. Puis maintenant, avec le recul, l’expérience et le temps, je sais encore plus que de toute manière, c’est une personne qui n’aime pas se mouiller. Tu sais, aujourd’hui j’aurais affaire à une enseignante comme ça en sachant tout ce que je sais, je ne me fierais pas tant que ça à son opinion parce que je sais que c’est quelqu’un qui n’aime pas… Tu sais elle, c’est low profile, le moins de problèmes possible. Justement, c’est quelqu’un qui n’a pas dû en faire beaucoup des signalements dans sa vie. Puis je ne porte pas de jugement sauf que maintenant je regarderais d’un œil différent en tenant peut-être moins compte de son opinion. J’irais valider quand même, mais je pense que ça teinterait moins ce que je pense là.

Selon Larrick (2004), la prise de décision en équipe implique généralement une forme de consensus qui permettrait de mieux contrôler les possibles biais individuels. Cependant, un réel consensus n’est pas toujours facile à obtenir. Un autre exemple de cet obstacle concerne la situation de Miroslav dans laquelle la participante ne partageait pas la même évaluation de la sévérité de la situation, en particulier des besoins de l’enfant à recevoir des services de santé mentale appropriés.

Situation de Miroslav

Alors on a toujours soupçonné de la maltraitance et puis moi ce que je disais aux gens [de l’équipe-école] c'est: «Écoutez, quand on a un enfant qui est maltraité, qu'on sent que la mère ne l'amène pas chez le docteur pour le faire soigner... Mais là, lui a besoin de soins, puis c'est de soins psychologiques qu'il a besoin puis il ne les a pas. Alors moi j'ai insisté dans ce sens-là. Ma logique était là, moi. Alors si un besoin physique n'est pas comblé, bien tous les autres plans c'est moins important. […] Mais moi je me disais que quand on a des problèmes physiques on déclare «Bon, il y a maltraitance parce qu’il n’est pas soigné.». Mais lui non plus, il n'était pas soigné.

Un des facteurs qui contribue à l’efficacité d’une décision prise en équipe est de partager des cognitions sociales ou des modèles mentaux communs sur lesquels les décisions sont prises (Akkerman, Vandenbossche, Admiraal, Gijselaers, Segers, Simons, et al., 2007; Tindale, Talbot, &

Martinez, 2013), ce qui a aussi été mis en évidence dans une récente étude réalisée auprès de personnel intervenant en protection de la jeunesse (Nouwen, Decuyper, & Put, 2012). L’exemple précédent au sujet de Miroslav suggère que ce facteur pourrait intervenir aussi dans les décisions de signaler prises par les équipes en milieu scolaire : les membres de l’équipe ne paraissaient pas avoir la même représentation des répercussions de la situation sur la santé et le développement de l’enfant, ce qui a conduit l’équipe à prendre une décision sans consensus, soit de ne pas signaler la situation.

Les expériences du personnel scolaire recueillies dans cette étude montrent que la prise de décision implique souvent plusieurs personnes de l’école. D’ailleurs, les participantes ont souligné cet avantage de ne pas prendre de décision seule, surtout en présence d’incertitude. Bien que pour plusieurs cela soit un facteur facilitant la prise de décision, il semble que pour d’autres, la prise de décision en équipe s’avère plutôt négative, particulièrement lorsqu’il n’y a pas de réel consensus dans la décision prise par l’équipe.