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4. Résultats et discussion

4.2 Première partie : Processus décisionnels et facteurs psychologiques impliqués dans la

4.2.7 Influence des émotions

Plusieurs personnes ont révélé des propos qui permettent de présumer que les émotions seraient également impliquées dans la prise de décision de signaler les situations de maltraitance à la protection de la jeunesse. Par exemple, dans les situations d’Helena et d’Anh Minh, les participantes ont raconté avoir été préoccupées même en dehors de leurs heures de travail.

Situation d’Helena

J'étais déboussolée un peu aussi parce que c'était la première fois où ça se produisait puis que c'était moi qui étais au cœur de la confidence. C'est ça. C'est prenant un petit peu la première fois. […] Mais je ne dirais pas que ça m'a empêchée de dormir là, pas jusque là. Parce que j'essaie, autant que possible, de faire la différence entre mon travail puis ma vie privée, mais... Il reste que je n'ai pas pu laisser ça [les préoccupations], fermer la porte et faire comme si c'était fini là. C'est sûr que ça m'a trotté un peu dans la tête.

Situation d’Anh Minh

Je trouve que ces enfants là, ils nous accaparent souvent l’esprit en dehors, en tout cas moi, ça sort du cadre de l’école. Ce n’est pas dans le sens que je traîne mes problèmes à la maison parce que j’essaye de faire toujours attention. Des fois, je partage avec mon mari

pour faire sortir le trop plein, mais ces situations-là nous hantent. […] Je pense que le mot « hanté » est bon, parce que ça nous hante l’esprit, en tous cas pour moi, ça part, des fois dans des moments complètement inattendus, admettons, je suis en train de coudre, je suis en train de faire la vaisselle, je suis en train de cuisiner et d’un coup, pouf, ça passe et ça revient. Et je me dis, il faut que je fasse quelque chose.

Loeweinstein et ses collaborateurs (2001) suggèrent de distinguer les émotions qui se présentent en cours de prise de décision. Grâce à la stratégie d’analyse préconisée par la présente étude, la présence d’émotions a pu être identifiée à divers moments de la prise de décision. À l’extrait suivant, la participante exprime qu’une vive réaction émotive surgit aussitôt que des indices de maltraitance sont observés et que par la suite, le côté plus rationnel qu’implique une telle décision prend le dessus.

Situation de Doris

Quand on a un élève qui arrive, qui nous fait une confidence, qui a une marque, notre première réaction c'est d'être choqués, parce que ça nous fait quelque chose. Puis après on se dit : « Mais qu'est-ce que je fais? ». Puis après ça, on se dit : « Mais est-ce que je peux faire ça? Est-ce que je vais trop vite? ». C'est un peu ça les étapes.

Les émotions ressenties au moment de l’observation des indices ne sont pas les mêmes que celles ressenties lorsqu’une personne anticipe les conséquences possibles de la décision qu’elle envisage prendre. Par exemple, la peur de regretter de n’avoir jamais signalé ou d’avoir signalé trop tard une situation de maltraitance qui finalement s’avère fondée est appréhendée par quelques participantes à cette étude.

Situation d’Érika

Bien c'est sûr que moi je dirais aux gens de signaler parce que je ne voudrais pas vivre avec le fait de me dire que j'aurais peut-être dû.

Pour comprendre leur possible influence sur la décision, Pfister et Böhm (2008) suggèrent de classifier les diverses émotions ressenties selon les fonctions qu’elles occupent dans la prise de décision. Dans le travail d’analyse de cette étude, quelques fonctions ou effets des émotions dans le processus de prise de décision ont été identifiés. Par exemple, dans la situation de Salif, devant une

forme d’incertitude, la participante a mentionné avoir interprété ses émotions comme un signe que la situation est sérieuse.

Situation de Salif

Moi, je suis partie chez nous à trois heures et quart en me disant : « Ça me fatigue ». […] J’étais vraiment ambivalente. Mais je me disais : « Je pense que c’est sérieux, puisque ça me dérange! » Moi d’habitude à trois heures et quart, mon chiffre est fini, puis c’est comme correct. Mais quand il y a quelque chose qui me dérange encore rendue chez nous, c’est que c’est très dérangeant.

Par ailleurs, lorsque le personnel scolaire suspecte une situation de maltraitance envers un enfant, sa responsabilité est perçue comme très exigeante. Dans cet extrait de la situation de Wamba, la participante exprime que de telles expériences entraînent non seulement une surcharge concrète de travail, mais qu’elles s’avèrent aussi envahissante et difficile au plan émotif.

Situation de Wamba

Puis la difficulté c’est ça, c’est que je dois mener de front beaucoup d’affaires. Alors là, je suis demandée par des spécialistes, des médecins pour écrire des choses. On me demande avec les éducateurs de faire des comptes-rendus, de remplir des bilans. Donc, je trouve que la tâche est lourde mais en même temps je me dis : « Je ne peux pas faire semblant que je ne vois pas ça. ». J’essaie de me dégager le plus possible. Oui, il y a eu un moment que j’avais l’impression que j’avais franchi encore une limite, une limite où je me disais : « Eh, je me suis trop investie émotivement. Il faut que je recule parce que je ne pourrai plus aider les élèves. Je vais être moi-même en situation critique là tu sais. ». Donc je me suis reculée puis je me suis dit : « Je fais de mon mieux pour les transférer. Mais je ne prends pas émotivement leurs difficultés parce que ce ne sont pas les miennes. ». Mais c’est sûr que des fois ça vient nous chercher puis on peut pencher là-dedans. Mais, il faut se remettre dans notre situation parce qu’il y a quand même deux personnes dans notre école qui ont fait des épuisements professionnels, qui ont quitté. Tu sais, moi je me suis posé la question un moment donné. Est-ce que j’étais rendue là? Puis je me suis dit : « Oups! Si je me pose la question, je suis capable de revenir en arrière. ». Puis là, je me sens solide puis je vais être capable de finir l’année mais il reste que c’est tout un défi. Cela fait qu’il faut se protéger aussi, mais tu sais, je pense qu’il faut quand même faire les démarches. […] Puis même si j’étais accompagnée la dernière fois pour le signalement [celui de Wamba], je suis arrivée chez moi puis j’étais vraiment fatiguée.

Le fait de pouvoir se consulter entre collègues comporte entre autres l’avantage d’évacuer des émotions difficiles ou qui engendrent du stress. Comme le montrent les extraits concernant les

situations d’Anh Minh et d’Helena, des participantes ont souligné que le fait d’avoir pu partager et travailler avec d’autres collègues a été bénéfique sur le plan émotif.

Situation d’Anh Minh

Je repense à des situations, ce qu’on a échangé l’orthopédagogue et moi, je pense que dans ce cas-là, j’étais contente d’avoir l’orthopédagogue avec moi, parce que ça été vraiment un travail à deux. Et on s’est rencontrées plus d’une fois en dehors des heures de cours ou à l’heure du diner. Et, on en a parlé : on a sorti nos émotions.

Situation d’Helena

Le fait que je me sois confiée tout de suite à d'autres, je n'ai pas senti que j'étais toute seule dans le problème. Ça aurait pu être le piège parce que j'aurais pu ruminer ça très longtemps sans en avoir parlé à quelqu'un. […] Je n'ai pas senti que c'était une mauvaise décision. Tu sais, j'aurais pu signaler puis me sentir mal, parce que je ne savais pas si c'était la bonne décision. Mais le fait d'avoir été deux trois têtes à en parler puis à y réfléchir, puis à regarder les « pour » puis à regarder les « contre » […] puis je me suis dit : « C'est le meilleur coup à faire. »

En résumé, cette étude montre la présence des émotions à différents moments du processus décisionnel, ce qu’aucune étude antérieure sur la prise de décision de signaler les situations de maltraitance ne semble avoir fait auparavant. Cependant, elle ne permet pas de savoir si elles pourraient effectivement influencer la décision finale, et si oui, de quelles façons. Pour approfondir la compréhension de ce rôle, de futures recherches sont nécessaires.