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4. Résultats et discussion

4.2 Première partie : Processus décisionnels et facteurs psychologiques impliqués dans la

4.3.3 Divergences dans les pratiques utilisées par le personnel scolaire

4.3.3.2 Questionner directement les parents sans interprète communautaire

rechercher des explications culturelles, des participantes ont mentionné avoir questionné directement les parents sans la présence d’un interprète. Cependant, certaines mentionnent qu’il faut toujours être délicats dans la façon de questionner les parents d’un groupe culturel minoritaire.

Situation d’Ioan

Mais il faut dire qu'on n'est pas dans une culture québécoise là, on est en culture autochtone. Alors là je me dis : « C'est quoi là? Comment ils réagissent eux? ». Tu sais, tu as tout ça dans la tête. Il faut faire attention parce que... [les Autochtones] c'est comme les noirs parfois, ils se sentent : « Ok … c'est parce qu'on est Indien que ... ». Tu sais, il faut faire tout le temps attention quand on leur parle. Il faut tout le temps penser de créer un lien. Nous sommes différents. Mais quand même, la réalité est là pareil : « Tu ne prends pas tes responsabilités tu sais! ».

Les échanges entre les parents et le personnel scolaire peuvent parfois devenir animés, surtout dans les situations où les deux parties font référence uniquement à leur propre cadre de référence culturel pour trouver un terrain d’entente. L’extrait suivant illustre ce genre de discussion entre une participante et un parent de culture différente.

Situation de Junior et Jivelle

C’est une enfant qui aurait été capable de réussir et elle était en échec. Et c’est là que le père m’avait dit : « Ce n’est pas grave, elle va se marier plus tard ». Oui, mais moi j’avais répondu au père…je n’ai pas la langue dans ma poche quand même… « Sincèrement, je lui souhaite, et surtout à vous je vous souhaite qu’elle tombera en amour avec quelqu’un de fraichement débarqué d’Afrique. Parce que veut, veut pas, vous êtes Africains mais vous êtes ici. Mais vos enfants, ils sont imprégnés de notre culture. Ils sont influencés par nos façons de faire, par notre mode de vie. Donc, un enfant qui est Africain, mais qui va être né ici ou qui va arriver ici en bas âge, va grandir à travers la culture québécoise et être contaminé par nos façons de faire. Donc, quand il va arriver à l’âge de se marier, peut-être qu’il ne voudra pas d’une Africaine illettrée, mais peut-être qu’il voudra avoir une Africaine, mais qui va être à son égal, à son niveau. Sincèrement, je ne vous souhaite pas que ça arrive, parce que peut-être qu’elle ne trouvera pas preneur aussi facilement. Ou peut-être que ce qu’elle va trouver comme preneur, ça ne correspondra pas à vos attentes à vous. » […] « Vous avez le droit de n’être pas content, comme j’ai le droit de vous dire que ce n’est pas parce qu’elle est une fille qu’elle est nécessairement destinée à faire le ménage ici ». On a jasé. Lui il disait : « C’est comme ça, nous en Afrique… ». [Je lui répondais] « Oui je comprends, je reçois ce que vous dites, mais vous n’êtes pas en Afrique, vous êtes au Québec. Ce que vous décrivez, et bien nous au Québec, ce n’est plus comme ça. Dans un temps, oui ça l’était, mais plus maintenant! ».

Il s’agit d’un exemple éloquent d'une confrontation de valeurs quant à la représentation des rôles dans la famille et particulièrement les différences culturelles dans les conceptions des relations hommes-femmes (Cohen-Emerique, 2011), un thème sensible dans la société québécoise dont l’histoire toute récente sur la promotion des droits des femmes pourrait en partie expliquer cette position ferme dans les propos de cette participante.

4.3.4 Faire face à la dissonance cognitive

« Si c’est culturel, est-ce que ça veut dire que c’est acceptable? »

La dissonance cognitive est l’état de tension ressentie par les personnes lorsqu’elles sont confrontées à l’incompatibilité ou à la contradiction de leurs cognitions (Festinger, 1957, cité dans Harmon-Jones & Mills, 1999). Dans les situations de prise de décision où le personnel scolaire doit composer avec les différences culturelles, même s’il y a des explications dites normales dans la culture des parents, les propos de plusieurs participantes décrivent un malaise qui s’apparente à la dissonance cognitive.

En particulier, lorsque les personnes comparent avec leur propre cadre culturel, leur incertitude est perceptible. Par exemple, l’extrait suivant montre le malaise d’une participante à comparer avec ses propres référents culturels. Devant son incertitude, elle cherche même à identifier si son jugement est biaisé.

Situation d’Anh Minh

On ne sait jamais trop si on va trop loin dans la démarche : « Est-ce que je suis en train de faire grossir un problème qui est peut-être minime chez eux? ». Et quand on pense à ça et pis que là revient [à ma mémoire] la grosse marque dans le cou … minime, minime … Moi, est-ce que j’aurais toléré que mon enfant ait une marque aussi bleutée dans le cou? Est-ce que ça aurait été : « Ah, c’est juste une fois » ou ça aurait été : « Non! Non, non, non, ça plus jamais ».

Cette même participante explique l’incertitude qu’elle ressent vis-à-vis la tendance voulant que les situations explicables par la culture soient plus acceptables. Elle met d’ailleurs en perspective ce facteur avec la notion de fréquence dans son évaluation de la situation.

Situation d’Anh Minh

Hier, au colloque, les [animatrices] de l’atelier disaient : « Donner leur un break, laissez-leur le temps de s’adapter! ». Je disais « oui … ». Et elles parlaient de la violence, comme ça, qui pouvait émerger comme ça. Ils ont une période où ils arrivent, ils sont pris en charge, ils sont contents, ils veulent participer et tout. Et après, ils ont comme un creux et après il peut y avoir une période de solitude, dépressive un peu. Il peut y avoir de la violence qui apparait, même dans des familles où il n’y en a jamais eu. […] Et souvent le soir, ça peut être pendant que je fais la vaisselle, [je me demande] : « est-ce que juste une fois ça justifie que c’est juste une et que je le laisse passer ou quoi? »

Bien que plusieurs participantes à cette étude aient recherché des explications culturelles et qu’elles aient aussi validé que cela puisse être normal dans ce groupe culturel, les personnes sont nombreuses à éprouver une forme de contradiction lorsqu’elles comparent la situation avec leur propre cadre de référence culturel. Inversement, certaines ressentent une forme de malaise à évaluer la situation d’un enfant d’une autre culture avec leurs référents culturels.

Situation de Xavier

Ce n’était pas nécessairement mesurable, c’était vraiment beaucoup du jugement. De décider moi, objectivement, est-ce que je trouve que c’est correct? Mais là, je trouvais que je

rentrais vraiment dans mon système de valeurs à moi. Puis c’est peut-être là que je me sentais mal à l’aise de comparer mon système de valeurs avec le leur. Sauf que je pense qu’avec le temps, je peux me fier à mon système de valeurs. Puis je suis capable aussi de répartir « Ça, ça me dérange mais je le sais que c’est correct! ». […] En réalité, j’avais comme un malaise de ne pas avoir signalé avant. Il y avait quelque chose en dedans de moi qui me dérangeait justement à cause de la culture que je ne connaissais pas, mais je me disais : « Bien, il ne faut pas que j’aille trop vite à des conclusions. ». Je ne connaissais pas la culture puis c’était comme si ça me freinait. Parce que je ne voulais pas signaler pour quelque chose qui n’a pas rapport finalement. Maintenant, je vois ça différemment. Il y a des choses qui ne sont quand même pas acceptables même si c’est culturel.

Dans l’extrait précédent, il est à remarquer que cette personne explique avoir changé son raisonnement : désormais, elle mentionne se sentir moins incertaine devant de telles situations car elle considère que « il y a des choses qui ne sont quand même pas acceptables même si c’est culturel ».

La théorie de la dissonance cognitive part du principe que les personnes ont besoin de garder un certain équilibre interne et que pour y parvenir, elles ont recours à des stratégies cognitives et dans le but d’éliminer ou de réduire les cognitions dissonantes ou profit des cognitions consonantes (Chabrol & Radu, 2008; Harmon-Jones & Mills, 1999). Dans les situations où les personnes doivent prendre une décision de signaler une situation de maltraitance tandis qu’elles font face à la contradiction de leurs cognitions, il est logique de penser qu’elles pourraient ressentir le besoin de réduire cet état de tension, notamment en évitant ou en éliminant les cognitions susceptibles d’augmenter la dissonance. Dans la littérature, des stratégies de réduction ou d’élimination de la dissonance ont été documentées, dont « le déni » qui consiste à ne pas considérer les nouvelles cognitions dissonantes et « l’étayage » qui consiste à renforcer les cognitions consonantes en produisant des cognitions supplémentaires qui viennent les appuyer (Chabrol & Radu, 2008; Harmon-Jones & Mills, 1999). Dans la présente étude, il est possible que les personnes qui doivent faire face à la dissonance cognitive déploient de telles stratégies pour réduire le malaise produit par les cognitions dissonantes, en générant des cognitions consonantes jusqu’à ce qu’elles aient atteints un niveau d’équilibre interne : par exemple, pour appuyer la cognition selon laquelle « si c’est culturel, c’est moins sévère et donc, il pourrait être moins approprié de signaler », d’autres cognitions consonantes pourraient s’infiltrer dans les démarches d’évaluation de la sévérité des situations, par exemple: « c’est normal dans leur culture; les enfants n’ont pas les mêmes répercussions de la

punition corporelle; les parents ne sont pas malveillants et ils les éduquent parce qu’ils aiment leurs enfants ». Toutefois, il est important de souligner que cette étude ne permet pas de se prononcer sur les possibles stratégies qui pourraient être employées pour parvenir à équilibrer les cognitions et dans quel sens les cognitions consonantes sont générées. Cet aspect serait d’ailleurs une piste de recherche pertinente à explorer pour approfondir la compréhension de la prise de décision de signaler les situations de maltraitance à la protection de la jeunesse.