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3.2 (Re) trouver prise sur son histoire : la mise au travail et en signification de la filiation

3.3. Orientation et activités : « en faire quelque chose »

3.3.3. Sens et valeurs de l’activité

On va s’attacher à préciser ici les différentes manières dont l’expérience du décès et de l’orphelinage nous semble jouer non seulement sur l’orientation scolaire et le choix de l’activité, mais aussi sur le sens et la valeur subjectifs de l’activité, soit sur les significations et les valeurs investies ou exprimées par les individus dans leurs activités respectives.

3.3.3.1. Penser son parcours comme un processus d’acquisition de compétences spécifiques à mettre au service des autres

De très nombreux interviewés ont le sentiment que leur expérience de l’orphelinage et leur parcours de vie leur ont permis d’acquérir certaines compétences, qu’ils trouvent précisément à exprimer, et c’est leur manière de faire quelque chose de leur orphelinage, à mettre au service d’autrui, dans le cadre de leur activité. Certains ont des activités professionnelles ou bénévoles en lien direct avec la mort (Bruno, Jeanne), certains sont devenus ou se destinent à devenir psychologues (Jeanne, Alicia, Lætitia), certains sont enseignants (Antoine, Édith) et se pensent comme une ressource pour des enfants qui ne sont pas seulement des élèves et qui, en difficulté ou pas, ont besoin de bienveillance, d’attention et d’écoute.

36 Extrait de la description de ses thématiques de recherche : « Une part essentielle de mon activité de recherche s’est focalisée sur

les risques corporels inhérents à la pratique sportive, appréhendés sous des angles variés et complémentaires, allant de leur genèse à leur gestion (accidentologie, ressorts de l’engagement, communication préventive, etc.). (…) La prise en charge sécuritaire des activités sportives accidentogènes a dès lors constitué l’essentiel de mes travaux. Ainsi, le regard initialement centré sur les pratiquants s’est transformé en une perspective d’analyse focalisée sur les organisations en charge de prévenir le danger et de secourir les adeptes de pratiques sportives “à risque”. Elle consiste à observer, sous l’angle notamment de la sociologie des organisations, les modes de régulation du danger adoptés par les spécialistes de la sécurité »

Bruno est maître de cérémonie, et accompagne les familles endeuillées dans le dernier adieu au défunt. Pour lui c’est un métier de « service » aux personnes. C’est cet aspect déjà qui avait donné du sens au fait de travailler d’abord dans la restauration avec son père, auprès de gens « en cure » (pour dépression essentiellement...) L’origine, le creuset de significations et de valeurs dans lequel s’enracinent ce goût et ces compétences, étant situés par Bruno – c’est une des choses qu’il aborde dès après la mort de sa mère avec sa thérapeute – dans la manière dont il a pris soin de sa mère pendant ses épisodes de dépression. Dispositions, manières d’être et de faire avec les autres, durables et transposables, qui sont de fait mobilisé aujourd’hui dans le cadre de son activité professionnelle :

« Je me souviens très bien lui avoir dit à la psy justement […] c’est moi qui lui préparais son assiette c’est moi qui lui amenais dans la chambre et j’avais ce côté-là… Et elle m’avait dit “ben tu te rends compte ce que c’est, finalement vous aviez inversé votre relation, tu avais un rôle de parent quoi presque”. […] Et c’est marrant parce qu’à l’époque ce n’était pas du tout pour moi la relation que j’avais quoi. […] moi j’ai toujours reçu que de l’amour quoi ! […] voilà enfin pour moi la relation a toujours été bonne quoi, très très bonne ! […] Et puis ben le fait que je m’en occupais entre guillemets, même si je ne mettais pas ces mots- là là-dessus, c’est resté quoi… »

À propos de ce qui se joue de la mort de sa mère dans le rapport à son métier ou dans la construction du sens et de la valeur de son activité professionnelle, et pour finir dans la manière qu’il a de la pratiquer, il nous faut encore noter que Bruno rend silencieusement hommage à sa mère – au quotidien et plusieurs fois par jour – lors des cérémonies funéraires dont il est, aujourd’hui, le « maître » - et note à propos de la manière dont la mort de sa mère est en lien avec le sens de son activité, « c’est ça qu’est derrière, vraiment » :

« Je suis amené à faire des… des cérémonies civiles, moi maintenant dans mon travail – donc c’est moi qui fait vraiment la cérémonie, qui suis officiant – et à la fin on fait un moment de silence, et moi je l’annonce en disant “voilà on va faire un moment de silence en repensant à tout ce que vous avez partagé, à tout ce que le défunt a su donner, transmettre”, des mots comme ça… Et puis je me place – au lieu d’être face à la famille comme pendant tout le reste de la cérémonie en tant qu’officiant – là je me place un peu de côté, face au cercueil, c’est ma façon un petit peu je trouve de respecter cet instant de silence, et je ferme les yeux. Et assez rapidement – parce qu’au début voilà je faisais juste ça, et assez rapidement quand tu fermes les yeux, ben “tu penses à quoi machin” ?... Et en fait maintenant à chaque fois ben, j’ai ce… – ça dure 15-20 secondes cet instant de silence parce que je fais pas une minute, je fais un petit instant de silence – et par contre c’est un moment où je pense à ma mère. Et c’est devenu -… C’est le seul euh… Et c’est marrant parce que tu vois j’y pense pas spontanément, mais…, on pourrait dire que c’est devenu un rituel parce que je le fais vraiment euh.., quasiment tout le temps, ouais. Et c’est un peu à côté, ces phrases qui me viennent c’est… Ben où je parle au défunt, vu que je suis en train de me recueillir pour lui, en disant ben moi je vous ai pas connu, par contre là je suis en train d’accompagner […] votre famille […], et puis ben voilà, sachez qu’en gros – enfin tu vois c’est pas des mots comme ça, mais… – en gros c’est ben voilà je les accompagne, mais, ben, moi aussi ma maman est morte et du coup je suis un peu dans.., dans ce parallélisme un petit peu par rapport à la famille quoi, en disant ben voilà, moi je vous ai pas connu, mais moi ma maman est décédée et, voilà euh, c’est pour ça que je suis là un peu. Enfin c’est un peu un côté… C’est ce que tu te dis, toi, intérieurement quoi. Ouais. Ouais parce que je me disais ce moment de recueillement je peux pas faire semblant de penser au défunt je le connais pas quoi. En fait c’est venu de là. Et le truc c’est de dire ben ouais je le connaissais pas, mais par contre pour moi c’est pas n’importe qui parce que, pourquoi je fais ce travail, parce que, enfin voilà alors les mots sont pas tous, c’est… c’est plus par la pensée que des mots, mais.., mais c’est ça quoi. C’est ça qu’est derrière, vraiment. »

Jeanne avait tendance à mettre ses compétences relationnelles, sa capacité d’écoute et à l’empathie – au sens premier de « souffrir avec » – au service de ses amis, et plus généralement des gens avec qui elle était en contact. Elle finit par se rendre compte, on l’a vu plus haut, que cela donnait lieu à des relations « biscornues », où elle avait tendance à trop donner, trop subir, trop prendre sur elle dans ses relations personnelles, et s’efforce de changer ça au niveau de sa vie personnelle parce que ça ne lui apporte pas que du positif. Jeanne est devenue « psy », ce qui est donc déjà une manière très significative de faire quelque

chose de ces compétences, mais elle va par ailleurs trouver à les mettre également en œuvre dans un cadre associatif, qui a l’avantage d’être « cadré », tout en restant « simple » et « humain », et qui est très explicitement en lien avec les questions de la mort et du deuil. Jeanne a ainsi le projet de devenir bénévole chez JALMALV :

« Je sais pas trop où ça va mener, mais en tout cas, moi, j’ai bien accroché avec ces deux personnes, je m’y suis sentie bien et je pense qu’il y a un truc pour moi là-bas… Vous dites que vous savez pas trop ce que ça va donner, mais, vous, vous aimeriez que ça donne quoi ? Ben je sais pas… Mais je sais que j’ai envie de les côtoyer à nouveau, ben je sais que ce soir il y a l’AG donc je m’étais dit que j’irais, donc rencontrer des gens et voir comment je me sens là-dedans, moi, je leur ai dit j’aimerais bien-être bénévole, mais après je sais que c’est tout un processus et en plus ce que j’aime bien chez eux c’est, ça se fait vraiment en douceur, donc il y a le côté être bénévole et se rendre disponible pour des gens, j’aime bien, enfin, ça, ça me donne envie plutôt, et après il y a l’aspect groupe de parole qui me donne envie parce que… heu… Je me dis que c’est trop important de parler de ça et que ce soit dans la vie, en tout cas, moi, j’ai envie que ça fasse partie de ma vie et j’ai l’impression que c’est des choses comme ça qui me permettent d’être ancrée dans un truc simple et dans un truc humain. »

Alicia est en licence et se destine donc à devenir psychologue. Après de multiples déboires, elle entretient avec les médecins, psychologues et les institutions de protection de l’enfance, un rapport particulièrement problématique :

« J’ai complètement perdu confiance dans les médecins. C’est vrai que maintenant (…) je vais voir un médecin quand je suis mourante quoi ! » Mais c’est dans « le système » qu’elle a perdu confiance : « j’en ai peur maintenant, j’ai perdu confiance dans le système. C’est censé s’appeler la protection de l’enfance, ça m’a complètement détruite ! Enfin ça m’a foutue dans une merde noire. Et heureusement que j’avais ma mère ! Parce que si elle s’était pas battue comme ça, honnêtement je sais pas où j’en serais parce que… Je serais probablement une junkie, ou six pieds sous terre quoi… »

Au fil de ce parcours chaotique, elle va néanmoins faire quelques heureuses rencontres, et notamment une psychothérapeute qui va assurer là où les autres avaient échoué – qui va non seulement l’aider, mais lui « donner envie » d’être plus tard thérapeute à son tour : « Et c’est aussi elle qui m’a donné envie de faire psychologue, parce que cette femme m’a vraiment énormément apporté ! Je lui dois beaucoup. Et du coup, j’ai pu entamer un processus de deuil. » Elle passe ensuite son bac, se passionne pour l’histoire, l’archéologie, l’égyptologie… Mais malgré un grand intérêt, elle pense que ce n’est pas pour elle. Sa mère lui dit « ok mais tu veux faire quoi ? » ; réponse d’Alicia : « Je veux aider les gens. » Devenir médecin ? « Hors de question (…) les médicaments je suis vaccinée, c’est fini ! » Puis elle entend « parler de la musicothérapie ». Elle s’inscrit, fait un an à Montpellier, mais « trop perfectionniste » en tant que musicienne, ses oreilles ne le « supportent » pas… Elle s’inscrit ensuite et enfin en psychologie cognitive à Grenoble. Elle est très emballée comme on l’aura saisi. Elle a surtout en tête l’aboutissement de son projet de formation, puisqu’il s’agit bien, « une fois que tout ça ce sera fait », d’« aller bousculer le système ! », de travailler à changer les choses pour éviter à d’autres enfants de vivre les infortunes dont elle a fait les frais :

« Et c’est aussi pour ça que je veux un diplôme de psycho. Pour leur dire : « Non c’est pas possible !” Il faut changer les choses. Et ouais, je sais que c’est chaud d’aller se battre contre le système, mais alors franchement, si ça peut empêcher ne serait-ce qu’un autre enfant de vivre ce que j’ai vécu j’aurai tout gagné ! »

Les raisons du choix de son métier sont également très claires pour Lætitia, dont le père s’est suicidé. Il s’agit d’aider ceux qui souffrent à « s’en sortir », d’apporter à ceux qui en ont besoin l’aide que n’a justement pas eue son père, aide dont elle a bénéficié elle-même, et qui lui a permis de « se libérer » de ses « traumatismes », et « d’être heureuse ». Elle se sent apte, de par ce qu’elle a vécu, à savoir « comment agir avec les gens dont un proche est mort », a pu avec de l’aide « éliminer » sa souffrance et « désire offrir la même chose à d’autres » :

« Clairement, la mort de mon papa a été déterminante dans le choix de mon métier. Il n’a pu/voulu avoir d’aide pour s’en sortir alors qu’il aurait pu, moi-même j’ai pu me faire aider, et me dire qu’il y a des métiers qui peuvent offrir de régler ses traumatismes afin de se libérer et d’être heureux m’a donnée envie de les exercer. […] J’ai expérimenté une forme de souffrance et j’ai pu l’éliminer, j’ai donc désiré offrir la même chose à d’autres. […] leur montrer qu’ils sont acteurs de leur bonheur. […] la mort de mon papa est un atout précieux pour mon métier, car je sais comment agir avec des gens dont un proche est mort. »

On dit plus haut l’ambiance tendue qui règne chez Antoine après la mort de sa mère. Il entretient rapidement une relation très conflictuelle (aujourd’hui apaisée bien qu’ils ne sont pas très proches…), avec son père, qu’il juge « défaillant ». Ce dernier « materne » les petits à sa façon, mais, me dit-il, ne s’en occupe pas vraiment comme il faut. Il se met à boire le soir en rentrant du travail, et n’est pas en mesure selon Antoine, d’assurer leur « sécurité ». Malgré la présence de la grand-mère maternelle, qui vient chez eux tous les jours, Antoine, aîné de la fratrie, dit avoir endossé le rôle du père vis-à-vis de sa sœur et de son frère. C’est lui qui les fait manger le soir, et qui s’occupe du coucher. Il a le sentiment d’avoir parfois été dur avec eux, mais sa sœur et son frère se rappellent surtout aujourd’hui des moments de joie qu’Antoine était apparemment doué pour faire advenir, organisant par exemple de temps en temps une « fête » à la maison pour que les petits dansent et s’amusent. On a sûrement ici, dans la fratrie, le fondement de sa compétence pédagogique et comme la forme initiale d’un rapport d’autorité, et à l’autorité, un peu singulier. Autorité d’un papa pas comme les autres, qui va se rejouer, s’affirmer et s’affiner dans sa manière de gérer les hommes sous son commandement à l’armée (où il sera recadré pour avoir dit qu’il refusait de donner des ordres à « ses » hommes…), puis dans sa manière d’envisager son métier d’éducateur sportif auprès d’enfants de la banlieue parisienne. Compétences pédagogiques qui s’expriment enfin, aujourd’hui, dans sa manière d’être un instituteur attentif aux éventuelles difficultés familiales ou sociales des enfants.

Pour Édith, au fond, travailler avec les enfants est un peu la constante : « Je l’avais en moi d’être instit » enseignante » :

« Ouais. Mais du coup j’ai toujours été tout le temps avec les enfants. À part la parenthèse de l’atelier... Oui, mais c’était pour pouvoir m’occuper de mes enfants quoi. » C’est là qu’elle s’épanouit dans la mesure où cela a du sens au regard de ce qu’elle a vécu elle-même enfant, et qu’elle se met en position d’apporter le cas échéant aux enfants en difficulté ce dont elle n’a pas pu elle-même bénéficier à l’époque – une attention, de l’écoute : « Je pense que les adultes ils doivent vraiment se mettre, à l’écoute des enfants quoi. Mmh ça vous en position de faire bénéficier les enfants d’aujourd’hui de ce dont vous n’avez pas bénéficié quand vous étiez petite. Oui ! Oui. S’ils en ont besoin... Voilà (elle rit) »

Son orphelinage et son parcours lui ont donc permis d’acquérir des compétences qu’elle souhaite aujourd’hui mettre au service des autres :

« Ça m’a permis d’avoir une réflexion que peut-être des gens n’ont pas sur, comment s’occuper des enfants, comment gérer les relations avec les autres et... Et je pense que ça donne une autre vision des relations avec les autres et... Je sais pas comment expliquer vraiment. Peut-être une attention plus grande ? Ouais une attention plus grande ouais... (Silence) Et je pense que ça nous rend aussi plus... - alors moi j’étais déjà super sensible, mais je pense que ça crée de la sensibilité aussi je pense… »

Ainsi, sur son activité au moment de l’entretien, et son appétence pour travailler avec des enfants en difficulté, scolaire, familiale, ou sociale :

« C’est en tant qu’assistante d’éducation que je voilà, je suis confrontée, pas qu’au décès, enfin voilà le collège c’est.., C’est un vivier euh... De, enfin de misère quoi presque. […] on est pas du tout en ZEP ou en REP ou en.., on est en campagne et... Et c’est la misère de la campagne quoi... C’est pas beaucoup mieux qu’en ville... Non, je pense pas. Je pense que c’est d’autres problèmes, je pense que les élèves ils sont, ils ont d’autres soucis, on a beaucoup d’enfants qui sont placés en famille d’accueil, beaucoup d’enfants qui sont au foyer... Et du coup ben voilà des élèves qui arrivent avec un, une histoire de vue euh... Des séparations, des maltraitances ! On a beaucoup d’enfants qu’ont été maltraités donc euh, voilà,

qui sont noyés au milieu d’enfants qui vont venir de familles euh entre guillemets euh normales quoi. Et puis après y a aussi les SEGPA donc qui est aussi un public particulier qui du coup est mélangé avec le reste euh... Y a 800 élèves, c’est un gros collège ouais. »

3.3.3.2. Devenir parent

Le moment où l’orphelin précoce devient parent à son tour est, on l’a vu plus haut, un moment propice à un retour des troubles liés au décès du parent. Mais c’est aussi un moment qui est pour beaucoup une opportunité de remettre ce trouble au travail, possiblement l’opportunité de donner sens à ce qui leur est arrivé, et d’une reprise de soi. Ainsi plusieurs interviewés, et même si la parentalité a eu, et a toujours, sa part d’angoisses pour certains, témoignent de l’importance cruciale et de l’impact positif qu’a eu pour eux le fait d’être devenu mère ou père à son tour. D’autres témoignent plus précisément de la manière dont être parent a été un ressort d’une reprise de soi, leur a permis de (re)devenir acteur de leur vie, et d’une certaine façon de faire quelque chose de leur orphelinage.

Carole, le dit très explicitement : devenir mère a « donné du sens à sa vie », lui a donné les ressources pour devenir, à son tour, la « mère forte et indépendante » que sa propre mère avait justement su être pour elle et ses sœurs après le décès de leur père :

« je pense que le déclic aussi fort dans ma vie, c’est la naissance de mes enfants… où du coup… ouais, j’avais envie de… de leur donner une image d’une mère forte et indépendante et je pense que c’est aussi un peu comme ça que j’ai voulu construire ma vie, je pense que moi-même, j’avais l’image d’une mère forte et indépendante, malgré tout, malgré tout ce qu’elle a pu vivre ».

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