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2. PERSISTANCE DU TROUBLE : EXPRESSION, REMISE AU TRAVAIL ET STRUCTURATION D’UN RAPPORT AU MONDE

2.4. Un besoin de contrôle diffus : se rendre la vie à la fois possible et impossible

2.4.1. Contrôler : à différents degrés et dans différents domaines…

Ce besoin de (se sentir en) contrôle peut être prégnant pour certains dans les manières dont ils vont tisser des relations (amicales, amoureuses). S’il est parfois pleinement conscientisé, il a pu émerger par la marge dans les discours, en interrogeant les manières d’être parent et de s’envisager comme parent, ou en interrogeant les pratiques à risque.

2.4.1.1. « Garder le contrôle »

À propos des pratiques à risque, notamment la consommation ou non-consommation de drogue et d’alcool,

Élodie note : « Je ne supporte pas de ne pas avoir le contrôle, d’être bourrée ou quoi, c’est inconcevable ! D’être gaie, oui, mais de pas contrôler, de ne pas me rappeler, c’est inconcevable ». Bruno tient un discours semblable, déclarant qu’il a plutôt tendance à éviter « un maximum » les pratiques à risque en général. La mort précoce de sa mère lui a donné une conscience assez aiguë de la valeur de la vie, et il lui semble personnellement un peu absurde de se mettre volontairement « en risque vis-à-vis de la vie » :

« Moi le décès de ma mère ça m’a fait un truc c’est de me dire : “la vie c’est un putain de beau cadeau”… Et du coup la mettre en danger… pour moi c’est… après je respecte ceux qui ont des pratiques à risque hein c’est pas… Mais pour moi en tout cas ça me parle pas du tout quoi. Voire même euh, pour moi ça a aucun… Faut faire un maximum pour pas se mettre en risque vis-à-vis de la vie quoi ! Et du coup euh, du coup j’ai pas du tout ces pratiques-là. »

Il prend l’exemple de l’alcool, qui – même s’il boit malgré tout un peu plus aujourd’hui que jusqu’à ses 25 ans – ne lui apporte « aucune satisfaction », non pas tant parce que cela le mettrait en « danger », mais bien plutôt parce que cela vient altérer ses perceptions, sa manière de « ressentir » les choses, lui faisant ainsi perdre le

29Il faut noter que tous les participants n’ont pas pris part à cet échange. Néanmoins personne n’est intervenu pour apporter un

« contrôle » de lui-même et de ses émotions, ou lui donnant la désagréable impression qu’il n’est pas « en contrôle » :

« L’alcool pas du tout du tout non plus par exemple parce que juste après ça, ce côté de réflexion que je vais avoir sur moi, et de comprendre et d’avoir un contrôle sur soi et sur ses émotions – en fait j’aime pas du tout le côté de pas être en contrôle, et de pas me rendre compte de ce que je fais. Donc l’alcool c’est vraiment un truc pareil où j’ai aucune satisfaction à… à être même un petit peu gai quoi, parce que du coup même cette sensation de, de pas ressentir les choses du coup c’est, pour moi c’est pas agréable quoi (…) Ca a changé. (Rires) C’est que la faute de ma femme [...] D’ailleurs elle le dit : “quand je l’ai rencontré, il buvait pas, et regarde maintenant ce que j’en ai fait !” (On rit) [...] Mais j’accepte déjà ça tu vois, le côté, wouh, ouais, je sens que ça me fait quelque chose, c’est bien, on va pas aller plus loin quoi. »

Ce qui ressort est donc bien la question du « contrôle » et de la « perte de contrôle », de l’importance de la « présence au monde » et d’une certaine acuité qui est une de ses qualités essentielles dans son travail (il est maître de cérémonie funéraire) et dans ce qu’il est en général :

« C’est pas que le contrôle, c’est de pas ressentir les choses, de pas me rappeler… […] j’aime pouvoir être présent monde, j’aime pouvoir être… je pense que ce que j’aime dans mon travail, et même je pense, ce qui me rend, “bon”, peut-être, c’est… c’est d’être hyper présent justement [...] Je pense que ça c’est une de mes qualités si on peut dire, c’est vraiment d’être, de ressentir, de beaucoup ressentir les choses. Et ça justement le perdre ce serait… pour moi ça n’a pas de sens quoi. »

Carole tient elle aussi des propos similaires à propos d’un traitement antidépresseur et note que cette crainte d’être « dépossédée de ses pleines capacités » est « un peu le revers de la médaille » de son « besoin de maîtriser » les choses, et de sa tendance à « l’hypervigilance ». Maîtrise de « tout » dont elle pointe judicieusement les ressorts, puisqu’elle note « en fait quand tu maîtrises tout, tu risques pas d’être surpris quoi ». Le fait d’être pris au dépourvu, de ne pas savoir comment répondre à une situation ou un événement qu’on n’avait pas prévu renvoyant donc à l’expérience négative et de rupture de cadres originelle.

Adrien évoque lui les moments de blues qui suivent les fêtes étudiantes et les cours qu’il a séchés. Il évoque une « volonté de garder le contrôle », de limiter ces écarts de conduite, qui sera, pendant ces années, liée à la culpabilité de s’écarter de ce qu’on père aurait attendu de lui. Mais cela se joue aussi, dès ses années d’étudiant (soit à la suite du décès de son père), dans la prudence dont il fait preuve sur le plan de ses pratiques alimentaires – suivant en ceci les conseils de son père, quitte à essuyer quelques moqueries de la part de ses camarades étudiants :

« Mon père quand il a commencé à comprendre qu’il avait un truc grave au cerveau donc il a cherché à changer ses habitudes alimentaires, manger [...] plus de légumes verts plus de choses vertes [...] c’est un truc qui m’a structuré [...] depuis que j’ai 22-23 ans j’essaie de bouffer équilibré [...] je me suis dit que mon père avait dû entendre, on avait dû lui dire, en tout cas il considérait que son alimentation pouvait être à l’origine d’un problème de type cancer, etc. ».

2.4.1.2. Anticiper, limiter les incertitudes et les imprévus : éviter la « rupture de cadre »

Édith est plutôt encline à être du côté « méfiance », son mari (orphelin de père à 18-20 ans) est plutôt « à

l’opposé », et va probablement être à l’origine de la pratique familiale du vélo évoquée ci-avant. Édith se « fait violence » pour sortir de ses appréhensions et de ses réserves, pour être davantage dans le lâcher-prise, et dans une certaine insouciance vis-à-vis des risques encourus. De fait, le « traumatisme » de la mort soudaine de son père reste « ancré » en elle, et la dispose à être particulièrement prudente (« faire attention »), à « anticiper », à être dans la « recherche de la maîtrise des choses » – « tout ce qu’elle fait » dit-elle, « à la perfection ».

« encore maintenant hein euh, dans mon fonctionnement je recherche la maîtrise, la maîtrise des choses quoi. C’est...(Sanglots) C’est plus fort que moi quoi...On essaye d’approcher euh le risque zéro, qu’existe

pas quoi ! [...] et moi, j’essaye, difficilement, d’apprendre à relativiser à dire “Bon ben on verra”, ou à pas y penser ».

Ce besoin de maîtriser se manifeste par des petites choses anodines, mais l’addition de ces petites choses, la perpétuelle tendance à anticiper et à éprouver de l’angoisse et de la culpabilité lorsqu’on se rend compte qu’on n’a pas anticipé, peut finir par être un peu usant. Le besoin de contrôle est mis en rapport avec le traumatisme et le choc post-traumatique, puisqu’elle note qu’un imprévu peut produire un retour de panique, un « petit drame » renvoyant fatalement au « gros drame », à ce que précisément on n’a pas « su » éviter – pas « pu » en vérité, mais où l’événement imprévisible et la rupture de cadre sont comme attribués à un défaut d’anticipation et de maîtrise :

« j’essaie de tout prévoir quoi. D’être dans... La gestion ! Voilà, gérer. Essayer d’approcher le risque zéro et en fait euh ben je me suis rendue compte que je savais pas m’adapter aux, aux petits imprévus aux... Que tout se suite c’était, le drame quoi ! Ça prenait tout de suite des proportions... Parce que je savais pas ! faire euh... Enfin j’avais tellement eu ce gros choc ce gros drame que du coup euh, ben tous les petits ça devenait des gros drames quoi ».

Elle note que c’est toutefois pire chez sa sœur :

« Et mon neveu (Le fils de sa sœur) (…) il disait “Ah ben maman, elle se lève elle fait tout le temps la même chose, au même moment, le soir c’est pareil tout est cadré y a jamais rien qui traîne c’est...” Tout est cadré quoi ! Elle est dans le on cadre on laisse rien (…) Comme je disais tout à l’heure, maîtriser au maximum. Dans la recherche de la maîtrise et de la sécurité, comme si ça allait pouvoir empêcher euh les choses d’arriver ».

2.4.1.3. La relation à son (ses) enfant(s)

La relation aux enfants est un domaine où s’exprime de manière privilégiée le besoin de contrôle. Devenir parent, surtout du premier enfant, fait on l’a vu naître chez certains un sentiment d’incapacité, d’illégitimité qui peut basculer dans une « hyperparentalité » animée par une volonté d’« hypercontrôle ». Sophie parle d’un report de l’amour sur le premier enfant, qui lui donne l’impression « d’étouffer son enfant d’amour » (si tant est qu’on puisse parler de « trop » en la matière note-t-elle) ; enfant qui tend de son côté à vouloir protéger son parent et entérine une relation fondée sur une « dépendance affective » et l’angoisse de la perte.

Adrien fait ainsi partie des interviewés chez qui cette « obsession » de la « sécurité des enfants » et la

« lutte » qu’il livre contre elle au quotidien sont abordées de manière précise et détaillée. Peur de la mort des enfants qui va donc se manifester dans la peur qu’il a longtemps eu de les laisser seuls au moment du bain, dans la peur de les laisser partir seuls à l’école (au point de les suivre de loin pendant un certain temps), et encore aujourd’hui dans le besoin irrépressible de les mettre systématiquement en garde avant le départ pour l’école, ce qui est à la longue fatalement « lourd » pour eux, et fatigant pour lui. Il évoque ensuite la manière dont il est « tétanisé », « parano », « insupportable », « tout le temps en train de surveiller, de me mettre au bord de l’eau » lorsqu’ils vont à la plage en famille et les « cauchemars de noyade » qu’il fait de manière répétée lors des vacances au bord de la mer. Il évoque également la manière dont il a été « beaucoup beaucoup travaillé » lorsque ses enfants étaient « tout-petits », par la peur de la « mort subite du nourrisson », se relevant « en pleine nuit pour voir si ton enfant respire ». Il observe toutefois que « ça va un peu mieux là, parce que je me rends compte qu’ils sont, les deux grands là, qu’ils sont grands, qu’ils sont résilients, qu’ils s’adaptent ».

Mais en bon spécialiste de la question (sa spécialité de chercheur est le risque dans les pratiques sportives), Adrien sait néanmoins qu’il faut s’exposer au risque pour apprendre à le gérer : « Tu vois mon fils il a 10 ans et il va tout seul en tram au (quartier à Grenoble), pour faire du sport. Le soir. Donc je laisse faire. Mais en ayant avant testé, en m’étant assuré de certaines choses ». Adrien va ainsi aller jusqu’à provoquer – dans une

démarche qui relève sans nul doute de la défiance – en lui donnant volontairement une mauvaise indication de trajet, une situation dans laquelle son fils va se perdre et être obligé de retrouver, par lui-même, son chemin. Manière de s’assurer que ses enfants sont capables de « se débrouiller » (le cas échéant sans lui), mais qui ne l’empêche pas de s’inquiéter malgré tout jusqu’à ce que ses enfants soient enfin rentrés à la maison.

Carole évoque elle aussi la « peur de perdre ceux qu’on aime », et la manière dont cela a produit chez elle une « hypervigilance », le fait d’avoir été « hyperprotectrice » à l’égard de ses enfants, jusqu’à ne pas supporter qu’ils sortent de son « angle de vision ». Cela va mieux aujourd’hui parce qu’elle a travaillé ça en thérapie, et parce qu’elle parvient à s’appuyer davantage sur la relation de confiance avec ses enfants, sur la confiance en leur autonomie :

« je pense que j’étais dans une hypervigilance pendant des années et toujours dans la peur de ce qui allait arriver [...], mais plus du tout maintenant en fait, je leur fais vraiment confiance, c’est marrant parce que… en fait je leur fais confiance, j’ai plus peur, voilà… c’est fini quoi… cette peur de perdre ceux qu’on aime ».

Carole sait qu’elle demeure néanmoins fragile, et que certains événements peuvent faire revenir le trouble, et sa tendance à l’« hypervigilance » sur le devant de la scène :

« ça peut revenir à plein de moments hein, ça reviendra le… la période des attentats, ça a été très compliqué (…) je me suis dit : finalement, ça peut encore toucher tout le monde, enfin… les gens peuvent être happés comme ça heu, une famille heu, des enfants heu tu peux pas les protéger ».

2.4.2. Se rendre la vie à la fois « possible » et « impossible »

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