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2. PERSISTANCE DU TROUBLE : EXPRESSION, REMISE AU TRAVAIL ET STRUCTURATION D’UN RAPPORT AU MONDE

2.1. Retours du trouble

2.1.4. Devenir parent (naissance des enfants et parentalité)

La naissance du premier enfant, le fait de devenir, d’être parent à son tour, sont des moments particulièrement propices au retour du trouble sur le devant de la scène. Heureux événement rendant d’autant plus troublant pour les personnes concernées le sentiment de détresse ou les angoisses qui s’emparent d’eux, malgré eux. Le sujet est évoqué et discuté dans les ARC. Sophie s’est sentie « illégitime » en tant que mère à la naissance de son premier enfant. Ce moment de bonheur a été bien dur à vivre, tout comme pour Édith. Pour de nombreux participants, le fait de ne pas avoir eu de modèle maternel/paternel, suscite et entretien la peur de ne pas savoir faire, d’être illégitime, indigne d’être parent. Cela générant souvent, on va y revenir plus bas, ce que certains participants désignent comme une « hyperparentalité », la tendance à entretenir avec son (ses) enfant(s) une relation « fusionnelle », à être dans une « hypervigilance », voire dans l’« hypercontrôle ». Tous relèvent l’importance de l’« étayage familial » pour passer le cap et vivre une « parentalité apaisée ».

Édith notant qu’il y aurait, à défaut, besoin d’une médiation extérieure : s’il y a des cours d’accouchement, il n’y a pas de raison qu’il ne puisse pas y avoir de formation à la parentalité.

Parmi les interviewés, Richard est peut-être un de ceux chez qui la réaction à la naissance de son fils est la plus flagrante et la plus violente. C’est la première fois qu’il ressent de l’angoisse à proprement parler, une angoisse physique, quand il était jusque-là sujet à un mal-être plus ordinaire – le « moral à zéro » – qu’il avait finalement appris à gérer :

« la naissance de mon fils ça a été… Je ne sais pas si ça a été l’allumette qui a fait sortir mes angoisses, mais c’était la première fois que j’ai ressenti de l’angoisse de ma vie, il me semble. Avant j’étais pas bien, mais je ne savais pas ce que c’était l’angoisse. Comment est-ce que vous faites la différence ?

Physiquement. Avant j’avais… cette période où j’étais dans mes études supérieures j’avais le moral à zéro, mais bon, je flottais toute la journée donc ça allait. Mais le jour où j’ai eu mon fils, ça a été la première fois où j’ai ressenti d’une manière corporelle les angoisses ».

La naissance de son fils va faire surgir de manière oxymoronique son opposé complémentaire : « la mort, ça a été là, ça a été flagrant » (…) « le jour où j’ai eu mon fils, ça a été brutal, d’un seul coup tout est remonté. J’ai commencé à me sentir pas bien. Jusqu’à cette époque-là j’étais “akouna matata11 ». Et là j’ai commencé à

m’inquiéter pour la santé de mon fils ». Envahi par ses angoisses, qui ne s’estomperont pas vraiment, le fait de devenir parent produit comme un déclic. Cela pousse Richard à « se bouger », à trouver un emploi avec un meilleur statut et un revenu qu’il juge approprié pour un père de famille, manière d’assurer, objectivement et subjectivement, une sécurisation de sa famille : « À cette époque-là j’étais bûcheron, je me suis dit je ne peux pas continuer à faire ce métier-là, faut que tu te bouges. Je suis rentré dans l’industrie, je suis monté rapidement dans la hiérarchie pour faire responsable d’atelier ».

Si le mariage a été pour Évelyne le premier moment de retour du trouble, c’est après son accouchement, lorsque son père entre seul dans sa chambre à la maternité, que l’absence de sa mère, le « vide » et le « manque » laissés par sa disparition, ce jour-là et pour l’avenir, se font le plus intensément sentir :

« je vais pas avoir ma maman au mariage. Et oui, pendant ma grossesse je me disais elle sera pas là pour euh... Maintenant, ça m’a pas perturbée au niveau de ma grossesse [...] quand mon papa est arrivé dans la chambre […] là, j’ai pleuré. Parce qu’il est arrivé, seul [...] là c’était ce vide, ce manque, de dire, ben je vais présenter mon fils à mon papa, c’est super ! Mais voilà, il n’y avait pas ma maman... Et, avec tous les conseils qu’elle allait pouvoir me prodiguer en tant que maman... »

Les excellentes relations avec la nouvelle compagne de son père lui permettent malgré tout de se sentir entourée et soutenue :

« c’est quand même quelque chose qui est passé assez vite parce que tu vois du fait qu’on est proches avec A.-M., je suis pas restée dans ce côté... [...] comme je sais que je peux compter sur elle… Sur le coup “mince y a pas ma maman”, mais, voilà il y a A.-M. […] j’étais fatiguée elle me prenait mon repassage euh, enfin elle m’a beaucoup aidée après mon accouchement [...] le fait d’allaiter puis mon gros babyblues j’étais très très fatiguée […] y a eu la présentation... Mais euh, ça a pas duré. Parce que, on avait déjà recréé une famille en fait. Je savais que j’étais entourée donc euh voilà, ça ça y fait ! ».

Pour autant, Évelyne fait « un babyblues », d’autant plus dur à vivre qu’elle ne se sent pas toujours bien comprise par son entourage. Sa grand-mère maternelle et la mère de son mari ont du mal à comprendre : « Tu vois, babyblues euh... Quoi ?! T’as un beau bébé, t’as un travail, t’as un mari... T’as pas à avoir un babyblues quoi ! ». Pendant longtemps, elle se disait « j’ai pas fait le deuil » et rapportait un certain nombre de ses problèmes à ça, ce qui est de moins en moins le cas aujourd’hui.

11 Difficile de ne pas relier ici cette expression au dessin animé le Roi Lion, lui-même orphelin et qui apprendra à vivre plus

Elle reste malgré tout très angoissée pour son enfant : « que tu aies eu des antécédents ou pas, une maman est angoissée pour son enfant hein. À partir du moment où il sort de ton ventre, tu te dis merde ! C’est pour la vie ! (rires) Après je suis d’une nature plus angoissée que certaines ça c’est sûr (...) On fait un enfant, on se dit je voudrais être là jusqu’au bout, pour lui ». Ceci entrave et parasite aussi la possibilité d’envisager l’avenir de manière plutôt « sereine » :

« je suis pas sereine, j’ai peur qu’il m’arrive quelque chose. Et de le laisser. De laisser mon fils. Bon mon mari aussi. Mais c’est un adulte [...] c’est pas une angoisse permanente, heureusement ! Je vis pas en

me disant tous les jours je vais mourir aujourd’hui euh qu’est-ce qui va se passer ? ». L’intervieweur demande « Tu penses que les orphelins y pensent plus que les autres ? » : « Oh oui ! Ben oui je

pense. Parce que nous on a le manque donc on se dit, si je pars ben mon enfant il va vivre ce que j’ai vécu donc euh... En fait j’ai un peu l’impression que chaque année gagnée, je me dis bon il a pris en maturité, il a pris en maturité, je veux aller le plus loin possible dans sa vie pour que... Que si je dois le laisser ben, qu’il soit adulte. Qu’il ait sa vie déjà, en fait. [...] je veux gagner du temps en fait. Qu’il soit

capable lui de vivre sa propre vie euh... Voilà. »

L’intervieweur fait allusion au fait qu’au Niger, recueillir un orphelin, c’est s’engager à l’amener jusqu’au mariage12, Évelyne rétorque : « c’est un peu ça ! Et là je me dirais ouf ça y est je peux partir, mais un peu

quoi... Dire bon, voilà il a quelqu’un d’autre qui veille sur lui ». Devenir parent, malgré les angoisses, reste une expérience qui marque pour elle un passage d’une posture passive à une posture active – « tu te lances plus dans la bataille » –, mais elle peine malgré tout à concevoir son orphelinage comme une force, une « expérience positive » :

« Justement je pense plus à partir du moment où tu as un enfant toi-même, tu te dis bon il faut que je vive pour lui et tu t’accroches à plein de choses du coup. Je pense tu te lances plus dans la bataille. Et puis tu fais plus attention à toi. Je pense peut-être quand même... Mais tu es dans la crainte... S’il m’arrive quelque chose, et tout ça... Ça reste quand même... Ça peut pas être une expérience positive, malgré tout ».

C’est également « très compliqué » pour Carole. Devenir maman a fait « remonter » des « angoisses » liées à la peur de mourir et de laisser ses enfants orphelins, à la peur « qu’ils revivent ce que moi j’avais vécu ». C’est à ce moment-là qu’elle va consulter un thérapeute qui lui a permis – remise au travail du trouble initial – de « mettre de la distance », de « reprendre cette histoire », de « enfin mettre des mots là-dessus » : la thérapie accompagnant donc ce moment de « basculement » et qui lui fera dire que sa maternité a été comme une renaissance (que l’on retrouvera également plus loin) :

« Moi, j’ai fait un travail après, plus tard, quand je suis devenue maman, toute jeune maman parce que j’avais beaucoup d’angoisses qui sont remontées à ce moment-là, la peur justement de mourir, de laisser mes enfants… qu’ils soient orphelins, ça, c’était quelque chose qui me… me faisait très très peur. Et du coup j’ai vu quelqu’un pendant un an ou un an et demi et en fait, ça m’a fait énormément de bien, ça m’a vraiment permis de, de… de mettre de la distance, de reprendre cette histoire, de… Voilà, de pouvoir enfin mettre des mots là-dessus et peut-être de pouvoir enfin lire les contes en disant que le papa et la maman étaient morts sans que ça devienne trop compliqué pour moi ! (rire) […] J’arrivais pas à le dire, c’était trop compliqué, je pouvais pas en parler avec mes enfants (…) J’avais qu’une peur c’est qu’ils revivent ce que moi j’avais vécu […] ça m’a permis de mettre toute cette distance, de mieux comprendre et c’était pas plus mal ».

12 « la règle voudrait que l’orphelin ne soit confié que le temps de la petite enfance considérée comme révolue à

7 ans et que le père le récupère ensuite pour en assurer l’éducation, mais rares sont les femmes qui acceptent cette éventualité, leur objectif étant de garder l’enfant auprès d’elles jusqu’à son mariage. Si en réalité les deux familles ainsi que les amis cotisent pour ce rite de passage, les tutrices emploient l’expression “jusqu’à ce que je l’aie marié”. » ; Élise Guillermet, « Itinéraires d’enfants orphelins de mère à Zinder (Niger) : Un vade-mecum ethnologique », Face à face [En ligne], 10 | 2007, mis en ligne le 01 octobre 2007, consulté le 04 octobre 2018. URL : http://journals.openedition.org/faceaface/154

Chez Édith, le retour du trouble est lié à sa première grossesse. Elle réalise que, son conjoint étant lui aussi orphelin de père, leurs enfants n’auront pas de grands-pères. La perspective de devenir parent déclenche une crise et Édith va sentir le besoin de se faire aider, et d’engager une psychothérapie : « c’est là que je me suis dit, ben faut que je me fasse aider quoi. Et même euh, même si je me suis fait aider ben, ben c’est toujours douloureux et (Sanglots) et je me dis que ça le sera toujours ». Elle consulte plusieurs professionnels, mais sans grands résultats ; elle aura à chaque fois le sentiment de « tourner en boucle » et de ne « pas avancer »… : « et donc j’ai arrêté d’y aller quoi. Et au bout d’un moment je sentais que ça allait pas donc je retournais ».

Évelyne et Carole ont des vécus similaires à ce sujet. Moment qui vient réactiver le trouble, enclencher sa mise au travail et dont le dénouement va se jouer jusqu’à des années plus tard, dans la combinaison ou l’enchaînement de différentes choses, dont on réserve l’exposé pour plus loin.

Le retour et la (re) mise au travail du trouble se jouent différemment pour Bruno. Des discussions occasionnelles avec son frère sur leurs problèmes respectifs de parents (« Quand on parle de blocages qu’il peut y avoir dans la relation parents-enfants, on se donne des billes quoi, on échange ! »), sont parfois pour Bruno l’occasion de se rendre compte de la manière dont la perte précoce de leur mère peut jouer sur la relation qu’ils ont avec leurs propres enfants. Il parle, sans préciser, de choses « qui ressortent » chez son frère. Il déclare « en tant que père ça te façonne » : « J’ai aussi des choses dans ma relation avec J. (Son fils) qui, qui sont forcément liées à ce que j’ai eu, ou pas eu d’ailleurs, comme relation avec ma mère […] ça joue un petit peu euh.. , ben dans la relation que tu as avec ton gosse après quoi forcément. » Sans plus détail, il souligne qu’il s’agit d’éviter de « transmettre » à son fils quelque chose de cette expérience qui pourrait se révéler être un « frein » pour « la génération suivante ». Bruno pense à la relation « fusionnelle » qu’il avait avec sa mère, et au fait qu’il peut avoir tendance à la « reproduire » avec son propre fils. Il confie avoir eu un désir assez précoce d’avoir lui-même des enfants : « très tôt je sais que je veux avoir des enfants, très très tôt. Et même plein ! Et que, ça fera partie de ma vie. » – et se trouve être aujourd’hui un père particulièrement présent et attentionné.

Le fait de devenir parent lui permet de saisir plus concrètement, de vivre dans sa chair, le fait qu’un parent est capable de se sacrifier pour son enfant. Pour Bruno (sa mère s’est suicidée lorsqu’il avait 15 ans), cela « ajoute une petite pièce au puzzle », va l’aider à comprendre avec plus de justesse la décision de sa mère :

« être père aussi (…) te dire ben voilà, en fait tu es capable de te sacrifier pour tes enfants, vraiment, c’est un amour qui est tellement incroyable que, qu’est pas descriptible tant que t’es pas parent, du coup tu te rends compte ben ouais ben en fait peut-être qu’à ce moment-là elle s’est dit “Si vraiment je veux qu’il ait sa vie j’ai plus que ça comme solution”. »

Décision sur le sens de laquelle il a très tôt statué, mais signification du suicide dont on apprend à ce moment de l’entretien qu’elle est une interprétation de Bruno, qu’il n’a jamais souhaité confronter à la lettre d’adieu laissée par sa mère :

« je dis que je me le “raconte”, parce que, parce que je saurai jamais ! à moins que je lise la lettre et que dans la lettre ce soit écrit (peut-être la seule fois de l’entretien où, bien qu’il s’efforce de rire en même temps, sa voix tremble en un semblant de sanglot), mais en tout cas euh, en tout cas c’est ce qui me paraît le plus, le plus probable […] je pense vraiment qu’il y a pu avoir ce côté ben, au moins le, “Si je veux qu’il ait sa vie, si je veux qu’il puisse être vraiment lui, faut plus que je sois là” quoi. Ce qui doit être d’ailleurs euh hyper dur quoi, mais euh… Bon en même temps c’est le principe de la maladie quoi ».

La naissance de son fils a été un moment où il s’est « beaucoup posé la question » et a hésité à lire cette lettre. De crainte de « rebrasser des trucs » et de briser l’équilibre de vie qui est le sien aujourd’hui, il s’est pour l’instant encore, abstenu de la lire :

« je sais qu’elle a laissé une lettre, mais je... j’en sais pas beaucoup plus, et j’ai jamais cherché à en savoir plus [...] ça me traverse de temps en temps, je me dis j’ai jamais cherché à savoir, est-ce que ? […] Je me dis tellement que j’en ai pas besoin, je suis bien où je suis, je suis bien dans ma vie. Tu vois des fois je me dis est-ce que ça vaut le coup de rebrasser des trucs [...] sans forcément que ce soit lourd, mais des trucs qui grattent un petit peu est-ce que ça vaut le coup ? Et c’est vrai que je me suis beaucoup posé la question, au moment de la naissance de J., en me disant voilà ça me rebrasse un petit peu le côté, être père être parent ».

Son père lui a proposé récemment d’en parler s’il en avait envie, s’il avait des questions. Bruno a dit qu’il allait y réfléchi. Il lira cette lettre « peut-être plus tard », éventuellement « à la mort de son père ». Mais il reste prudent, « parce que c’est aussi aller fouiller dans leur histoire, finalement ». Le fait de devenir parent est donc bien pour Bruno un retour du trouble, de remise au travail de la perte, où l’expérience de la paternité vient éclairer et apporter une confirmation du sens et de la valeur de la mort de sa mère ; renforcer également l’idée que ce sacrifice de soi pour ses enfants est résolument tourné vers la vie :

« Et c’est vrai que moi du coup ce que j’en retire, ouais la vie euh, c’est beau c’est sacré. Ce qui veut pas dire d’ailleurs que je me dis putain quand même ceux qui se suicident il la gâchent ! non, parce qu’on sait bien qu’il y a des faits de vie ».

2.1.5. Autres moments

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