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1.2. Reprendre le cours de la vie 1 Famille et entourage

1.2.5. Des réactions symptomatiques face à la mort

En suivant une certaine chronologie des événements, nous avons pu observer de nombreuses réactions face à la perte. Pour clore cette première partie, nous les complèterons par celles évoquées comme étant parmi les premières, juste après le décès, mais qui pourront aussi resurgir à moyen et long terme. Elles sont finalement des réactions symptomatiques face à la mort.

Le décès d’un parent a clairement des répercussions sur le plan de la sécurité ontologique. Nombreux sont les interviewés à ressentir intensément la peur de mourir et la peur de perdre d’autres proches. Alicia s’est beaucoup « accrochée » à sa mère : « Je suis terrifiée que ma mère parte aussi ! » Corrélée l’angoisse de l’abandon revient souvent dans les discours, comme Karine dont la mort du parent « génère des syndromes abandonniques » ou Sophie qui a peur de perdre à tout instant : « la confiance de la vie est entamée ». Les deux associeront également la perte à un manque physique, comme d’être « handicapé ».

On repère également dans les champs lexicaux deux réactions idéales-typiques des humains face de la mort : la stupeur et la fureur. Édith évoque longuement son incompréhension, sa révolte et son désarroi. Antoine a pu être très violent comme on a pu le voir plus haut. Franck dit avoir été « stoïque » et note qu’une fois sortie de la « sidération » des premiers temps il est devenu un « maniaque du contrôle » (manière de gérer/réguler sa peur, de limiter les incertitudes et les désordres possibles : « je veux savoir ce qui se passe » ; il ne s’engage par exemple dans projet que lorsqu’il sait que « ça va bien se passer, que ça va aboutir »). Il a, pourtant/justement, bien conscience qu’on ne contrôle pas tout, voire qu’on ne contrôle pas grand-chose : « tous les jours, je contrôle pas », « j’en suis conscient, mais ça ne change rien »7. Alicia dit être devenue

« tyrannique » avec ses proches, envers sa petite sœur et sa mère, mais envers elle-même également, et peut-être surtout puisqu’elle dit avoir fait plusieurs tentatives de suicide, s’être scarifiée, comme une fureur retournée vers soi8. Après avoir pris conscience qu’elle ne reverra pas son père, elle entre dans une « rage

noire ». Non seulement son père lui manque, mais elle est particulièrement « en colère contre lui », notamment parce qu’elle comprend que son père (malade) avait peut-être

« aussi envie de partir [...] qu’il était aussi temps pour lui de partir et qu’il, en avait envie quoi » : « Et euh,

et ça m’avait mis tellement en colère ! De me dire qu’il pouvait vouloir ! m’abandonner ! enfin nous abandonner, et surtout m’abandonner moi ! Ah non ! Et du coup ben... J’étais en colère. Et je lui parlais, enfin je l’insultais de tous les noms et j’étais, mais vraiment, mais, furieuse ! Pendant très longtemps j’ai été (Silence ému) Non, j’étais dégoutée, j’étais en colère ! Pour moi c’était pas possible qu’il ait eu envie, de me laisser ! »

D’autres ont pu clairement ressentir plus ou moins clairement au début, un soulagement après une longue maladie (Sophie, Adrien par ex.) ou encore ressentir comme une libération d’un carcan familial qui les aurait étouffés (Nathalie).

Certains ont aussi réagi en cherchant à s’évader. Par les loisirs comme la lecture et la musique. Richard lit énormément (le club des 5 ou l’histoire géographie), au côté des agneaux et des chèvres, c’est ce qui le soutient : « je vivais dans mes livres, je n’étais plus dans le moment présent, je m’évadais ». Jeanne,

passionnée de lecture, trouve matière à réflexion sur son parcours, son comportement, sa vision du monde :

7 Nous reviendrons dans d’autres parties sur ce point précis.

8 Ceci nous renvoie aux travaux de David Le Breton sur les « atteintes corporelles délibérées », que l’on s’inflige, Le Breton les

analyse comme des actes, certes de derniers recours, mais de survie, des tentatives de vivre : « La mort (symbolique), la douleur ne sont plus des défaillances de la vie, mais des ultimes recours, dans des circonstances particulières, pour se sortir d’une autre mort qui colle à la peau et étouffe. Si la blessure délibérée contre soi est le signe d’une souffrance profonde qui peine à être exprimée et/ou entendue, la douleur se fait tentative d’éprouver son sentiment d’existence et d’affirmer sa présence au monde quand tout nous dépasse ». C’est une manière pour l’individu reprendre pris.

« j’adore Virginie Despentes, j’adore Emmanuel Carrère […] Mona Chollet […] le livre d’Ingrid Bétancourt sur sa captivité (…) c’est un livre qui m’a vachement habitée. Qui a vraiment changé des trucs dans ma vie pendant quelques mois (…) l’histoire du pardon et du détachement des choses. J’ai lu un autre livre récemment qui m’a trop parlé par rapport à ça, ça s’appelle L’autre Dieu, ça parle du fait que […] il y a des choses qui sont hors du bien et du mal qui sont, juste elles arrivent point… ça m’a vachement interpellée ».

Pour Bruno, la musique, la littérature, les BD, ont été essentiels, car : « en littérature et en musique les gens

qui ont besoin de sortir ces choses-là c’était gens qui sont bien travaillés aussi, mais dans le bon côté des choses quoi ! qui ont besoin de sortir des choses, et ça t’aide aussi dans ton travail oui forcément [...] et ça te fait avancer quoi ».

D’autres s’évadent et s’oublient avec la boisson, comme Adrien et jusqu’à en faire trop à son goût. Concomitant à sa nouvelle vie de jeune adulte :

« j’ai été propulsé dans un espace de liberté qui m’a parfois un peu donné le vertige […] il y a des copains qui me disaient, parce que eux ils mettaient peut-être plus de sens dans leurs études, “Putain ça me dégoûte ! d’où tu viens ? tu pues l’alcool et tout et tu réussis tous les examens ?!” Et quelque part moi ça me mettait mal à l’aise parce que, ça faisait un peu privilégié quoi. Mais bon j’avais d’autres soucis par ailleurs ».

Le sport est aussi une manière de s’évader, comme pour Sophie, pour s’épuiser et se vider la tête, c’est son

« exutoire » : « pour bien dormir aussi, pour avoir une raison d’être fatiguée ». Quand elle ne travaille pas, elle

enchaîne « les kilomètres de piscine le matin, le ski de fond l’après-midi et escalade le soir ».

Comme d’autres également, Sophie ne pense qu’à repartir loin et vite. Six mois plus tard, elle repart travailler 8 mois en Orient. Elle sent comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête et elle se sent bloquée, incapable se projeter dans l’avenir, « d’avancer ». Cette sensation ne la quitte pas durant 2 ou 3 ans. De plus, elle ne comprend pas bien ses émotions, elle a des « réactions bizarres », « disproportionnées » : « quelque chose d’insignifiant pouvait me faire bondir ». Lors des ARC, certains participants ont leur tendance à une certaine forme d’« exubérance » (vestimentaire, capillaire ; comportementale à l’école, en famille, avec les amis), mais c’est plus le « repli sur soi » qui fait parler et qui trouve écho en creux la préconisation de « ne pas s’enfermer »). Pour Bruno, le fait d’être « dans sa bulle » est clairement venu après le décès. Il lui est

nécessaire de se mettre en retrait comme lors de sa seconde année blanche : « la vie la mort les vaches euh,

c’est vraiment pff ! Le brainstorming quoi. Et je passe mes journées à ça quoi […] Pendant deux mois, pff (bruit du type lâcher de vapeur) ».

Il aura également plus tard des manifestations psychosomatiques aiguës (« c’est le corps qui parle »), en l’occurrence des « crampes » intestinales qui peuvent survenir à tout moment et qui le « plient en quatre ». Parfois, face à des « douleurs de plus en plus fortes », il se demande si la chose ne va pas tout simplement finir par le tuer.

Nicolas évoque des choses similaires, par une extrême tension corporelle : « je suis quelqu’un visiblement d’hyper sensible, c’est-à-dire que je montre rien et c’est tout mon corps qui prend ». Des matins, il se réveille

avec l’impression d’avoir une « gueule de bois » ou alors il s’écroule devant sa porte d’entrée, pleurant et

incapable d’aller en cours. Thomas, encore un homme, évoque des symptômes plus radicaux : « Ça me coupait les jambes par exemple, je pouvais tomber par terre instantanément, une tachycardie très forte, vraiment une fatigue extrêmement violente ».

Le sentiment de culpabilité a parfois été évoqué, mais pas comme un élément prégnant de leur parcours. Bruno se souvient bien de la psychologue lui rappelant bien qu’il ne devait pas se sentir coupable, mais dit

bien qu’il n’a jamais ressenti ça face au suicide de sa mère. Élodie culpabilisait plutôt de ne pas pleurer, ou

pas assez, ou de ne pas y penser assez.

« Des fois je culpabilisais parce que j’y pensais pas souvent, ma vie était remplie et des fois j’y pensais pas quoi et après je me suis dit ben non que c’était juste normal et que tant mieux que j’arrivais à avancer

[…] tu fais ta vie, t’avances et tant mieux que tu te dis pas toute la journée : oh mon dieu ma mère est morte et moi je suis en train de profiter de la vie ! Non, c’est pas ça ».

Au terme de cette première partie, notre enjeu premier reste entier, comment restituer toutes ces expériences ? Comme beaucoup nous l’ont dit, « il est difficile de témoigner de ça, et de l’expliquer ». Nous retendrions ici comment ils ont tenu face à l’irruption du chaos, comment ils se sont accrochés et malgré tout, comment ils ont continué à vivre et tenté d’avancer.

Lors des ARC, Franck parle d’un sentiment de « fatalité » et évoque ce en quoi la perte précoce du parent reste un désordre, une « anormalité » : « C’est pas normal de perdre ses parents jeunes ». La normalité est un terme récurrent dans les discours. Face au désordre, il s’agit bien d’essayer de restaurer un semblant d’ordre, de normalité, à l’école, en famille, avec les amis. Le décès du (des) parent(s) a des répercussions sur les manières d’envisager et de se positionner dans les relations à soi et à autrui et l’équilibre entre ce sentiment d’être différent, et d’être parfois traité comme tel (d’être visible) et celui de se fondre dans la normalité (invisible) est ténu. Élodie, parmi tant d’autres, exprime bien ceci avec l’école :

« c’est bénéfique en fait, retourner vite à l’école c’est un truc qui m’a, ben, justement, la vie continue, c’est le train qui avance, même si on est dedans et qu’on a un peu le mal du train, ben le train avance et au final, ça repart […] ça allait dans cette logique de sortir de ce drame-là, enfin de respirer, de jouer avec des copains un peu normalement ».

Mais ce besoin et ces allers-retours n’efface rien : « on se traine ça » « le temps n’efface pas la douleur » ; « il n’y a pas d’âge pour souffrir ». En quelque sorte, après avoir subi la perte et être parvenu à y survivre, leur vie continue, mais aussi ce désordre initial provoqué par le décès et ses conséquences persiste et/ou menace de revenir.

2. PERSISTANCE DU TROUBLE : EXPRESSION, REMISE AU

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