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2. PERSISTANCE DU TROUBLE : EXPRESSION, REMISE AU TRAVAIL ET STRUCTURATION D’UN RAPPORT AU MONDE

2.1. Retours du trouble

2.1.3. Coïncidence des âges

Parmi les moments particulièrement critiques, figure la période de la vie où l’orphelin se rapproche de l’âge qu’avait son parent lorsqu’il est décédé, et celle, un peu moins fréquemment mentionnée, lors de laquelle ses propres enfants atteignent l’âge qu’avait l’orphelin au décès de son parent. Les interviewés ont été nombreux à mentionner ces périodes de leur vie – certains y sont précisément lors de l’entretien – comme un moment de rappel du décès du parent et de retour d’un trouble lié à la sécurité ontologique : peur de mourir soi-même, peur de laisser ses enfants orphelins à leur tour. Peur que se répète le destin de son parent (être frappé à son tour de la même maladie, être frappé par la mort au même moment) ; peur également, de passer le moment où l’on aura vécu plus longtemps que son parent décédé et où l’on devient, non-sens généalogique pour le moins troublant, plus âgé que son parent.

2.1.3.1. Atteindre l’âge qu’avai(en)t son(ses) parent(s) au décès

Beaucoup appréhendent cette échéance, comme d’Aurélie : « mais elle est morte à quel âge ? – Ben 49 ans. – Ah oui c’est jeune. » Et du coup moi j’ai plus 23 ans, j’ai 35, donc j’avance petit à petit vers le fameux… Moi ça me fait peur, enfin je ne sais pas, j’appréhende en fait, et je me dis que ça passe vite, on verra bien quand j’aurai 49 ans ».

Thomas est encore assez loin de l’âge qu’avait sa mère quand elle est morte, mais son frère aîné s’en approche. Il prend le parti de se dire que s’il dépasse les 51 ans, ce sera du « bonus », et peut-être « le premier jour du reste de sa vie ».

« Ce qui me pend au nez, et ce qui a touché mon frère dans le mille, c’est de rentrer dans la décennie dans laquelle ma mère est tombée malade, mon frère a la quarantaine, mon frère a en tête que dans 5 ans sa mère est morte, il y a un compte à rebours arrière qui a commencé, et ça j’ai toujours en tête que demain c’est fini, c’est que du bonus. On sait que ça peut nous arriver demain, ou à l’âge de ma mère, rentrer dans la quarantaine, je pense qu’il y a ça [...] À part ne pas fumer, mais c’est pas préventif c’est

que ça m’angoisse énormément. Le désir de ne pas trop boire d’alcool, mais ça reste un vœu pieux, essayer de faire un peu attention à sa santé. Non les pratiques préventives c’est plus par rapport à la santé mentale que physique : de se poser, faire moins de choses, de moins se dire que c’est du bonus, dépasser ce truc-là, on va arriver à 52 ans si ça se trouve. Ça reste un palier ? Mon frère il a exprimé

comme ça, il l’a dit là en novembre, elle est morte à 51 ans, pour lui c’est dans 4 ans. Mais moi j’ai pris le raisonnement inverse, c’est le premier jour du reste de ma vie. Mais qui sait, peut-être que dans deux ans je le vivrai autrement. »

Jeanne a presque 28 ans lors de l’entretien, son père est décédé à 29 ans d’une défenestration à l’hôpital où il est interné depuis moins de 24 heures). Elle éprouve de manière un peu particulière la peur que le destin ne se répète. Elle a d’abord eu, dès l’enfance, peur de devenir « folle » à son tour en grandissant, et enfin, de mourir elle aussi en atteignant l’âge de son père :

« ça pesait plus comme une pression avant… Ben, parce que j’étais tourmentée, me dire : “ah, je suis tourmentée, je suis comme lui, ça va finir comme lui” et puis quand j’étais petite plein de fois, je me demandais : est-ce que je vais devenir folle ? Est-ce que je vais devenir folle ? Est-ce que je vais devenir folle ? Ça m’obsédait… Ma mère me disait tout le temps : “non, Jeanne, tu ne vas pas devenir folle !.. » (rire) Et j’avais hyper peur de ça, genre, hyper peur, après je pense que ça a joué sur le fait que j’avais hyper peur de la mort, il y a des moments j’étais obsédée, je me disais : je vais mourir, je vais mourir, je vais mourir… Ouais, ça enlève clairement une tranquillité, ça fait que tu te dis : hein, tout va se finir comme ça, tout va se finir comme ça ».

À la différence d’autres interviewés, elle est plus « apaisée » à l’approche de l’âge fatidique dans la mesure où tout lui indique qu’elle vivra bel et bien, « a priori », plus longtemps que lui. Le fait d’atteindre l’âge du parent décédé, et de le dépasser, acte d’une certaine façon, l’indépendance des deux « destins » et la conforte dans la perspective d’un apaisement : « ça s’est apaisé, mais pendant longtemps… Je me demandais : est-ce que

je vais vivre plus vieille que lui, mais ça paraissait très loin… Maintenant, je me dis : ben oui, a priori… ! (rire) Et, je pense que ce sera cool parce que du coup, ça déliera nos deux destins ».

Richard, 48 ans, nous dit que depuis la naissance de son fils, son mal-être récurrent a fait place à des angoisses qui, fréquemment, le submergent. L’année de ses 44 ans, âge auquel sa mère est morte, ses angoisses ont atteint des pics : « Il y a eu un petit bas, il me semble. Oui j’y ai pensé. Vous vous êtes dit quoi ? Je vais y passer ! (…) ça a été une longue bataille. Rien de bien différent sauf que c’était plus dur ». Si

pour certains orphelins, le dépassement l’âge du parent à son décès s’accompagne donc possiblement d’une sorte de libération (fin de l’idée d’un destin commun et donc fin de certaines angoisses), pour Richard, ce n’est pas le cas, ces 45 ans ont à peine suscité une accalmie de ses pics d’angoisse.

Carole, 42 ans, a redouté avoir eu tout simplement « peur de mourir » à l’approche de ses 38 ans. Particulièrement troublée, elle ne veut d’ailleurs pas les fêter, par peur que « tout s’arrête, c’était très bizarre » :

« mon père est mort à 38 ans heu… ouah, c’était très très compliqué, ça a été une année très très compliquée […] je la redoutais et j’avais pas envie de fêter mes 38 ans, j’avais vraiment pas envie de les fêter parce que j’avais peur que tout s’arrête, ouais, c’était très bizarre. D’ailleurs, j’ai revu quelqu’un à ce moment-là, voilà… mais ça m’a permis heu après voilà de le dépasser, c’est sûr que c’était… ouais, la peur de reproduire, ouais, que ça se reproduise quoi […] il y a eu beaucoup de changements d’ailleurs lors de cette année ».

Ce moment d’angoisse est aussi l’occasion d’une remise au travail du trouble, puisqu’elle reprend une thérapie pour l’aider à « dépasser » ses craintes et à passer le cap de ses 38 ans. Les changements évoqués sont la reprise de ses études, l’obtention d’un diplôme et d’un poste universitaire dans la foulée. Ces éléments ne sont probablement pas étrangers au fait qu’en finir avec ses 38 ans sonne comme une « renaissance » : « j’étais exorcisée quoi ! » :

« quand j’ai eu 39, ouais je me suis dit : ça y est c’est fini, je me suis sentie très apaisée, j’étais sur le qui- vive toute l’année de mes 38 ans […] ça a été un peu aussi une renaissance et tout, du coup, s’est apaisé tout était… non, j’étais bien, je me suis dit : fff, mais ouais, ça y est… j’étais, comment dire, j’étais exorcisée quoi ! Ça y est ! Je suis pas morte, j’ai 42 ans ! […] Mes enfants ne seront pas orphelins, non, non, ça va aller quoi ! ».

La période est particulièrement difficile à vivre aussi parce qu’elle réalise que ses trois enfants ont à peu près le même âge qu’elle-même et ses sœurs au moment du décès : « mes enfants ont le même écart que moi, j’ai avec mes sœurs (…) ouais, c’était très très bizarre (…) c’était très flippant ! Mais, je… j’ai pas du tout, je

l’avais pas mesuré, c’est pour ça qu’il y a eu quelque chose d’un peu bizarre à ce moment-là ». On peut enfin évoquer ici Adrien, 43 ans, dont le père est mort à 45 ans, et qui déclare être un peu « travaillé » par la question ces derniers temps. Sans être dans la « peur de mourir », il fait toutefois attention à sa santé et est sensible aux rappels à l’ordre de son jeune fils en la matière :

« Moi ça me travaille dans le sens je sais que je me rapproche de l’âge où mon père est mort […] tiens, je vais avoir 43 ans cette année, il est mort à 45 ans […] je me dis pas je vais mourir, etc., mais, je fais attention, enfin j’essaye de faire attention un petit peu à mes consommations de, d’alcool, de cigarettes tout ça. Mais c’est plutôt mon fils lui qui nous fait la chasse (...) Parce que lui, il a bien identifié – je pense que les messages de prévention sont bien plus durs maintenant et plus lucides qu’avant – et il a bien identifié que c’était des causes de mortalité. Et je pense que lui ça le travaille ».

D’une façon plus générale, il est inquiet de « l’hécatombe des hommes jeunes dans la famille » : « C’est une famille où les hommes meurent jeunes… je ne sais pas moi ce que ça va donner » – bien qu’Adrien note que son grand-père maternel est « mort à 90 ballets, mais… », et ajoute : « ça m’interpelle quoi, mais après euh... Moi ça me travaille pas plus que ça en fait, moi je me sens encore, je me sens encore jeune et en bonne

santé. » Il a néanmoins conscience du risque potentiel et du fait que « ça peut très très vite tourner » - malgré des signes plutôt au vert :

« mon père était en très bonne santé avant d’avoir son, sa tumeur donc euh, je sais que ça peut très très vite tourner quoi. […] Je dirais pas que j’ai peur de ça, mais ça commence à me, à me marquer plus qu’avant. Est-ce que c’est le fait d’arriver à 45 ans, et à l’âge auquel il est disparu ? Peut-être. Ben oui, peut-être ». Il dit ne pas avoir peur d’avoir la même chose que son père, « mais j’ai plutôt peur des choses violentes, qui finalement n’arrivent pas qu’aux gens qui sont obèses ou, qui font pas d’exercice, etc. quoi. » Il n’a pas cherché non plus, laissant l’interrogation sans réponse, à savoir si la maladie de son père pouvait être héréditaire : « J’ai pas cherché à savoir ça, par contre ça m’est déjà arrivé de me dire, est-ce que je suis plus concerné ? ».

2.1.3.2. Quand ses enfants arrivent à l’âge qu’on avait au décès

Évelyne note qu’elle a été moins perturbée par le fait d’arriver à l’âge du décès de sa mère que par celui d’arriver, à 40 ans, à l’âge du début de sa maladie :

« Ma mammographie des 40 ans, euh... (Elle rit jaune et fait signe avec ses doigts qu’elle a eu la trouille) Comme ça hein !... Parce que forcément, t’as 40 ans, tu passes une mammographie. Ouais, super ! En plus le mois d’avant […] une fille avec qui j’avais fait la formation assistante maternelle […] pour ses 40 ans, elle a appris qu’elle avait un cancer du sein. Et donc forcément, toi trois mois après tu passes la mammo tu te fais “Ouais !... » Ben ouais j’ai flippé quoi ».

Mais la peur de mourir soi-même, la crainte que le destin du parent se répète, sont plus spécifiquement liées ici à la crainte de laisser orphelin à son tour son fils qui approche de l’âge qu’elle avait elle-même au décès de sa mère :

« Je suis dans cette angoisse de me dire : il a 16 ans ! Enfin je.. , puis je vois bien, je gère énormément ! […] D’autant plus depuis que je travaille à la maison […] bien sûr je suis dans l’angoisse (…) quand y a une mamo ben... oui malgré tout on y pense (...) Oui, on a pas forcément le même parcours que nos

parents, mais euh... Mmh c’est des peurs qui sont pas forcément rationnelles en l’occurrence, mais... Mais on est obligé ! Enfin je pense que c’est normal, c’est humain hein de... ».

Lors de la seconde session des ateliers de réflexion, plusieurs groupes ont abordé ce point, en des termes sensiblement similaires, qui disent de manière très lapidaire, mais assez efficace, ce en quoi cette autre coïncidence des âges est propice à un retour du trouble, et à quoi il renvoie les individus : « Quand l’enfant atteint l’âge que nous avions quand le parent est décédé = ça nous renvoie à la pleine conscience de l’amour qu’on a perdu » ; « Lorsque son enfant arrive à l’âge qu’on avait quand on a perdu son parent = se rendre compte de l’amour de l’enfant pour son parent/du parent pour son enfant/de ce qu’on a perdu soi-même ».

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