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3 (RE) DEVENIR ACTEUR DE SA VIE : « EN FAIRE QUELQUE CHOSE »

Jeanne 31 est passionnée de lecture Elle y aussi cherche des clés de compréhension de son vécu, de ses

3.1.4. Donner du sens : une signifiance au décès

3.1.4.1. Recours à la religion, à la spiritualité et autres pratiques introspectives

La religion est un des « trois grands recours traditionnels »32, avec la philosophie et la science, pour faire face

et donner sens à la mort, aux difficultés de l’existence et à la peine de vivre. Il nous est par conséquent apparu pertinent d’interroger cette dimension auprès des interviewés.

Plusieurs interviewés l’ont désigné en tant que recours. D’abord creuset de significations parce que la croyance dans un au-delà ou un « autre chose » (Alicia), tend à transfigurer les représentations de la mort comme fin et à apaiser d’une certaine façon le rapport à la mort. Mais aussi parfois au plan affectif et social : lorsqu’en plus de permettre l’attribution de sens et de valeur à la mort en général et au décès du parent en particulier, elle est également un refuge affectif, et/ou inscription de l’individu dans un réseau de socialité qui fait soutien.

Marie est peut-être celle de nos interviewés chez qui la religion a la plus grande importance. Être

« croyante », le fait de « croire vraiment » que la mort n’est une véritable fin, que la séparation n’est pas définitive et « qu’on se reverra » - sans parler du fait qu’on croit aussi qu’« on est toujours ensemble d’une certaine manière » – lui « rend la mort plus… pas moins douloureuse » – « c’est pas parce qu’on est croyant qu’on souffre pas » – « mais plus douce ». Elle a « ce comité d’accueil… qui m’attend » : « je peux apprécier de les retrouver (…) je pense que ça aide à supporter l’absence ».

32Voir : Henri Godard, « Notice de Voyage au bout de la nuit », in Louis-Ferdinand Céline, Romans, Tome I, Éditions Gallimard,

Marie a reçu une éducation religieuse et elle précise que dans sa famille on ne croit pas en un « Dieu dur ou

qui demandent des choses affreuses », mais en « un Dieu Amour (…) on est aimé, et Dieu veut notre bonheur... donc là, quand on part de là, c’est agréable ! » La religion ayant de fait une place et une signification un peu particulière dans la famille, au regard de l’expérience du père, qui semble avoir imprimé à toute la famille une foi et une « façon de voir la vie », de « voir le beau dans l’autre », et la valeur de la vie malgré ce qu’elle peut parfois offrir de pire :

« Alors mon père est allé en camp de concentration et c’est vraiment, il le dit, la foi qui l’a aidé à s’en sortir c’est-à-dire que… il ne dit pas que les gens qui meurent n’avait pas de foi, mais lui, son optimisme était beaucoup lié à son… sa façon de voir la vie, de voir le beau dans l’autre, même dans les crapules quoi, de savoir qu’on a tous une partie... qui vaut la peine quand même, même quand elle est ensevelie par des horreurs... »

Elle ajoute que les non-croyants n’ont pas d’autre recours que de se dire que leurs morts continuent de vivre dans leurs pensées. Or en tant que croyante, qui sait que ses morts sont « vivants, présents », elle n’a justement pas à endosser cette « responsabilité » vis-à-vis de la vie/de la mort des morts:

« Oh ben moi, je pense qu’ils sont vivants, euh présents... aussi, donc on n’a pas cette responsabilité : si tu penses pas à eux, ils meurent ! ça doit être atroce ! Pour tous ceux qu’on oublie, ça doit faire beaucoup de monde !... Parce que moi, je pense pas à mes grands-parents à mes arrières grands-parents, si fallait que je pense à eux pour pas qu’ils meurent, ça serait lourd ! » C’est un peu, note-t-elle, la formule proposée dans Le Roi Lion : « Si tu penses à moi, je serai vivant... Moi, je le mets à l’envers : si tu penses pas à moi, je disparais, et ça, ça me gêne, ça me gêne, par contre : quand tu penses à moi, je serai avec toi, ça, ça me plait !... »

C’est précisément le trouble dont souffre Adrien qui culpabilise de ne pas penser suffisamment à son père. Adrien, éduqué quant à lui dans une famille qui est clairement « anti-religion » et où « la question de la religion a totalement été évacuée », qui vit lui-même sans croyance religieuse, et qui note justement qu’il n’y a pas, pour les non-croyants, de « refuge » possible face à la mort, ce qui ne va donc pas sans « poser parfois problème notamment quand il y a des... la question de la mort ». Certains interviewés ont un rapport plus ambigu ou ambivalent avec la religion, la foi, les croyances, mais entretiennent malgré tout un lien significatif avec la religion dans la mesure où elle est mobilisée comme un recours dans les situations de crise.

Édith est « allée au caté », mais n’est pas particulièrement élogieuse à propos de la religion, notamment à travers le modèle de Jésus, l’idée que le défunt allait « revenir » qu’elle a longtemps associé à son père. Par ailleurs la religion n’a pas eu, dans une famille paradoxalement très croyante et pratiquante, les effets auxquels elle s’attendait en matière de soutien. Elle déplore qu’ils ne se soient pas montrés plus compatissants et surtout plus présents. Néanmoins, lorsqu’elle est étudiante, elle est enceinte et avorte. Elle accepte alors d’effectuer une retraite spirituelle dans un stabat catholique conçu pour les mères ayant perdu un enfant, et y a trouvé apaisement, des religieuses avec qui échanger à propos du décès de son père, et les bases d’une reprise de soi.

Jeanne a eu une éducation religieuse catholique (baptême, communion) et fait la majeure partie de son parcours scolaire dans des écoles privées catholiques. Elle y apprécie les cours de catéchisme qu’elle suit, mais elle a une piètre opinion des enseignants et équipes pédagogiques. Pour elle, c’est un environnement malsain. Elle s’éloigne peu à peu de la religion, mais elle y revient ces dernières années. Elle est croyante, mais ne se revendique d’aucune religion en particulier : « c’est plutôt un truc physique ou à l’intérieur, la Divinité, moi je crois, ça me parle beaucoup la Divinité, mais même dans un sens encore une fois esthétique ou littéraire ou narratif, ou… Le sacré, ça me parle ». Mais elle reste hermétique au « côté dogmatique ». Elle est aujourd’hui inscrite dans un réseau de socialité chrétien particulièrement bienveillant qui lui fait du bien, et dans lequel elle semble tout à fait épanouie.

Le père d’Alicia meurt d’un AVC lorsqu’elle a 8 ans. Elle fait sa première tentative de suicide quelques mois plus tard, première d’une longue série, après avoir pris conscience que son père ne reviendra pas. Ses tentatives de suicide étaient liées, outre la souffrance extrême, à la croyance qu’il y a « autre chose », « après », « ailleurs », et au fait qu’elle voulait tout simplement « aller avec lui là-bas (…) être avec lui ». Pendant plusieurs années elle s’adresse à son père avec colère et multiplie les tentatives de suicide. C’est peu à peu, et notamment en adoptant des croyances « ésotériques » de sa mère – après beaucoup de conflits – qu’Alicia va parvenir à apaiser cette colère, se sentir « en paix avec tout ça » et avec elle-même, même si ces croyances choquent parfois un peu les gens, voire la font un peu passer pour « une folle » :

« je suis persuadée que tout ce qu’on vit, les épreuves qu’on vit dans la vie, c’est des choses qu’on a au préalable choisi de vivre. Alors, donc, ça voudrait dire que j’ai choisi de perdre mon père à l’âge de 8 ans. Donc c’est assez violent. Et c’est vrai que la plupart des gens à qui je dis ça ils me disent “Ouh, tu vas pas très bien toi... Tu ferais mieux de retourner te faire interner...” Mais c’est vrai que je suis persuadée que c’est aussi quelque chose que je devais vivre et, faire mon chemin avec et, effectivement souffrir tout ce que j’ai souffert, mais c’est aussi, ça fait la personne que je suis aujourd’hui ».

La grille de lecture du « destin choisi » contribue à faire de l’absurdité de la mort quelque chose de signifiant, à donner un sens à la violence arbitraire et destructrice du décès, en l’ancrant dans un choix qui procède d’une nécessité naturelle – « c’est quelque chose que je devais vivre, faire mon chemin avec » – et aboutissant, ou devant précisément aboutir, à ce qu’elle est devenue, à ce qu’elle est aujourd’hui. Grille de lecture ésotérique qui permet donc aussi à Alicia d’apaiser sa colère à l’endroit de son père et quant au sentiment d’avoir été abandonnée, mais encore de se ressaisir de son histoire en en soulignant les aspects positifs, d’en faire en somme une force, un élan, un moteur. Le décès de son père est « un fil conducteur » de cette recherche spirituelle : « je pense que j’étais en recherche de paix avec moi-même et, cette croyance aussi ça m’a permis de faire la paix avec moi. » Mais l’adhésion d’Alicia à ces croyances n’est donc pas sans lien avec sa mère, avec qui elle renoue. De plus, la grille de lecture du monde adoptée est tournée vers l’action afin qu’elle (re) devienne actrice de sa vie, à faire fuser les « chemins » possibles et finalement un « projet » permettant de faire quelque chose de ce que la vie a fait d’elle, en s’attachant autant que possible, c’est son éthique de vie, à « aider les gens », à « rendre le monde meilleur à ma façon ».

Chez certains interviewés, la mise au travail et en signification de la perte va davantage passer par la mise en œuvre d’une introspection ou d’une réflexivité. Bruno a reçu une éducation religieuse, mais va aujourd’hui à la messe uniquement pour Noël. Sans « être dans le rejet non plus », il n’a jamais été particulièrement impliqué :

« Quand on s’est mariés on s’est mariés à l’église, mais en ayant une discussion très claire avec le prêtre en disant, « nous on va être cash avec vous quoi, c’est-à-dire que, on est pas pratiquants, on le sera jamais. Euh, nous notre éducation elle a été religieuse et ça nous a donné des valeurs, et nous c’est ces valeurs qu’on exprime en se mariant à l’église [...] moi j’ai pas besoin de ça, je vais pas à la messe, par contre le soir je réfléchis si j’ai bien agi dans la journée quoi, et ça me suffit. Et j’ai pas besoin de prier dieu pour le faire quoi. Bon, il a été très compréhensif et nous a mariés. »

Cette habitude d’une « réflexivité » quotidienne est liée au travail réalisé avec la psychologue qui l’a suivi après le décès de sa mère. La « réflexivité », au jour le jour, chaque soir « avant de dormir » sur ses « actions », sur soi, est devenue une habitude, un « mécanisme ». Si à la différence d’une lecture ou pratique religieuse l’introspection n’apporte pas de certitude quant à un possible au-delà, elle est bien pour Bruno à la fois une sorte de refuge (c’est la manière dont il avait d’ailleurs d’abord réagi au décès de sa mère en restant des heures seul dans sa chambre à « réfléchir »), et une pratique qui lui permet, se substituant à la prière d’une certaine façon, d’actualiser et les valeurs religieuses héritées de ses parents et l’éthique de vie qu’il s’est construit avec l’orphelinage. Enfin, certains interviewés témoignent avoir été en révolte vis-à-vis de la religion, de Dieu, suite à la mort de leur parent. Certains se sont éloignés de la religion, d’autres pas, ou y sont revenus, quand pour d’autres le décès a marqué une rupture définitive avec elle.

Antoine se souvient de la mort de sa mère comme d’un moment de rupture avec la religion catholique dans laquelle il a été élevé (baptême, catéchisme, communion) et pour laquelle il avait jusque-là un certain goût. Il témoigne d’une rupture radicale et quasi immédiate en matière de croyance. Il transmet plus tard cette nouvelle position vis-à-vis de la religion à ses enfants, qui ne sont donc pas baptisés. Il est un des rares interviewés qui témoigne de l’effet de « désenchantement du monde » induit par le décès, de la rupture à ce moment-là, même si les choses sont évoquées de manière pudique. Court-circuit des évidences, le décès de sa mère se présente plus généralement comme une mise en suspens, et en réflexion, du sens de la vie. Suite à sa rupture avec la religion, le côté un peu mystique, le goût pour la quête de sens et de vérité, vont, finir par s’exprimer et s’assouvir dans l’intérêt qu’il porte, aujourd’hui encore, aux sciences de l’univers.

Richard raconte ne s’être pas tellement posé de questions jusqu’à ses 16 ans « je commençais un peu à

réfléchir, c’est là où ça a commencé à déconner sérieusement ». C’est à ce moment-là qu’il s’écarte de la religion alors qu’il a reçu une éducation catholique, il est baptisé, confirmé et fait ses « prières scolaires » et va au catéchisme toute sa jeunesse : « à 16 ans quand j’ai compris que les seules prières des mémés du village c’était qu’il arrive malheur à leur voisin, j’ai dit stop. Arrêtons le gag. Et j’y suis plus allé ». Lors de l’entretien, il constate : « il n’y a jamais eu de relations entre le catholicisme et où était ma mère [...] Mais est-ce que ça m’a aidé, je ne peux pas le dire. » ; « Je ne sais pas si je me suis dit ça, mais : c’est bien gentil ce que tu me racontes, mais moi, j’ai pas ma mère, donc tu n’as rien fait pour moi. Je pense qu’il doit y avoir un peu de ça ».

3.1.4.2. Co-mémorer

Les rituels mis en place par les interviewés et/ou leur famille pour « co-mémorer » le parent décédé, pour se rappeler collectivement le défunt – « refaire » des funérailles (Aude, ARC), réunir la famille et les amis pour les 20 ans du décès (Bruno), organiser la rédaction collective d’un « cahier d’anecdotes » sur le défunt (Élodie) – peuvent être comptés parmi ce qui fait à la fois soutien, maintien d’une relation au défunt et mise au travail et en signification de la perte. Bruno note que cela a fait « 20 ans l’année dernière » que sa mère est décédée. Il voulait organiser quelque chose avec la famille et des amis de ses parents, un moment où « chacun puisse parler d’elle ». Son père lui a dit qu’il n’était pas trop favorable. « Ce que j’ai compris, et je l’ai accepté. » Il a donc un peu laissé ça en suspens, mais pense malgré tout envoyer prochainement un mail aux amis de sa mère : « En disant voilà, ça fait 20 ans et du coup moi c’est ce qui m’intéresserait, entre autres pour mon fils qui connaîtra jamais sa grand-mère quoi, entre guillemets. »

Élodie a toujours été friande de souvenirs, d’anecdotes au sujet de sa mère. Il y a deux ans, voulant en savoir plus, et souhaitant que ce soit consigné quelque part, elle a demandé à une des sœurs de sa mère d’en écrire sur un cahier, mais :

« avec ma grand-mère, et elle s’est lancée dans un truc un peu d’envergure, dans la mesure où elle a fait un petit mot à tous ses amis, à beaucoup de notre entourage, et beaucoup de gens ont répondu, enfin pas mal de gens ont répondu, il y a tous ceux aussi qui m’ont dit qu’ils en étaient pas capables, mais beaucoup de gens ont répondu, donc, voilà, ça je sais que ça l’a beaucoup remuée, avec le recul, je m’y serais prise autrement, parce que c’était pas du tout ma volonté, mais voilà, c’est vrai que pour elle c’est un peu. C’est une plaie qui restera toujours vive ». Elle aime relire ce cahier de temps à autre, et puis : « j’ai appris pas mal de choses qui sont pas faciles à aborder comme ça et que ben maintenant j’ai, c’est acté dans le papier, comme ça, j’ai pas de risque de l’oublier, j’ai pas peur de l’oublier ».

Chez Édith ce type de démarche n’a malheureusement pas abouti. Cela aurait pourtant était bienvenu, car sa famille ne parlait jamais de son père quand elle était enfant, et n’en parle toujours pas. Édith peut comprendre que la douleur des membres de sa famille les a empêchés d’évoquer son père plus souvent et de « maintenir le souvenir » ; reste que ne plus l’évoquer équivaut à « faire une croix dessus ». Elle a demandé à son oncle, frère de son père, de consigner par écrit quelques souvenirs, et au grand regret d’Édith il n’a jamais donné suite :

« Parce que c’est ça que je reproche aux autres personnes c’est que, leur douleur les a empêchées de, de maintenir le souvenir. Et, ça je pense que, c’est le pire en fait ! Parce que d’accord l’autre il est plus là, mais euh, enfin il a eu une vie, il a existé il a fait des choses, il a partagé des choses et... ne plus en parler c’est comme si on faisait une croix dessus quoi ! [...] Et tous les gens ils disent “Ah, mais c’était trop dur ! C’était trop dur !” [...] Enfin j’ai envie de leur dire “Mais moi j’étais sa fille ! donc euh, mettez-vous à ma place quoi ! C’était pas mon oncle mon beau-frère” ».

On a vu plus haut le rituel mis en place par la mère de Jeanne, qui chaque année après le décès amène ses filles au château de Versailles, pour lâcher ensemble des ballons auxquels sont attachés des mots pour leur père. On peut aussi citer Alicia, qui évoque le petit rituel annuel mis en place par sa mère dans les années qui suivent le décès, et qui nous rappelle que l’hommage ou le fait de se co-mémorer le défunt peut aussi consister dans de petites choses :

« Les premières années ma mère avait mis quelque chose en place. Pour son anniversaire - les sucreries c’était Papa, on avait jamais de bonbons avec ma mère [...] - et du coup pour l’anniversaire de mon papa, elle disait vous pouvez choisir quelque chose. Et du coup on ressortait avec des friandises, parce que papa il nous achetait des friandises ! Des Mars - j’ai fait une indigestion des Mars [...] maintenant quand je mange un mars ça me fait penser à mon père ».

Alicia joue dans un groupe avec des copains de lycée, et évoque un concert donné lors de la dernière année. Elle avait demandé à ses amis de jouer à cette occasion la reprise du Fantôme de l’opéra, qui était « l’opéra préféré » de son père. Elle passe ainsi un « super temps » avec ses amis tout au long des répétitions, et même si sur scène elle est émue et fait quelques fausses notes elle en conserve un « super souvenir ». Moment d’autant plus mémorable et touchant pour notre interviewée que son meilleur ami a la gentille attention, avant de jouer le morceau, de faire, sans le citer nommément, une dédicace au père d’Alicia.

Évelyne évoque elle les « moment mère-fille » qui consistaient à aller de temps à autre avec sa mère dans un salon de thé, déguster une pâtisserie dans le centre-ville. Aujourd’hui, Évelyne s’octroie régulièrement un petit

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