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Se rendre la vie à la fois « possible » et « impossible » 1 Se rendre la vie possible

2. PERSISTANCE DU TROUBLE : EXPRESSION, REMISE AU TRAVAIL ET STRUCTURATION D’UN RAPPORT AU MONDE

2.4. Un besoin de contrôle diffus : se rendre la vie à la fois possible et impossible

2.4.2. Se rendre la vie à la fois « possible » et « impossible » 1 Se rendre la vie possible

Ces dispositions – ou procédures de perception et d’analyse du réel qui se traduisent dans l’action – tendent à rendre la vie « possible » aux individus, puisque le besoin de contrôle et le sentiment d’être en « maîtrise » des choses vient tempérer l’anticipation négative des situations, la méfiance à l’endroit de la vie, et par conséquent les angoisses et autres troubles qui leur sont associées. Ce rapport au monde spécifique permet, bon gré mal gré, aux individus concernés de basculer de la méfiance à la défiance, du « subir » à l’« agir », de l’inactivité à l’activité – et donc de se prémunir, de façon même sous-optimale, des effets inhibants voire handicapants de la méfiance généralisée.

Louis dit ne pas avoir subi, même sporadiquement, les troubles dont on parle, mais il est précisément un de ceux chez qui ce contrôle/anticipation est mis en œuvre avec un haut degré de conscientisation. Alors qu’on lui demande en fin d’entretien ce qui a pu ou peut selon lui le prémunir des angoisses dont souffre la quasi- totalité des autres interviewés, il nous répond que si ça va, c’est probablement parce qu’il a justement anticipé tout ce qu’il lui semblait possible d’anticiper, a le sentiment d’avoir contrôlé tout ce sur quoi il est possible d’exercer un contrôle. Il a en quelque sorte depuis la conscience tranquille, sachant qu’il a par exemple mis son épouse et sa fille à l’abri du besoin (propriétaire du logement, assurances vie, etc.) si toutefois il venait à mourir précocement. Pour le reste – tout ce qu’on ne peut prévoir sauf à être extra-lucide – eh bien, advienne que pourra, il aura fait, de toute façon, tout ce qui lui était possible de faire.

Mais tout n’est pas toujours si simple pour tout le monde. D’abord, force est de constater que le besoin de contrôle se révèle parfois insatiable, ne parvenant pas à canaliser pleinement les angoisses liées au défaut d’anticipation et au surgissement toujours possible de la mort. Il se peut également que, là où ces dispositions avaient pour objectif de rendre la vie possible à l’individu, elles finissent par lui rendre, à la longue, à l’usure, à l’épuisement, la vie singulièrement « impossible ».

2.4.2.2. Se rendre la vie « impossible »

On peut évoquer un « revers » possible du contrôle : le « sabotage ». Plus exactement, l’« auto-sabotage » : ou comment, à défaut de pouvoir s’assurer la réussite, il est toujours possible de prendre certaines dispositions permettant de s’assurer, toujours un peu « à l’insu de son plein gré », que les choses vont immanquablement « foirer » :

Édith, à propos de ses relations amoureuses :

« Non en fait c’était plus le sabotage. Moi j’étais plus dans le sabotage quoi. Au bout d’un moment euh, c’est toujours moi qui ai dit “allez, salut !” (Rire). Les raisons du sabotage ? Je pense le truc de, de toute façon j’y arriverai pas et... [...] Et puis rester maître en me disant ben je préfère que ce soit moi qui le largue plutôt que ça soit lui ! (Rire) [...] Oui ! Voilà d’anticiper en fait ! De dire ouais bon je vais m’investir, mais je vais pas trop prendre de risque quand même non plus ».

Elle évoque ensuite la façon dont le même type de schéma se répète, malgré elle, au niveau de ses études et de sa vie professionnelle :

« j’ai des très grandes capacités de sabotage ! (Rires) Très grandes ! (Rires) Jusqu’où aller (Sanglot) dans la non-réussite quoi !... (Sanglot) Je pense que j’étais là-dedans. C’est-à-dire ? Eh ben, pas réussir professionnellement. J’ai arrêté mes études j’ai pas réussi... [...] De toute façon j’y arriverai pas vivre en couple euh, voilà c’était ça aussi ».

Ainsi le besoin de contrôle peut-il virer au sabotage et l’impact de l’orphelinage sur l’économie affective des individus avoir des répercussions sur le plan de la qualité/confort de vie, mais également de possibles effets au niveau de la réussite scolaire et professionnelle.

On peut également citer Sarah. Psychologue, elle accompagne des parents endeuillés. Elle est toujours étonnée de constater que les parents concernés n’avaient jamais envisagé que leur enfant puisse mourir. Elle- même ayant une conscience aiguë de la précarité de la vie qui précisément tend à lui faire renoncer (en tout cas jusque-là) à avoir un enfant. Il est délicat ici de parler de quelque chose qui relèverait du « sabotage », tant ce type de choix est complexe et renvoie à une multiplicité de facteurs, mais il semble bien malgré tout que c’est l’anticipation de la mort « possible » de sa « possible » progéniture qui retient ici Sarah (« je ne pourrai jamais supporter ») d’avoir un enfant, là où elle en a potentiellement le désir : « Du coup moi dans ma vie je n’ai pas d’enfants et on pense à faire des enfants, mais des fois je me dis, mais non je ne pourrai jamais supporter de donner la vie sachant que cet enfant peut mourir. Du coup ça ne m’aide pas à en faire un. » Mais c’est peut-être Jeanne qui nous parle le mieux des infortunes possibles de la défiance et de la volonté de contrôle, de l’épuisement moral qu’il peut finir par produire chez l’individu. Parce que Jeanne, justement, a depuis peu pacifié son rapport à l’incertain, à l’imprévu, au subi, et pense être désormais sortie de cette boucle possible/impossible qui faisait de son existence une lutte perpétuelle et sans fin. Jeanne était en effet prise dans un cercle vicieux où elle oscillait entre méfiance et abattement d’une part30, défiance et volonté de

contrôle de l’autre. Pour sortir d’une position où elle subissait les choses, elle se mettait en position de défier la vie, mais cela lui a un peu laissé l’impression d’avoir lutté tel un Don Quichotte face aux moulins à vent, puisque ce qu’elle avait prévu ne se concrétisait pas, les choses sur lesquelles elle voulait exercer son contrôle lui échappant précisément. Si elle a aujourd’hui :

30« Parfois, j’étais triste parce que je me disais : c’est nul enfin l’impression d’avoir passé TELLEMENT d’années de ma vie à être

triste, enfin, toutes ces émotions que je vous ai dit, je sais pas comment vous, vous vous représentez la personne que je suis, la vie que j’ai eu, mais j’ai l’impression d’avoir beaucoup parlé, enfin d’avoir vachement mis l’accent sur ces trucs heu plutôt sombres, hum et c’est vrai, c’est plutôt la vision que j’ai de ma jeunesse ».

« intégré le fait que c’est pas moi qui décidais » : « pendant longtemps je me disais : j’en ai rien à foutre, c’est moi qui décide. Alors si je veux ça, c’est ça qui se passe, c’est ça qui se passe, c’est ça qui se passe… Sauf que ben, je me suis pris plein de portes dans la tête [...] à me dire : je veux ci, je veux ça, je veux une relation, je veux un truc stable, je veux aller dans tel pays, je veux aller aux Moyen-Orient, je veux vivre ici, je veux avoir un travail ici, je veux un visa ici, gnagnagna, et en fait il y a rien qui marchait, rien qui marchait ! C’était genre : non, non, non, non, et (petit rire) Et moi j’étais en lutte et en fait [...] je pense qu’avant j’étais juste en lutte de : je veux qu’il se passe ce que Moi j’ai décidé ».

Elle dit être aujourd’hui davantage dans une position d’accueil, de la vie, de ses « propositions » et de ses imprévus – sans être pour autant souligne-t-elle, dans une « position passive » – quand elle était jusque-là, tout le temps dans une « position de décideuse », qui se révélait donc impossible à tenir. Elle dit être aujourd’hui « très recentrée sur moi et sur l’instant présent ». Cette « position d’accueil », cette nouvelle manière de « mener sa vie », lui octroyant de fait une certaine sérénité : « C’est trop bien, enfin… Franchement, ça donne une tranquillité… » Ce changement, qu’elle situe sur le plan de l’« intériorité » et de la manière de « mener sa vie », ne s’est pas fait d’un coup d’un seul. Jeanne a d’abord traversé une période (deux trois années) qu’elle désigne comme ayant été « roller coaster » (ce qu’on peut traduire par « montagnes russes » ou « ascenseur émotionnel »). Moment de bouleversement dans sa vie personnelle puisqu’elle rompt avec la personne avec qui elle était en couple « depuis longtemps » (un « truc stable ») et quitte en somme avec cette personne « tout ce que j’avais un peu mis en place » dans sa vie. Elle va ainsi avoir le sentiment de « flotter » dans le désordre, se sentir comme « élément en suspension dans l’univers », « bringuebalée par les éléments ». Mais elle a provoqué (et non pas subi) cette rupture « à un moment » où elle était « prête à [s] e détacher », et ce désordre général va se révéler être une « phase de transition » vers un rapport à soi-même et au monde nettement plus apaisé. Elle a ainsi le sentiment d’aller « vraiment bien » désormais, d’avoir « stabilisé la barque », d’avoir acquis durablement un nouvel équilibre de vie.

Si elle présente ce changement significatif dans sa vie comme « un truc intérieur », elle note que cela ne « s’est pas fait du jour au lendemain », et nous indique que tout ceci est bien en lien avec ce qu’elle choisit de « faire dans la vie », ou de faire de sa vie ; le fait de choisir de « manière pertinente » des « choses adaptées » lui ayant octroyé davantage de « tranquillité » et de « fluidité » :

« bon ça s’est pas fait du jour au lendemain, ça a été tout un truc intérieur et tout, mais heu… Maintenant, je suis plus en lutte… Maintenant, je me rends compte que… 0n peut pas tout faire dans la vie, la vie en gros propose un peu des choses, mais je pense qu’elle se dessine aussi pour nous, après on choisit ou pas de faire les trucs, mais j’ai l’impression que heu… quand je choisis de manière pertinente les choses et adaptées, en fait assez tranquille et ben, c’est tranquille et ça se passe de manière fluide ».

Carole met elle aussi en lien sa propension à court-circuiter son besoin de maîtrise, et ses avancées en terme de « lâcher prise », avec la mise en place de mécanismes de défense par rapport à ses tendances à l’hypervigilance et à l’hypercontrôle ; mais aussi, et peut-être surtout, la plus grande « sérénité » dont elle bénéficie sur ce point aujourd’hui, avec le fait d’être « devenue actrice de [s] a vie », d’être sortie d’une période de « flou » et d’incertitudes, où elle n’avait « pas fait d’études » et n’avait « pas de boulot ».

« Mais c’est fatiguant… ? Non, ça l’est moins parce que maintenant j’ai quand même vraiment lâché

prise par rapport à plein de choses et puis j’ai mis en place de mécanismes de défense par rapport à moi, par rapport à mes… Je me connais (…) Je pense que je suis beaucoup mieux aujourd’hui aussi parce que le cours de ma vie, comment dire, je, je suis devenue actrice de ma vie. Il y a des périodes, je pense que c’est beaucoup plus flou, quand j’avais pas fait d’études, quand j’avais pas de boulot, c’est quand même là… J’étais très finalement un peu en, en inquiétude, donc ben la famille me rassurait énormément parce qu’au moins, il y avait quelque chose de stable dans ma vie, mais voilà, aujourd’hui, c’est vrai que tout ça, je l’ai un peu mis de côté… Et puis, non, je suis capable de me laisser… Non, ça va, je me laisse surprendre par la vie quoi !… Heureusement parce que sinon, ce serait quand même un peu triste ! (rire) Non, non, non, j’ai vraiment cette idée, je, je suis plus sereine quoi ».

Le « lâcher-prise » vis-à-vis de la volonté de contrôle, la « posture d’accueil » vis-à-vis de la vie, par lesquels les interviewés désignent une tendance à « aller mieux », ne sont donc pas sans rapport, comme on va le voir ci-après de manière plus précise, avec les dynamiques du parcours et de l’expérience sociale ; avec l’activité sociale plus particulièrement, à travers laquelle l’individu se donne les moyens de faire quelque chose de son orphelinage.

3. (RE) DEVENIR ACTEUR DE SA VIE : « EN FAIRE QUELQUE

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