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2. PERSISTANCE DU TROUBLE : EXPRESSION, REMISE AU TRAVAIL ET STRUCTURATION D’UN RAPPORT AU MONDE

2.2. Persistance du trouble : répercussions sur la vie psychique et sociale

2.2.3. Des répercussions au plan de l’identité

L’expérience de l’orphelinage a donc des répercussions sur le plan de l’identité et de la construction de soi18,

cette dernière étant défini comme processus continuel à travers lequel un individu se compose et se ré- agence, se (re) définit comme un individu singulier : au gré des socialisations (primaires, secondaires, ultérieures) dans lesquelles il s’inscrit, de ses relations aux autres, de ses appartenances, de ses positions, de 18Voir notamment : Michèle Petit, Éloge de la lecture, La construction de soi, Belin, Paris, 2002

ses rôles, et des représentations de lui-même et du monde qui leur sont associées. Ce processus suppose l’apprentissage et l’acquisition progressive d’une autonomie, et avant toute la faculté de (re) construire de manière autonome un rapport serein, sécurisé, confiant, à la réalité extérieure. Construction d’une autonomie médiatisée par les parents, lesquels, par leur présence, par la voix dès la prime enfance, et d’une façon générale par le prendre soin et la bienveillance à son endroit, vont rassurer l’enfant tout en lui apprenant, dans le même mouvement et incidemment, à se rassurer et à se rasséréner par lui-même. C’est bien cet impact de la perte et de l’absence du (des) parent(s) sur le plan de la confiance en soi et de ses relations au monde, qu’évoquent plus spécifiquement certains interviewés.

Le manque de confiance en soi qui caractérise Édith vient du fait qu’elle s’est construite sans son père, avec l’absence de ce parent dont le rôle archétypal est d’instaurer la confiance en soi et de poser les bases d’une confiance autonome. Ce « manque » dans sa « construction » va aussi se trouver amplifié par la relation dégradée avec une grande sœur qui sape à tout bout de champ la confiance d’Édith. Sa mère, qui fait comme elle peut et qui va au plus urgent, intervient assez peu, et sur la relation avec sa sœur et au niveau de l’acquisition d’un peu de confiance en elle-même. Pour Édith, le trouble persiste, et s’il persiste c’est à ses yeux essentiellement du fait du manque d’« accompagnement » au moment du décès de son père, dans les mois, les années qui ont suivi. Ce qui lui fait dire que l’impact est irréversible, qu’elle ne pourra pas, sauf à remonter le temps, « rattraper » ce qui a « manqué », compenser ce « vide », cette absence qui a laissé dans sa « construction » des traces indélébiles.

Les interviewés témoignent donc d’un impact et de répercussions sur le plan de la construction identitaire à proprement parler. Travaillés d’une façon ou d’une autre bien qu’à des degrés divers, certains ont cherché à obtenir, ou auraient aimé obtenir, des éléments de réponse à la question : « Qui était mon parent défunt ? » ; question à travers laquelle on cherche au moins autant des éléments de réponse à la question « Qui suis- je ? »

Édith cherche et trouve des traces de son père à l’adolescence. C’est dans ses pas qu’elle va ainsi adopter la musique rock des années 1970 et les pattes d’eph qui vont avec. Il y a bien là quelque chose qui se joue au niveau de la construction/expression d’une identité, puisqu’à travers ces goûts musicaux communs avec le parent décédé c’est aussi, sinon un type de personnalité, des traits de caractères – « pas comme les autres », « rebelle, mais travailleur quand même », qui semblent s’objectiver, se transmettre, se faire hériter :

« Voilà c’était une manière de, de mieux le connaître entre guillemets... De... De me démarquer aussi, parce que j’ai toujours été aussi dans.. , dans ce truc de : je suis pas comme les autres je fais pas comme les autres. Et je pense que mon père il était comme ça aussi : je fais pas comme les autres : je pars euh, voilà, rebelle entre guillemets quoi (elle rit) rebelle, mais travailleur quand même (Rires) Et pas n’importe quoi jusqu’au bout quoi. »

Les choses sont différentes pour Adrien. Il a 17 ans lorsque son père meurt, et il semble que du fait de l’âge de la perte le problème se pose un peu différemment. Adrien se rend compte qu’il n’aura jamais de discussion d’adulte à adulte avec son père. Ce qui le travaille aujourd’hui, c’est de ne finalement pas vraiment connaître son parent décédé : « Mon père c’est un peu... enfin, c’est un peu un inconnu quand même. » Il l’a évidemment connu en tant que père, mais, devenu adulte et père à son tour, il aimerait aujourd’hui avoir pu le connaître en tant qu’homme. Il se dit à ce propos qu’il aimerait pouvoir échanger avec des amis de son père, qui l’ont connu jeune et pourraient lui raconter quel jeune homme il a été, lui permettant – autre son de cloche que celui de la famille, aux propos « un peu en boucle » et pas très objectifs – de se construire un portrait de son père ayant plus « d’épaisseur » sur « ce qu’il faisait, ce qu’il aimait, ce qu’il a fait comme choix, etc. ». Goûts, manières de faire, manières d’être, transmission de l’expérience de la vie d’adulte à adulte, autant d’éléments qui sont constitutifs de l’identité d’un individu (le commun ou les différences avec son parent, « se penser avec » ou de « se penser contre »). Socialisation par le père qui ne s’arrête en l’occurrence pas à la

majorité et dont Adrien éprouve aujourd’hui, des années après les faits, le manque de manière assez saillante. Ainsi, alors qu’il évoque des amis de son père qu’il se souvient avoir vu à l’enterrement :

« eux, ont vécu leur jeunesse avec mon père c’est vrai que des fois je me dis tiens, j’aurais bien aimé qu’ils me racontent des trucs parce qu’en fait moi je ne sais pas grand-chose […] il me racontait des trucs, mais des trucs qu’on raconte à un gamin et j’ai pas eu de discussion d’adultes avec mon père ».

Lors des ARC, Aude explique son besoin de connaître son père décédé alors qu’elle était petite enfant. Elle parle de l’ « idéalisation de la personne même si c’était un con » et dit qu’elle n’a eu que des louanges sur son père et que pendant longtemps elle a été à l’affut de la moindre chose négative sur son père « j’avais le père du siècle, c’est con... » (ironique). Vers les 20 ans, Aude a demandé à refaire une cérémonie pour elle, et convié tous les parents et amis qui connaissaient son père lors d’une soirée pour qu’on lui parle de son père. Elle avait une boule envahissante et avait besoin de ça, pour passer à autre chose aussi : « je ne suis pas le tombeau de mon père », elle parle du deuil comme une période de deuil commune et un besoin de connaître différentes facettes de son père, positives et négatives.

Adrien pointe également une autre forme de répercussion de la perte précoce de son père : le fait d’être sensible à la « reconnaissance » ou à la « caresse sociale », et d’avoir été inconsciemment en recherche d’une figure de substitution parentale. Adrien dit avoir été « sensible » à la reconnaissance, au jugement des autres sur ce qu’il fait, puis être devenu à un moment de sa vie « en attente » de ça, notamment lorsqu’il s’est agi de choisir son orientation scolaire, et où il aurait pu apprécier d’avoir l’avis de son père, et le cas échéant d’être légitimé dans ses décisions. Sa mère, pas très bien elle-même après la mort du père d’Adrien, intervenant assez peu dans les décisions liées à l’orientation scolaire.

Des figures paternelles seront donc plus ou moins consciemment recherchées par Adrien, des « Relations d’autorité et de surplomb », à travers lesquelles s’exprime l’admiration pour des capacités sportives (son entraîneur de volley) ou intellectuelles (son directeur de thèse), qui sont précisément deux traits caractéristiques de son père qui était volleyeur, et enseignant. Relations qui lui permettent de bénéficier également, parfois plus ou moins à l’insu de l’individu concerné, d’un regard sur ce qu’il fait, lui qui n’a plus le regard de son père, et une valorisation/légitimation de ce qu’il fait, et de lui-même en tant que jeune adulte.

« je suis très sensible à... comment on appelle ça... la caresse sociale. Les retours positifs sur ce que tu fais, etc., j’y suis vachement sensible. Mais je le montre surtout jamais (Il dit ça pince-sans-rire, je ris) […] Figures masculines et relations un peu d’autorité et de surplomb, c’est-à-dire des... un directeur de thèse euh… J’ai été fasciné aussi par mon directeur de thèse [...] cette relation à mon entraîneur de volley ».

On peut enfin évoquer ici les problématiques liées à la socialisation masculine/féminine, celle qui est précisément interrompue et vient possiblement à faire défaut à l’individu lorsqu’il perd de manière précoce le parent du même sexe que lui. Problématique qui, via l’identité sexuée, nous montre une autre manière dont l’expérience de l’orphelinage a des répercussions sur la construction de soi et sur l’identité. Outre Sophie (ARC), qui témoigne d’un lien entre son homosexualité et la perte de sa mère, mais à propos de laquelle nous n’avons pas suffisamment d’éléments d’analyse, on peut ici évoquer deux cas sensiblement différents d’hommes ayant respectivement perdu leur père à 10 et 7 ans : Éric (ARC) et Louis.

Éric évoque la manière dont l’absence précoce de modèle paternel s’est traduite en problème sur le plan de son identité masculine. Il liste ce qui, à court, moyen et long terme, a entraîné chez lui des troubles qu’il désigne, synthétise et consigne de la manière suivante : « problème identité et de modèle paternel » « absence totale de “contact” du père depuis la naissance (isolation19) puis à l’âge clé (adolescence) » ; le fait

que sa mère ne se soit jamais remise en couple après le décès (« Autorisation de ma mère au jour même du

décès : « Voulez-vous que l’on reste tous les 3 seuls ensemble ? » Réponse : « OUI ! naturellement » + « Décision à la mort de mon père de ne pas me (sic) remarier […] mère célibataire depuis ») ; le fait d’avoir été, après la mort de son père, « entouré de femmes essentiellement (+ études littéraires) ». Éric est professeur de français au collège, il est marié et a un enfant, et on peut penser qu’outre les problématiques liées à l’identité masculine, à propos desquelles il ne donnera pas plus de précisions, c’est à la fois en tant qu’homme et en tant que père qu’il se sent en difficulté. Il notera plus loin avec regret : « Aurait pu (Je note : être un soutien) : Les Oncles qui auraient pu remplacer la fonction de père ».

De fait, c’est précisément ce qu’il s’est passé pour Louis qui ne témoigne pas éprouver de problème quant à son identité ou quant à son identité masculine. Dans un contexte rural où la famille élargie et la communauté du village sont très présentes et très solidaires, ses oncles paternels ont pris en charge la socialisation masculine dont on parle : initiation à la chasse (même si son père d’ailleurs ne chassait pas lui-même) et à la pêche. Sans parler du fait que la fratrie est composée de 6 enfants, dont 4 garçons, avec lesquels Louis fait les 400 coups. Avec ses oncles, Louis va également apprendre et acquérir de multiples compétences en matière de travaux et bricolages en tous genres. Travailleur hyperactif et bricoleur tout terrain sont précisément les choses que Louis cite comme étant emblématiques de qui était son père. Elles sont de fait tout aussi emblématiques de ce que Louis est devenu en tant qu’adulte, en tant que salarié, voisin et père de famille.

Contrairement à Éric, et d’ailleurs à la grande majorité de nos interviewés, Louis témoigne ne pas être sujet à des moments de peine, de profonde détresse, d’état dépressif. Il est triste quand il y pense, notamment lorsqu’il emprunte la route sur laquelle a eu lieu l’accident, mais cela reste passager. Il n’a pas été non plus sujet à des angoisses liées aux dates anniversaires, à la coïncidence des âges ou à la naissance de sa fille. Il pense que cela vient probablement du fait qu’il a mis « un couvercle » sur tout ça presqu’immédiatement. Il se souvient de très peu de choses d’ailleurs, sinon qu’en mode « survie » il s’agit surtout de ne pas rester bloqué dans la peine, de ne pas « se morfondre », car c’est trop dur. Il ne regarde pas trop en arrière. Il a intégré un côté « fataliste » vis-à-vis de la mort, et s’efforce de regarder vers l’avant, d’aller de l’avant. Moyennant un rapport aux enterrements et aux cimetières manifestement problématique : il n’a pas pu assister aux funérailles de son père, car il est hospitalisé suite à l’accident, et on lui annonce la mort de son père alors que ce dernier est déjà enterré ; aujourd’hui il va aux enterrements « par obligation », car il veut être « présent pour ceux qui restent », mais cela demeure très dur pour lui et (il ne sait plus depuis quand) il ne met jamais les pieds dans un cimetière.

Ces différents témoignages illustrent ce que les psychologues et les sociologues ont déjà démontré : la famille au sens large et l’« équipe » parentale sont des acteurs essentiels dans la construction de soi, d’autant plus à notre époque, dans un contexte social-historique où l’individu est sommé de se définir en tant qu’individu. Les parents rôle parental et le « maintien d’un ancrage familial dans l’identité personnelle », font en effet plus que jamais la différence en matière de socialisation et de construction de l’identité20. Sofiane, dont les deux

parents sont décédés :

« c’est la plus belle chose qui me soit arrivée dans ma vie, c’est d’avoir une famille multiculturelle parce que… d’expérience c’est pas gagné d’avance, je l’ai vu beaucoup d’exemples autour de moi, ça se passait vraiment pas bien, l’entente, mais je reviendrai dessus après, et toutes… je pense que toutes les réussites que j’ai eu sont liées à ça, toutes ! Tout est lié, tout mon bien-être, tout ce qui m’est arrivé de bien dans la vie l’a été parce que, en permanence, j’avais deux familles… soudées, qui s’entendaient, qui se sont jamais engueulées, qui se sont jamais tiré la couette ou quoi que ce soit. Des gens modérés, des gens réfléchis, des gens qui prennent en compte l’avis des autres, et ça je pense que ça fait toute la différence, donc si vous avez un truc à retenir de tout cet entretien pour moi c’est ça, il faut marteler ça aux familles des orphelins, c’est que tout dépend d’un cadre ! »

2.3. Un rapport au monde spécifique : entre méfiance et défiance, le besoin de contrôle

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